Skip to content

Des moments de l’histoire juive – 19/20

Il n’est pas question, du reste, de consoler l’inconsolable, mais d’approcher cette solitude juive, dont vous parlez avec tant de légitime amertume. N’est-ce pas le strict devoir des non-Juifs de tradition chrétienne ? Car c’est nous d’abord, je veux dire un Christianisme mal compris et détourné de son essence même, qui avons créé autour de vous cette solitude. Ainsi s’est constituée une tradition dont relèvent finalement, par filiation légitime ou par bâtardise, toutes les formes de l’antisémitisme. Il s’agit d’une erreur ou d’un crime dont les Juifs se seraient rendus collectivement coupables et qu’ils ne cesseraient d’expier au long des siècles. Jules Isaac a détruit d’une façon, je crois, définitive, ce mythe sanglant. Mais il subsiste dans l’inconscient collectif des peuples jadis chrétiens, et c’est pourquoi les Juifs ont vécu tant de siècles cette profonde solitude, qui s’est manifestée avec un affreux éclat au temps de l’Holocauste et qui se perpétue aujourd’hui sous d’autres formes, que vous caractérisez parfaitement bien.

Jacques Madaule dans une lettre à son ami Vladimir Jankélévitch, en réponse à la lecture de « Pardonnez ? »

 

En juillet 1983, en Pologne, à Bialystok, j’ai lu un petit livre de Vladimir Jankélévitch acheté quelques jours auparavant dans une librairie de Varsovie, ce petit livre à couverture grise : « Pardonnez ? ». J’ai repris sa lecture il y a peu et j’y ai retrouvé des pages de notes prises au cours d’un été polonais. J’y ai remis de l’ordre et j’y ai fait quelques ajouts.

Vladimir Jankélévitch écrit dans l’avertissement : « Cet écrit développe les thèses que nous défendions en 1965 lors des polémiques relatives à la prescription des crimes hitlériens. » Donc, en mai 1965, soit exactement vingt ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’oubli officiel (légal) peut commencer et Vladimir Jankélévitch d’ironiser. L’ampleur des crimes de la Shoah fait que « leurs conséquences durables n’apparaissent pas du premier coup, mais elles se développent avec le temps et ne cessent de s’amplifier. »

La Shoah (je fais usage d’un mot que l’auteur n’emploie pas dans le présent livre), comment s’en débarrasser ? Le crime est trop lourd, la responsabilité trop grave, le remord latent. « L’antisionisme est à cet égard une introuvable aubaine, car il donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! » Et après tout, si les Juifs étaient des nazis ?! Et si les victimes d’hier s’étaient muées en bourreaux ?!

La Shoah, un crime exceptionnel par son ampleur et ses modalités – ses techniques et son organisation. Les Juifs ont été persécutés par les nazis non pas en raison de leurs opinions ou de leur foi mais parce qu’ils étaient. Et ce refus touche aujourd’hui et dans une certaine mesure l’État d’Israël auquel ils sont nombreux à reprocher non pas de faire ou ne pas faire ceci ou cela mais d’être. Je l’ai souvent écrit : le monde prend ses aises avec les Juifs et Israël auxquels on reproche d’être, comme si dans ces cas être n’allait pas de soi. Pourquoi le Juif doit-il si souvent s’excuser de vivre, d’être tout simplement ? Car « son péché est d’exister ». Il y a bien aujourd’hui un glissement de l’antisémitisme vers l’antisionisme, soit un refus opposé au droit d’Israël à exister. Certes, ces deux plans ne se juxtaposent pas exactement car il y a des antisionistes, minoritaires, qui ne sont pas antisémites ; et parmi ces antisionistes, des Juifs. Mais généralement, l’antisémitisme et l’antisionisme se donnent la main lorsqu’ils ne couchent pas ensemble.

La Shoah n’est pas un crime crapuleux, mais bien un crime métaphysique. Métaphysique ! Nous y sommes ! De même qu’il y a un lien entre l’antisémitisme et l’antisionisme, il y en a un entre l’antijudaïsme et l’antisémitisme sans qu’il y ait nécessairement une juxtaposition exacte de ces deux plans. La terrible formule de Jules Isaac, « l’enseignement du mépris » (terrible parce que juste) et des siècles d’éducation religieuse où le Juif a tenu le rôle du Meurtrier (du Fils de Dieu) ne sont pas radicalement étrangers à ce crime métaphysique.

Les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles et le temps multiplie les preuves – le temps, « processus naturel sans valeur normative » –, d’autant plus que l’aire de la Shoah a occupé tout un continent. Avec le temps, les preuves se multiplient ; et pensons en particulier aux recherches du père Patrick Desbois qui nous a aidé à prendre la mesure d’une autre modalité de la tuerie que les chambres à gaz, soit les fosses des Einsatzgruppen. Crime insondable et en conséquence méditation inépuisable, avec une sensation d’infini – et d’impuissance, d’écrasement, comme en astrophysique avec ces espaces infinis soumis à des forces elles-mêmes infinies. Considérant le poids et le volume de ce crime, on ne sait plus qui accuser. S’en tenir aux SS n’est pas suffisant. Ce serait comme regarder la partie visible d’un iceberg et tout ignorer de ce qui se tient sous la surface de l’eau.

