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Des moments de l’histoire juive – 20/20

Afin de rédiger le dernier texte de cette série de “Tableaux juifs” je me suis appuyé sur les travaux d’Avishag Zafrani, docteure en philosophie et auteure d’une thèse intitulée “Le défi du nihilisme. Ernst Bloch et Hans Jonas”. Elle m’a aidé à mettre de l’ordre dans le bouillonnement qu’avait mis en moi la lecture de Hans Jonas. Avishag Zafrani a par ailleurs mené des recherches sur l’antisémitisme métaphysique.

Je profite de l’occasion pour redire que mon intérêt pour Ernst Jünger auquel j’ai consacré de nombreuses pages tient en grande partie à sa stature anti-nihiliste. Oui, Ernst Jünger est bien un anti-nihiliste. Certes, il ne combat pas le nihilisme avec les armes qu’utilise Hans Jonas, Ernst Jünger est franchement platonicien.  

 

Hans Jonas et “Le Concept de Dieu après Auschwitz”, une réflexion autour de l’impuissance divine à partir des sources cabalistiques. Hans Jonas a par ailleurs abordé la question de l’antisémitisme sous l’angle métaphysique à partir de ses études sur la gnose antique. Ces points de vue peuvent a priori sembler bien théoriques ; mais Hans Jonas n’est pas un penseur coupé du monde. Sa mère a été assassinée par les nazis ; il a combattu dans la Haganah à la fin des années 1930 ; puis comme sous-officier et officier dans les brigades juives intégrées aux forces britanniques. Dans ses interrogations sur Auschwitz (ou l’antisémitisme métaphysico-gnostique nazi), il ne s’éloigne pas de ses interrogations philosophiques et éthiques, autant de tentatives pour circonscrire la valeur de la vie. Ainsi qu’il le dit, ses interrogations procèdent des lettres envoyées à Lore, sa femme, lorsqu’il combattait les nazis sous l’uniforme britannique.

Les aires abordées par Hans Jonas sont successivement : théologiques, phénoménologiques, éthiques. Hans Jonas s’emploie à structurer une éthique à l’aide d’outils divers afin de s’opposer au nihilisme engendré par le pouvoir destructeur de l’homme, avec les nouveaux enjeux technologiques.

La lecture des écrits théoriques de Hans Jonas, principalement lorsqu’il aborde la question de l’antisémitisme, doit s’accompagner de celle de ses “Souvenirs”, un écrit qui d’une certaine manière confirme la densité et la pertinence des écrits théoriques.

Ainsi qu’il le rapporte, sa première influence intellectuelle marquante lui vient de son oncle Leo, un sceptique à l’égard des idéologies et par ailleurs un fervent partisan du rationalisme des Lumières. Parmi les lectures que lui recommande cet oncle, “Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain” d’Edward Gibbon qui véhicule des thèses gnostiques nourries de l’idée de déclin, une idée qui s’impose au jeune Hans Jonas. Parmi les enseignements de l’oncle Leo (que Hans Jonas rapporte dans ses “Souvenirs”), la chasse aux sorcières, soit l’effroi irrationnel d’une démonisation du monde par des individus ou des groupes déclarés possédés, des femmes dans le cas de la chasse aux sorcières. Cet effroi a été étayé par des érudits qui ont ainsi justifié l’injustifiable. Le cercle qu’ils ont tracé est fermé sur lui-même, impénétrable, la raison ne pouvant rien contre lui. Il faut attendre que le temps passe, que viennent d’autres générations pour qu’elles commencent à déconstruire l’injustifiable et le présentent comme tel et ainsi tendent vers l’avenir portées par la conviction que des individus recevront cet enseignement et le divulgueront afin que ce qui paraissait justifié ne soit plus considéré que comme le pire charlatanisme. La chasse aux sorcières montre aussi que la culture la plus fine ne préserve en rien des actes les plus criminels. La chasse aux sorcières n’impliquait pas que des esprits grossiers, et insistons, mais des individus capables d’élaborer des justifications d’une très grande complexité en faisant appel à l’érudition.

“Fondements de la métaphysique des mœurs” a grandement influencé le jeune Hans Jonas : le fait moral n’est pas le produit de l’érudition mais tout simplement d’une bonne volonté. Hans Jonas évoque même un inoubliable coup de tonnerre intérieur lorsqu’il lut au début du livre d’Emmanuel Kant en question : “Il n’est possible de rien penser au monde qui puisse être tenu sans réserve pour bon, sinon une bonne volonté.”

