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Des moments de l’histoire juive – 7/20

Encore un extrait du chapitre 4 de « Morale juive et Morale chrétienne » d’Élie Benamozegh : « Quoi qu’il en soit, voici qu’un autre travail, qu’une nouvelle tâche va nous être imposée. Quels que soient les fondements de la morale chrétienne, quelque jugement qu’on porte sur leur solidité, toujours est-il qu’un grand, qu’un magnifique édifice a été élevé sur ces bases. Mille générations se sont abritées sous son toit hospitalier ; mille souffrances, mille douleurs y ont trouvé un soulagement presque divin ; mille vertus s’en sont répandues dans le monde, communiquant partout le courage du bien et la terreur du mal ; mille génies ont courbé leur front à sa vue : inclinons-nous aussi devant ce chef-d’œuvre d’une poignée de Juifs, devant cette branche du grand arbre d’Israël, greffée sur le tronc des Gentils. Nous y reconnaissons l’empreinte du judaïsme, l’esprit des patriarches, des prophètes et des docteurs ; nous sommes tentés de dire avec le vieil Isaac : “En vérité, les mains sont celles d’Ésaü, mais la voix est bien celle de Jacob” ».

Comme nous le voyons, Élie Benamozegh ne cherche pas à démolir le christianisme, il le critique par estime pour lui, et il s’y sent d’autant mieux autorisé que le christianisme est selon ses propres mots « ce chef-d’œuvre d’une poignée de Juifs ». Mais ce chef-d’œuvre doit être corrigé par la critique, une critique constructive. Peu de Juifs se sont employés à cette tâche avec autant de profondeur que ce penseur qui prôna le mosaïsme pour le peuple juif et le nohaisme (ou noachisme) pour l’humanité.

Et je reprends le fil de sa critique. Contrairement au christianisme, le judaïsme trace une puissante frontière entre la religion et l’État, le citoyen et le monothéisme, la foi et la justice, le dogme et la loi ; alors que l’indifférence du christianisme pour la vie sociale et politique a créé un vide qui a été rempli par le despotisme et cette institution qu’est la papauté. Le trône ayant été laissé vide (autrement dit, le christianisme s’étant détourné du trône, symbole du pouvoir politique), le pape y a été installé, le christianisme s’y est installé lui-même et ainsi se verra confirmée l’immixtion du politique dans le religieux et du religieux dans le politique, du spirituel dans le temporel et du temporel dans le spirituel. Or le politique ne peut être contourné et il s’impose d’autant plus qu’on veut de contourner, l’enjamber, le pousser de côté ; Élie Benamozegh le dit et le redit en homme sensé. Ainsi devient-il impossible de distinguer l’ennemi politique de l’ennemi religieux. Le christianisme avait pourtant commencé à le faire en dénonçant la dimension politique (et les conflits qu’elle suppose) parfaitement assumée par le judaïsme. La parabole du bon Samaritain recèle un message qui n’est que très rarement perçu, cette parabole étant généralement prise au premier degré. Jésus privilégie le bon Samaritain aux dépens du Juif. Le Samaritain est le concurrent politico-identitaire d’Israël puisque déporté en Samarie par les Assyriens il avait fini par se convertir à une forme de judaïsme prétendant être le seul vrai Israël. Or, point essentiel, le judaïsme n’a pas d’ennemi religieux, ce qui explique son désintérêt pour le prosélytisme. Le judaïsme n’a depuis toujours que des ennemis politiques. Le Juif se bat pour sa patrie et radicalement. Il protège sa terre. Il ne cherche pas répandre sa religion, en aucun cas. Si conversion il y a (et l’examen de passage est difficile), elle ne peut venir que des individus, par un mouvement intérieur, sans la moindre coercition extérieure, sociale ou politique.