Mais on va finasser afin d’alléger le poids de la culpabilité. Selon certains, les nazis et les sionistes ont eu partie liée puisqu’Israël est le produit de la Shoah… Cette allégation est soit le fait de la plus profonde mauvaise foi soit du préjugé antisémite et de l’ignorance crasse et fière d’elle-même. Israël ne peut être le produit de la Shoah qui n’a donné que des cendres et des fosses remplies de cadavres. Et oublierait-on la tension millénaire d’un peuple vers Eretz Israël ? Oublierait-on le Yishouv, le Foyer national du peuple juif, un proto-État pour reprendre la désignation de Georges Bensoussan, la très riche histoire du sionisme et ses mille nuances ?

Le Juif a toujours tort. Il a tué Jésus et les Romains n’étaient que des jouets entre leurs mains – souvenez-vous de la mise en scène du procès de Jésus conduit par Ponce-Pilate. Vladimir Jankélévitch ne force pas la note lorsqu’il écrit : « Ces Juifs sont si mauvais qu’ils sont capables de s’être fait incinérer exprès dans les fours crématoires, par pure méchanceté, pour être le plus désagréables possible à nos malheureux contemporains ». Shmuel Trigano ne dit pas autre chose dans « Les Frontières d’Auschwitz ». On reproche Auschwitz (la Shoah) aux Juifs. On a enfermé non seulement les Juifs dans Auschwitz mais aussi l’État d’Israël.

On reproche aux Juifs de ne pas s’être défendus, on leur reproche de se défendre, de trop se défendre, bref, les reproches sont sans fin et tournent en boucle. Israël est le seul pays au monde surveillé de la sorte par une opinion publique plutôt ignorante, mais terriblement bavarde à ce sujet, ignorante mais animée par des préjugés dont elle ne soupçonne pas même les origines. Des citoyens exclusivement préoccupés par leur pouvoir d’achat et leurs analyses médicales, des citoyens qui déclarent par ailleurs spontanément ne rien savoir sur telle ou telle question savent et deviennent même loquaces lorsqu’il est question d’Israël. Bizarre n’est-ce pas ? Lorsqu’Israël se défend après avoir été frappé, on s’agite, on pérore, on s’inquiète. On préférerait qu’Israël ne réplique pas ou jusque ce qu’il faut (?!). Et la condamnation tombe à tous les coups : « réaction disproportionnée », une condamnation qui ne touche qu’Israël. On a pris une telle habitude du Juif bouc émissaire, du Juif souffre-douleur, un peu partout, dans le monde chrétien et musulman… On a accusé les Juifs d’être un peu trop partout, à présent on leur reproche de se défendre, de défendre leur pays. Ah ! mais voilà ! on les accuse d’avoir voler ce pays. C’est sans fin. Hier on avait les maîtres de la finance mondiale – la finance juive – et les bolcheviques – le judéo-bolchévisme. Le Juif remplissait tous les interstices, pris entre le marteau et l’enclume, comme Israël à présent. Le mot « sioniste » est devenu une injure comme l’a été et le reste trop souvent le mot « juif ». Ils se sont laissés conduire à l’abattoir sans protester (à croire qu’ils sont allés d’eux-mêmes dans les wagons, comme je l’ai déjà entendu) et à présent ils devraient se croiser les bras alors que l’on vient de commettre un pogrom sur leur terre même. Et puis il y a aussi qu’on est jaloux des Juifs pour des raisons très diverses, dont l’une très étrange et très perverse en définitive : on est jaloux de leurs souffrances, de cette souffrance qui dépasse toutes les autres par son intensité mais aussi sa durée. Elle dépasse même celle des Arméniens que beaucoup de Juifs considèrent comme leurs frères en souffrance. Vladimir Jankélévitch : « Avec leurs six millions d’exterminés, les Juifs sont certainement en tête du martyrologe de tous les temps ; triste privilège, hélas ! » Six millions d’exterminés par les nazis. Mais ces souffrances ont commencé bien avant et elles ont plus de deux mille ans. Il faudrait ajouter des millions à ces millions. Lorsque Georges Bensoussan m’a dit avec un sourire triste que l’on enviait aux Juifs leurs souffrances, je n’ai pas immédiatement compris ; mais à présent, la chose est terriblement claire. La compétition victimaire (l’une des marques de notre temps) est devenue très active, frénétique même – et à l’insu des Juifs qui aimeraient qu’on les oublie un peu. A la Shoah on oppose la Nakba. Nakba = Shoah. Les victimes d’hier sont les bourreaux d’aujourd’hui. Et puis Gaza = Auschwitz. L’indécence est à son comble dans une indifférence quasi-générale. Le Juif a bon dos, Israël a bon dos.

 Olivier Ypsilantis

Leave a Reply

Your email address will not be published. Required fields are marked *

*