Peut-être connaissez-vous le photographe espagnol Chema Madoz. Cet artiste pourrait être qualifié de conceptuel ; mais dans son cas, l’idée ne se limite pas à elle-même, elle est irriguée par un sentiment poétique dans lequel entrent de l’humour et, à l’occasion, une ironie douce-amère. On pense à Magritte devant certaines de ses compositions bien que le ‟surréalisme” du photographe soit plus discret, moins ostentatoire. Chema Madoz le discret.
Ci-joint, en lien, une suite de cinquante-deux photographies en noir et blanc de ce madrilène né en 1958 : http://www.topito.com/top-belles-photos-chema-madoz
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J’ai toujours éprouvé une tendresse particulière pour cette photographie de Gerda Taro (Gerta Pohorylle) prise par Robert Capa. Je ne sais pourquoi. Probablement parce que cette composition pourrait s’inscrire dans un métope, probablement parce que la lumière souligne la composition comme elle le ferait d’un bas-relief du Parthénon. J’ai toujours éprouvé une tendresse particulière pour cette représentation d’une jeune photographe qui se repose sous le soleil d’Espagne de 1936 et qui mourra l’année suivante, le bas du corps écrasé par un char ‟ami”, dans les environs de Brunete.
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L’image ci-dessus — a priori plutôt banale — revêt une importance particulière quand on sait qu’elle est la dernière photographie de Robert Capa (Endre Ernö Friedmann). Nous sommes le 25 mai 1954, au sud de Hanoï. Robert Capa fait un reportage pour le magazine LIFE sur la récolte du riz dans le Delta du fleuve Rouge. Celui qui a survécu à tant de batailles — notamment à Omaha Beach (Bloody Omaha) — va être tué sur le coup en marchant sur une mine, à droite sur le talus. Regardez bien cette image : quelques minutes et peut-être même quelques secondes séparent Robert Capa de sa mort, lui qui disait (c’est sa parole la plus volontiers rapportée, me semble-t-il) : ‟Si ta photographie n’est pas bonne, c’est que tu n’étais pas assez près.”
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L’Espagne est un pays davantage connu pour ses peintres que pour ses photographes, et pourtant… Parmi ces derniers, Francesc Català-Roca (1922-1998).
Francesc Catàla-Roca me parle d’une Espagne lointaine et pourtant si proche. On imagine volontiers l’Espagne des années 1950, 1960 et même 1970 en noir et blanc ; de fait, c’est ainsi que celle des années 1970 apparaît dans mes souvenirs d’adolescent, avec les murs peints à la chaux, les vêtements franchement noir et blanc, auxquels s’ajoute l’ocre rouge de la terre. Francesc Catàla-Roca fut le témoin d’une Espagne qui entrait dans la modernité, plus timidement et plus tardivement que ses voisins européens. L’Espagne qu’a choisi de présenter ce barcelonais est plutôt urbaine. Parmi ses plus célèbres photographies, des élégantes années 1950 qui déambulent sur Gran Vía, à Madrid, la plus urbaine et la plus emblématique des avenues d’Espagne, avec ses imposantes constructions années 1930, une avenue qui a célébré il y a peu ses cent ans. Mais à ces élégantes, j’ai préféré la photographie ci-dessus dont l’humour aigu et discret évoque Elliott Erwitt.
Je vous invite à une belle promenade dans l’espace et dans le temps avec quarante-cinq images prises par un œil émerveillé :
http://everyday-i-show.livejournal.com/185021.html
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L’Espagne rend hommage au photographe américain Emmet Gowin, fils de pasteur, né en 1941. Cette exposition organisée sous les auspices de la Fundación Mapfre, à Madrid, est la plus importante rétrospective consacrée à cet artiste, et la première en Europe. L’œuvre d’Emmet Gowin est variée, avec ces images de voyage volontiers prises d’avion qui tendent vers l’abstraction — on pense alors à Mario Giacomelli. Mais l’essentiel reste les images de sa femme, Edith, qu’il n’a cessé de célébrer. Il la montre volontiers accompagnée de ses deux fils, Isaac et Elijah qui deviendra lui aussi photographe. Ci-dessus, une photographie d’Emmet Gowin, avec Edith pour modèle. En la regardant, je n’ai pu m’empêcher de penser à Andreï Tarkovski.
