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Des moments de l’histoire juive – 18/20

Lorsque j’étais parisien je me promenais volontiers du côté de la rue des Rosiers, sur la rive droite, à Paris. A ce propos, je me souviens que dans son « Journal » Franz Kafka commet une légère erreur, il écrit « rue Rosier » au lieu de « rue des Rosiers ».

La rue des Rosiers, une rue que j’ai beaucoup fréquentée entre les années 1975 et 1985. J’aimais cette rue, ses petits cafés – le café des Psaumes –, ses librairies, sa merveilleuse pâtisserie avec sa façade couverte de mosaïques où j’achetais de préférence des strudels aux pommes. Les strudels aux pommes de la rue des Rosiers ! Je ne me sentais plus vraiment à Paris rue des Rosiers mais quelque part en Europe centrale voire orientale, une Europe je parcourais alors sac au dos, une Europe encore derrière le Rideau de fer et le Mur (de Berlin). Je ne rencontrais presqu’aucun touristes, un peu plus à Prague, des touristes majoritairement allemands. J’étais comme dans un film en noir et blanc, comme dans la rue des Rosiers et ses rues adjacents. Dans cette Europe de l’autre côté du Rideau de fer la présence juive se laissait lire, en creux, par l’absence – et de ce fait elle était obsédante, oui, obsédante. Les villes et les campagnes avec leurs villages n’avaient pas tant changé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. On sentait un peu partout le rafistolage, le rapiéçage, le raccommodage. A Prague l’ambiance des romans, des nouvelles mais aussi du journal et de la volumineuse correspondance de Franz Kafka ne me quittait pas, j’y étais immergé. Franz Kafka m’était si familier et si étrange et d’autant plus que je ne comprenais pas – et ne comprends toujours pas vraiment – les raisons de ce qui était et reste une fascination – le mot n’est pas trop fort. Prague alors n’avait pas fait de cet écrivain un produit commercial, avec son musée et ses statues. Mais pour celui qui le lisait, sa présence était réelle : on s’attendait à surprendre sa silhouette au détour d’une rue, dans un café. Signalons en passant que le régime ne faisait guère la promotion d’un écrivain dit « bourgeois » et dont le « pessimisme » était considéré comme préjudiciable à l’énergie socialiste.

Mais j’en reviens à la rue des Rosiers. Je me souviens que je rendais visite à une amie qui y occupait un studio. Elle portait le nom d’une des douze tribus d’Israël. Je la revois considérer par un jour de ciel gris et bas la courette sur laquelle donnait ses fenêtres, je la revois me dire avec un léger sourire triste : « Ça fait très veille de rafle… » Je crois lui avoir répondu que lors des rafles du 16-17 juillet 1942 le soleil devait briller…

La rue des Rosiers n’a jamais été un ghetto. Par ailleurs on lui a longtemps collé l’étiquette de « quartier juif ». Pourtant, à ce que je sache, il n’y a pas et il n’y a pas eu que des Juifs dans ce quartier et cette rue, loin s’en faut. D’autres lieux de Paris où les Juifs étaient au moins aussi nombreux en proportion n’ont jamais été désignés comme « quartiers juifs », et je pense en particulier à Belleville.

Je n’exposerai pas l’histoire (passionnante) de ce quartier, soit environ quinze siècles d’histoire – si nous laissons de côté la ville romaine et gallo-romaine. Simplement, au cours des XVIe et XVIIe siècles, le quartier du Marais devient un lieu de prédilection pour les souverains et les nobles. Puis son centre se déplace de la rue Saint-Antoine à la place des Vosges (alors place Royale). De nombreux hôtels particuliers tombés dans la décrépitude et aujourd’hui restaurés témoignent de cette époque. Ce n’est qu’au XIXe siècle que ce quartier se peuple de pauvres et d’immigrés. Le quartier du Marais (dans lequel s’inscrivent la rue des Rosiers et les rue adjacentes) est resté à l’écart des grands travaux haussmanniens.

Dans les années 1920 et 1930, le quartier du Marais était bien plus étendu : du boulevard Sébastopol à l’ouest à la rue des Tournelles et au boulevard Beaumarchais à l’est ; de la Seine au sud à la place de la République au nord. Aujourd’hui, la présence juive dans les rues limitrophes s’est diluée et se diluera probablement toujours plus. Le « quartier juif » s’est bien réduit.

La rue des Rosiers et ses abords sont devenus très à la mode et je prends la mesure du changement à chacun de mes retours (très espacés) à Paris. C’est ainsi. Je me souviens et je prends des notes. Je prends note du changement – des changements – à la manière de Georges Perec rue Vilin, dans le XXe arrondissement parisien. Je ne reviens pas rue des Rosiers que pour les strudels aux pommes et les gâteaux au pavot ; j’y reviens aussi carnet en poche afin de prendre la mesure du changement. J’active aussi et une fois encore le très fécond « Je me souviens ». Par exemple : Je me souviens de ce vieux juif de la rue des Rosiers qui me signala être arrivé en France par la gare de l’Est et d’avoir logé avec ses parents à l’hôtel de Londres, rue des Rosiers. La mémoire des hôtels, la mémoire de cet hôtel qui n’existe plus.

Avant la guerre, la place des Vosges (que je fréquentais pour la maison de Victor Hugo et ses merveilleux dessins) constituait une sorte d’annexe du quartier du Marais, avec ses deux écoles juives. Fondées au début du XIXe siècle, elles furent parmi les premières de Paris. Reste la synagogue au n° 14. Je vais y revenir.