Durant ses années de jeunesse, soit juste après la Première Guerre mondiale, Hans Jonas participe au mouvement sioniste sous l’influence de Martin Buber. Il prend très tôt conscience de la fragilité de la condition juive par des anecdotes de l’antisémitisme ordinaire. Fort de ses observations, il distingue deux antisémitismes : l’un railleur (qui le met en colère), l’autre haineux, engendré par la défaite, la république de Weimar, l’insurrection spartakiste, autant d’événements considérés comme des manœuvres (occultes) juives.

Hans Jonas est probablement parmi les premiers intellectuels juifs (et peut-être même le premier) à prendre conscience et avec acuité de l’émergence de cet antisémitisme haineux, et bien avant les années 1930. Dès la fin des années 1910 et le début des années 1920, il comprend que le sionisme est la solution à cet antisémitisme qu’il pressent meurtrier ; et il comprend la véritable nature du nazisme. Il s’est donné la peine de lire “Mein Kampf” à une époque où les intellectuels, à commencer par les intellectuels juifs, ne prenaient pas la peine de le lire pour comprendre la nature du danger, un danger que Hans Jonas juge métaphysique, métaphysique en ce sens qu’une conception de l’existence est exposée et promue dans laquelle l’existence juive est radicalement refusée et doit être anéantie. Il considérera cet antisémitisme dans le cadre de ses analyses de la gnose, du syndrome gnostique – voir Martin Heidegger.

Au cours de ses années d’études, Hans Jonas prend note de l’antisémitisme ambiant et se montre toujours plus réceptif aux principes du sionisme qui présente le Juif comme maître de son destin et non plus paria ou victime. En avril 1933, il décide de partir pour la Palestine où il arrive au cours de l’été 1934 après avoir suivi une formation agricole. Il laisse sa famille en Allemagne (soit ses parents et son frère). Le père décède d’un cancer en 1938, la mère meurt en déportation, une mort qui le hantera toute sa vie – il se reprochera de n’avoir pu la sauver. En 1945, il est de retour en Allemagne sous l’uniforme britannique.

Hans Jonas a théorisé son engagement dans un manifeste d’une dizaine de pages : “Notre participation à cette guerre. Adresse aux hommes juifs”, un appel radical dans la mesure où le Juif est l’ennemi métaphysique du nazisme. En conséquence cette lutte ne peut s’achever que par l’anéantissement de l’un ou de l’autre. L’antisémitisme nazi est mythologique, ce n’est pas un antisémitisme théologique (voir l’antijudaïsme du christianisme) mais un antisémitisme cosmologique – on en revient au mythe et à la métaphysique, au gnosticisme aussi, un courant jugé hérétique par le christianisme institutionnalisé, un syncrétisme qui a pour fondement un rejet du monde considéré comme dominé par un Dieu mauvais, le Dieu des Juifs. L’antisémitisme métaphysique est d’ascendance païenne. L’Ancien Testament et le Nouveau Testament sont jugés pareillement détestables. Le nazisme est un paganisme qui ne peut tolérer l’éthique monothéiste juive et chrétienne, un héritage à brûler.

Le regard particulièrement lucide de Hans Jonas sur le nazisme, et dès ses débuts, a-t-il été activé par son étude de la gnose ? Quoi qu’il en soit, Hans Jonas a compris que la résurgence de la mythologie sous une forme politique annonçait le pire, une volonté exterminatrice. La rhétorique nazie relative à la puissance juive (occulte) est bien connue, mais peu de penseurs ont saisi dans toute son ampleur et aussi rapidement la teneur de cet antisémitisme qui dénonce le Dieu des Juifs, le Dieu juif. Il note que la Deuxième Guerre mondiale est aussi la première guerre de religion de l’époque moderne.

Hans Jonas poursuit ses études théologiques sous la direction de Martin Heidegger. Il lui faut pour ses recherches utiliser l’analytique du Dasein. Hans Jonas est familier de la conception de l’être-là chez Martin Heidegger et de l’acosmisme gnostique (acosmisme, soit le rejet du monde considéré comme dominé par des forces démiurgiques). Pour lui ces deux mondes sont placés en face à face et se reflètent. L’un et l’autre conduisent au nihilisme, avec dramatisation de l’existence pour Martin Heidegger et drame cosmique pour la gnose. Dans ces deux cas, la posture existentielle se nourrit d’une angoisse constitutive de l’être, d’une interprétation subjective d’un contexte historique vécu comme le résultat d’un déclin. Voir l’analyse que fait Hans Jonas de la situation du Dasein.