Et comment ne pas évoquer Jean Moral (1906-1999) qui photographia avec tendresse sa femme Juliette, notamment sur les plages d’Aquitaine et à qui le Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía consacra une rétrospective en 2004.
Un autre photographe a célébré avec un même amour sa femme, Léa (Lily) : le Hongrois André Steiner (1901-1978) ; il l’a célébrée dans l’Entre-deux-guerres après l’avoir rencontrée au club de l’Hakoah, le club multisport communautaire juif de Vienne. Ci-joint, un lien avec quinze photographies d’André Steiner (cliquer sur les images pour les agrandir) :
http://www.telerama.fr/scenes/andre-steiner-photographe-d-une-seule-femme,75424.php
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En découvrant l’œuvre de Manolo Laguillo, j’ai immédiatement pensé à Gabriele Basilico, décédé le 13 février 2013. L’Espagne expose cet artiste né en 1953 à Madrid. Auteur d’ouvrages théoriques sur la photographie, il est aussi professeur de photographie à la Facultad de Bellas Artes de la Universidad de Barcelona. Manolo Laguillo nous parle du désordre des villes, toujours soumises à l’arbitraire, à un ‟bricolage” continuel qui perturbe les plans urbanistiques et les projets institutionnels — voir la photographie ci-dessus prise à Barcelone dans les années 1980. Il prend note des cicatrices qui se juxtaposent et se superposent sur le corps de la ville. Comme dans l’œuvre de Gabriele Basilico, l’homme est très peu présent dans ses compositions et lorsqu’il l’est présent, il est poussé en coin, minuscule dans cet amoncellement qui semble tombé d’une benne.
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Jeffrey Gusky (né en 1953) est médecin urgentiste et photographe. Il y a peu, cet Américain s’est rendu en Alsace, dans le Haut-Rhin, pour y relever des traces de la Première Guerre mondiale. Jeffrey Gusky est attentif aux traces de l’histoire, à ces ‟petits riens” qui témoignent d’un déchaînement de violence et que presque personne ne remarquerait sans son regard. Son attention est aussi discrète qu’aiguë ; ce n’est pas un hasard si l’Alsace a fait appel à lui pour ‟promouvoir le tourisme de mémoire au niveau international” en collaboration avec des historiens militaires. Jeffrey Gusky a également photographié la mémoire juive dans des villages de Pologne comme l’avait fait Roman Vishniac dans les années 1930-1940, avant l’anéantissement des communautés juives. Ci-dessus, une photographie de Jeffrey Gusky prise en 2001, au cours d’un voyage en Pologne, à Wielkie Oczy.
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Aaron Siskind (1903-1991) est classé parmi les photographes abstraits. Abstrait, une désignation quelque peu aléatoire, Aaron Siskind est le plus concret des photographes : il photographie au plus près — sans faire pour autant de la macrophotographie. Notre œil n’est pas habitué à ce au plus près, c’est pourquoi le mot abstrait (un mot fourre-tout) est appliqué à un œil qui scrute le concret avec une singulière acuité. Il est vrai que devant nombre de ses compositions on pense d’emblée à des peintres dits abstraits, parmi lesquels Antoni Tàpies, Manolo Millares, Alberto Burri ou Jean Degottex. Et lorsqu’il photographie ces affiches en lambeaux, on pense bien sûr aux lacérations des artistes du Nouveau Réalisme, Raymond Hains et Jacques Villeglé. Devant les compositions d’Aaron Siskind, les références se bousculent et font la ronde, ce qui contribue en partie à rendre cette œuvre aussi savoureuse que stimulante.
Olivier Ypsilantis