Les lois qui découlent de cette distinction entre ennemi religieux et ennemi politique sont fondées selon Élie Benamozegh sur trois principes : la condition du danger encouru, le salut public, le droit de la défense, un droit exercé implacablement car il s’agit ni plus ni moins que de légitime défense. De toutes les grandes religions monothéistes, le judaïsme est la moins impérialiste, il est même dénué de toute pulsion impérialiste. Il n’est guerrier que politiquement, pour sa défense, pour la défense de son territoire et des siens. Il n’a pas d’ennemi religieux puisqu’il a d’emblée séparé la politique de la religion, ce qui lui permet ainsi de distinguer l’ennemi politique de l’ennemi religieux, ce qui lui a toujours permis de ne pas voir en l’ennemi politique un ennemi religieux. Un cas en cours pourrait illustrer cette donnée, l’Iran et son régime. Israël se sent menacé dans son existence même et fait savoir qu’il fera tout le nécessaire pour éloigner la menace iranienne. Israël ne prend en considération que des faits politiques, et peut lui importe que ce pays soit très majoritairement musulman, chiite plus précisément. Israël veut éloigner une menace, il ne s’agit pas d’éliminer le chiisme. Dans l’islam, le politique et le religieux mêlent leurs eaux. Pour l’islam, détruire Israël (« jeter les Juifs à la mer » selon une image généreusement colportée) c’est non seulement s’approprier un territoire et étendre l’aire de l’islam, c’est aussi porter un coup terrible à une religion. Les chrétiens n’ont pas agi plus agréablement avec les Juifs, ils ont même été plus terribles et se sont probablement calmés parce qu’ils ne donnent plus tant de crédit à leur religion.

Le christianisme a voulu se détourner de la politique, de l’ici-bas pour d’au-delà, la belle affaire ! Mais cette position était intenable : on est engagé dans le monde qu’on le veuille ou non, ce qui nous amène à réagir, et politiquement. Or, refusant le fait politique et l’ennemi politique, le christianisme s’en est pris à l’ennemi religieux et tout s’est embrouillé. Le judaïsme n’a pas d’ennemi religieux ; l’ennemi religieux est une création bien chrétienne puis musulmane. Le judaïsme et le christianisme célèbrent la charité et le judaïsme considère que la loi de Moïse n’en a pas l’exclusivité. Cette charité ne s’arrête pour le Juif qu’en présence de l’ennemi politique, celui qui veut la destruction de son pays. Pour le chrétien, elle s’arrête en présence de l’ennemi religieux. Jésus a prié pour ses ennemis personnels mais il repousse catégoriquement ceux qui ne partagent pas sa foi : qui n’est pas avec lui est contre lui, ainsi qu’il le dit explicitement. Et c’est sur ce point que s’applique la critique d’Élie Benamozegh qui soupèse la théorie chrétienne de la charité et de la grâce, du déséquilibre éthique qui la fonde. Ce faisant, Élie Benamozegh défend la loi, la Torah dont « la loi est charitable » – et c’est bien sa caractéristique première.

Élie Benamozegh le dit sans ambages : le christianisme a tué le principe de charité, tenu pour le plus haut des principes, pour n’avoir pas voulu faire sa part, sa légitime part au principe de la justice. Et ainsi met-il à nu la plaie du christianisme, le christianisme qui a tourné le dos aux intérêts de ce monde pour d’autres intérêts jugés plus élevés, qui a découplé l’âme (pure) et le corps (impur), la charité et la justice et j’en passe. La charité qui ne se préoccupe pas de justice finit par se perdre en elle-même, comme dans un puits sans fond. Pour avoir refusé le concours de la justice, la charité s’est trouvée non pas soumise aux règles (invariables) du juste mais à la merci des caprices de l’amour, à la passion qui conduit volontiers à l’aveuglement. L’Église en vient à juger non pas simplement les actes mais les désirs et intentions. Jésus le dit lui-même : quiconque convoite une femme par le regard a déjà commis l’adultère… Le judaïsme se montre une fois encore plus rationnel, plus apaisé : on ne fait pas de procès aux intentions et aux pensées. Le désir ne peut être poursuivi que s’il passe à l’action. Cette attitude du christianisme s’explique par la dichotomie (une de plus) qu’il opère entre l’ici-bas et l’en-haut, la chair et l’âme.

Cette dichotomie établie et sanctifiée par le christianisme – l’ici-bas, soit le Mal ; l’en-haut, soit le Bien – est l’une des plus graves altérations infligées par le christianisme à la pensée judaïque, une pensée unifiante pour laquelle le monde est un. Le christianisme a probablement été infecté par la pensée grecque, Platon en particulier. Pour Élie Benamozegh (et c’est au centre de sa thèse), le christianisme est une dérive de la pensée kabbalistique, sujet complexe que je ne développerai pas ici.