Brièvement. Le mouvement cosmologique de l’Univers gnostique est un déclin. Ainsi, en réaction, faut-il se dresser contre l’Univers un obstacle à surmonter. Cette part de la mythologie gnostique aide à comprendre l’antisémitisme métaphysique. Hans Jonas a montré comment un usage anti-juif a été opéré à partir d’un matériel juif afin de dévaloriser le monde de la création tel qu’il est présenté dans le judaïsme. Selon Hans Jonas, l’antisémitisme fait partie de l’essence de la gnose, ce qui ne revient pas à dire que l’antisémitisme soit à l’origine de la gnose. Toujours selon Hans Jonas, les connaissances des gnostiques relatives à l’Ancien Testament se limitent à la Genèse, produit d’après eux de la tromperie par laquelle le Dieu des Juifs est présenté comme malveillant. Il s’agit d’un antisémitisme de type métaphysique auquel Hans Jonas rattache Martin Heidegger. L’antisémitisme de ce dernier ne se porte pas sur les individus, ses étudiants juifs par exemple, mais il légitime une culpabilité de l’esprit juif à l’égard de la germanité affectée par cet esprit.

Hans Jonas a circonscrit l’antisémitisme métaphysique de la gnose, un antisémitisme qui diffère de l’antisémitisme métaphysique nazi dans la mesure où la gnose n’exclut pas la possibilité d’existence du peuple juif et ne prône pas son éradication mais invite par la connaissance à se détourner du monde créé par le Dieu des Juifs. Dans son étude sur l’antisémitisme, Hans Jonas désigne des pistes herméneutiques qui engagent les études mythologiques, philosophiques, historiques et psychologiques.

Hans Jonas fait lui aussi appel au mythe, notamment lorsqu’il s’agit de penser ce qui semble dépasser les forces de la philosophie moderne, une philosophie qui s’est écartée de l’appui offert par la Providence censée expliquer le cours de l’Histoire. Hans Jonas fait appel au mythe lorsqu’il aborde la question de la Shoah, un mal insondable du point de vue de l’humanité mais également du point de vue juif : l’idée de Dieu venu sauver son peuple serait-elle devenue obsolète ? Dieu devenu muet face à l’extermination du peuple de l’Alliance… Hans Jonas se reprend sous peine de justifier le rejet du monde – l’acosmisme -, sous peine de justifier cette gnose qu’il dénonce. Il lui faut trouver un sens au silence de Dieu. Pour ce faire, il prolonge les spéculations cabalistiques sur l’origine du monde, les modalités de sa création, le pouvoir de Dieu et le legs à l’homme. Hans Jonas juge qu’après avoir créé le monde, Dieu s’est retiré afin de faire entrer le monde dans le devenir et offrir à l’homme la condition de sa liberté. Toute-puissance de Dieu mais aussi sa puissance réfrénée. Dieu a laissé faire (la Shoah) non par manque de volonté mais de pouvoir. Le monde est en devenir, l’homme est libre et responsable du monde. Par ailleurs, dans la pensée juive, Dieu n’est pas caché, il a été révélé, a donné des lois et s’est exprimé par les prophètes.

Hans Jonas postule un Dieu souffrant, non pas à la manière du Dieu chrétien certes. Et ainsi se distingue-t-il des théories gnostiques mais aussi de la tradition platonico-aristotélicienne. L’homme est chargé de parfaire le monde, il est responsable pour l’avenir dans chacun de ses choix. Dans la cosmologie de Hans Jonas, Dieu est paré d’une non-puissance positive et exigeante. Ce mythe reprend des intuitions de la cabale lourianique. C’est par contraction et autolimitation que Dieu a créé le monde dans lequel nous sommes inscrits. Mais Hans Jonas va plus loin ; il affirme que Dieu s’est totalement donné dans le monde en devenir et que de ce fait il n’a plus rien à offrir ; c’est à présent à l’homme de réparer le monde et de l’offrir à Dieu. Cette thèse permet de renoncer au Dieu maître de l’Histoire sans renoncer au Dieu créateur. La Shoah (symbolisée par Auschwitz) prouve que Dieu s’est dépouillé de son attribut de toute-puissance pour laisser la place à l’homme, pour lui laisser la liberté de choisir entre le bien et le mal. Ainsi la gnose est-elle invalidée puisque l’homme a le pouvoir – la liberté – de s’opposer à la dégénérescence du monde – au mal. Le mal n’est pas le fait de la volonté de Dieu et son pouvoir ne peut l’empêcher. Mais Dieu souffre-t-il vraiment lorsqu’il considère le mal ? La question restera sans réponse mais elle est formulée et il est à espérer que la souffrance (la Shoah) affecte Dieu, un Dieu impuissant, un Dieu qui a créé le monde et l’a laissé à l’homme afin qu’il agisse en toute liberté, pour le meilleur et pour le pire…

Olivier Ypsilantis

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