La rue des Rosiers, un peu plus de trois cents mètres de long et une largeur moyenne de onze mètres, une rue bordée sur ses deux côtés d’immeubles de trois-quatre étages qui donnent une sensation d’encaissement que les ravalements ont atténuée en éclaircissant les façades. J’ai connu cette rue avec des trottoirs si étroits que presque tout le monde marchait sur la chaussée.

Je revois ce qui fut l’école primaire de la rue des Hospitalières-Saint-Gervais (ouverte en 1846), première école communale israélite de Paris, au n° 6 pour les garçons, au n° 10 pour les filles. 165 élèves et leurs instituteurs y furent arrêtés au cours des rafles du Vel’ d’Hiv’, au cours de l’été 1942. Et rappelons ce qui suit. Le directeur de l’école, Joseph Migneret (1888-1949), s’était engagé activement dans la Résistance, fabriquant des faux papiers, cachant des enfants chez lui ; il a été admis Juste parmi les nations. Dans l’Allée des Justes, une plaque rappelle son action : A Joseph Migneret, instituteur et directeur de cette école de 1920 à 1944 qui, par son courage et au péril de sa vie, sauva des dizaines d’enfants juifs de la déportation. Ses anciens élèves reconnaissants.

C’est dans la rue des Hospitalières-Saint-Gervais que se trouvait la boucherie des Blancs-Manteaux dont le terrain fut acheté en 1843 par le Consistoire de Paris pour y construire l’école en question, entre septembre 1845 et décembre 1846. Les fontaines jumelles dites « à la tête de bœuf » placées en symétrie et toujours visibles sur la façade sont d’Edme Gaulle. Elles datent de 1823 et ornaient ladite boucherie.

Les deux écoles consistoriales gratuites (celle des garçons et celle des filles) de la rue des Hospitalières-Saint-Gervais ont été financées par le Consistoire de Paris et ont bénéficié de la générosité du baron James de Rothschild. Passées à la charge de la Ville de Paris en 1836, elles ont été transférées là où nous pouvons les voir aujourd’hui en 1846 et 1847. Ces écoles ne restèrent pas exclusivement juives ; elles n’en sont pas moins un lieu de mémoire pour plusieurs générations d’ashkénazes car elles ont été parmi les principaux éléments de cohésion sociale du quartier et de transmission aux enfants des valeurs juives. Elles ont par ailleurs permis l’ouverture à la société française d’enfants d’immigrés juifs. Ces écoles ont été souvent et spontanément désignées comme « l’école Rothschild » en raison de l’aide philanthropique de James de Rothschild et des visites qu’y faisait Madame Edmond de Rothschild au début du siècle. Un ashkénaze se souvient : « J’allais à l’école Rothschild, c’était la seule école de France où nous allions le jeudi et pas le samedi ». Une ashkénaze se souvient : « Je me rappelle que Madame de Rothschild venait à l’école de temps en temps distribuer des oranges ».

Rue des Rosiers ? Pourquoi ce nom ? Diverses hypothèses relatives aux fleurs ; mais l’une d’elles m’a retenu ; le nom viendrait de « ros », un mot désignant la chaîne du métier à tisser, une référence à l’installation des Juifs dans ce quartier.

La vie du quartier a également été témoin de tiraillements entre les communautés juives françaises (originaires d’Alsace) et les immigrants d’Europe centrale et orientale, Polonais et Russes, des tiraillements d’origine culturelle, économique et même religieuse. Ces tiraillements se sont manifestés d’une manière ouverte au sujet de la synagogue au n° 10 de la rue Pavée, à la veille de sa construction. D’après ce que rapportent les mémoires du quartier, les immigrés russes et polonais voulurent édifier leur propre synagogue et firent appel à Hector Guimard. Bien que majoritairement désireux de disposer de locaux plus appropriés aux célébrations que ces oratoires sombres, exigus et vétustes, ces immigrés de date récente ne parvinrent pas à se mettre d’accord sur un projet commun. En conséquence certains d’entre eux demandèrent au Consistoire qu’il leur attribue la synagogue de la rue des Tournelles, ce qui provoqua le mécontentement des Alsaciens qui la fréquentaient et qui menacèrent de s’opposer à la décision du Consistoire. L’affaire finira par s’arranger.

L’arrivée en nombre des Juifs d’Afrique du Nord transforma notablement le quartier et d’autant plus que les ashkénazes avaient fui où avaient été déportés. Certains reviendront s’y installer après la guerre.

La controverse entre Alsaciens et Russes/Polonais au sujet de la synagogue de la rue des Tournelles se reproduit à la fin des années 1950 entre les séfarades d’Afrique du Nord contestant le contrôle de cette synagogue par les ashkénazes de Pologne. Le rabbin David Feuerwerker, un Alsacien, tente d’organiser des offices communs, mais en vain. La synagogue est donc scindée et sa partie arrière est réaménagée pour le culte séfarade. L’entrée donne sur le n° 14 de la place des Vosges. Charles Liché (qui avait été assistant de David Feuerwerker) en devient le rabbin. Suite au départ de David Feuerwerker pour le Canada, la synagogue donnant sur la rue des Tournelles passe au rite séfarade.

Et si vous passez devant le n° 22 de la rue des Écouffes n’oubliez pas que le 16 juillet 1942 quarante-quatre Juives et Juifs parmi lesquels de nombreux enfants ont été arrêtés par des policiers français. Aucun ne reviendra. Chez Joe Goldenberg, les impacts de balles sont toujours visibles à l’intérieur de l’établissement. Une plaque en souvenir de l’attentat du 9 août 1982 a été apposée sur sa façade.

Olivier Ypsilantis

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