L’axe central de la démonstration d’Élie Benamozegh est que l’on ne peut échapper à l’épreuve du politique, autrement dit fuir l’ici-bas pour l’en-haut car qui fait l’ange fait la bête. Le grand principe de charité (défendu tant par les Juifs que par les chrétiens) s’est corrompu chez les chrétiens car non appuyé par le principe de justice. On ne peut échapper au politique, au monde dans lequel nous sommes physiquement présents. En conséquence, il faut lui faire face et établir une règle non pour le fuir mais pour s’y conduire. Redisons-le : qui fait l’ange fait la bête.

Le judaïsme s’appuie sur un peuple et une patrie, une nation, il se bat pour un peuple asservi et humilié, privé de sa terre et qu’il se propose d’aider en lui redonnant de l’espoir et enfin de libérer. Le christianisme quant à lui est né sans patrie, sans nationalité et de ce fait il a beau jeu de viser l’humanité d’une manière indistincte. Le judaïsme « voit l’homme son frère, créé comme lui à l’image de Dieu ; il y voit l’adorateur du même Dieu sans toutefois que le mosaïsme lui soit imposé ; il y voit un père, un frère, un fils, enfin le membre d’une famille, surtout le citoyen d’une patrie, d’une nation… il double, il triple la charité universelle, en doublant, en triplant les rapports au lieu de cette plate uniformité, de cette sèche abstraction : l’homme que le christianisme nous appelle à aimer » nous dit Élie Benamozegh. Et ce point est essentiel et mérite d’être médité à l’heure de toutes les confusions. Cette remarque d’Élie Benamozegh pourrait être placée en exergue au petit livre magistral d’Alain Finkielkraut, « Au nom de l’Autre » sous-titré « Réflexions sur l’antisémitisme qui vient ». L’Autre, une notion vague, diluée et, au fond, un concept de propagande visant à l’universalisme. Le judaïsme quant à lui part plus modestement d’une particularité (le peuple juif, concentré de l’humanité) pour considérer l’humanité ; autrement dit il s’élance d’un socle, d’une base. Et j’en reviens à cette réflexion que je me fais volontiers et depuis des années, le judaïsme fonde son universalité (l’universalité de ses valeurs) sur un particularisme. Le christianisme qui partage bien des valeurs avec le judaïsme (étant issu du judaïsme) procède à l’inverse : c’est l’élan vers humanité mais sans socle, sans base desquels s’élancer. Du coup l’élan retombe sur lui-même ou, plutôt, tombe dans le vide.

Israël n’a que des ennemis politiques, il n’a pas d’ennemis religieux. Quand Israël est en guerre contre les pays arabes, il n’attaque pas l’islam, il se bat sur le terrain politique. Il défend ses frontières et sa sécurité. Les Juifs n’ont jamais organisé des Croisades, cette démarche n’entre pas dans leur religion et plus généralement dans leur culture. « Israël, la tête haute, le cœur serein ne rougira jamais de son caractère politique national… il ne rougira jamais d’avouer que s’il a eu des ennemis, tant qu’il avait une patrie, c’était seulement des ennemis politiques » nous dit encore Élie Benamozegh.

L’armée d’Israël peut se désigner (entre autres désignations) par le sigle IDF, soit Israel Defense Forces. Le mot Defense est très important, nullement anodin. L’IDF n’est pas une force d’agression mais de défense, exclusivement.

J’insiste. Cette dimension politique particulariste prépare l’ouverture. Le judaïsme a la tête froide. Il prépare l’unité du genre humain mais pas comme le christianisme ou l’islam qui brûlent les étapes. Le particularisme juif étaye l’universalisme du judaïsme. Et, de fait, il n’y a pas de peuple plus universel que le peuple juif, un peuple au particularisme universaliste, à l’universalisme particulariste. Le Juif n’est pas qu’universaliste car il pressent que ce faisant il s’évaporerait ; c’est pourquoi il ancre son universalisme dans son particularisme.

Olivier Ypsilantis

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