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Des moments de l’histoire juive – 16/20

La « mission morale » d’Israël est évoquée par Bernard Lazare en mars 1897, au cours d’une conférence où il évoque Ernest Renan qui soulignait qu’Israël a été le peuple qui a introduit la justice dans le monde. Dix ans plus tard, Itzhak Epstein affirmait qu’une chose au moins devait réunir les sionistes : l’esprit de « justice universelle » qui structure et anime la nation juive depuis ses débuts. La morale spécifique de cette nation – de ce peuple – fait que cette nation ne peut se laisser enfermer dans les limites du nationalisme ; telle est l’idée qui anime nombre de Juifs dans l’entre-deux-guerres, à commencer par Simon Doubnov qui défend un nationalisme ouvert, exclusivement défensif, témoin d’une nation juive qui demeure le « prototype le plus élevé de la nation historico-culturelle, ou spirituelle. » Autrement dit, et toujours selon Simon Doubnov, si le sionisme fait fi du contenu éthique du judaïsme et ne vise qu’à établir un État juif, il se fourvoie. Ce type d’appréciation se renforce suite à la Première Guerre mondiale. A ce propos, il faut relire ce qu’écrit Samuel Hugo Bergmann en 1920, à savoir que l’État-nation conduit en ligne droite à la société technicienne et bureaucratique qui remplace le vide spirituel par la religion du Progrès. Samuel Hugo Bergmann et Martin Buber militent pour une Palestine qui ne soit pas simplement hébraïque, ils militent aussi pour un sionisme spirituel (au sens que donne Ahad Ha’am à ce mot) après avoir pris note des ravages causés par le nationalisme. Par ailleurs, Martin Buber souligne que le souci de l’élection doit empêcher la communauté juive de Palestine de « mener une existence mesquine et profane comme n’importe lequel de ces petits États qui foisonnent dans l’Occident contemporain où l’esprit et le peuple sont séparés. » La communauté juive doit donc à tout prix éviter de vouloir ressembler à ces petits États sous peine de s’assimiler à eux. Tel est le prix de l’élection.

Dans des écrits, Moses Hess affirme qu’Israël – le peuple juif – a pour mission d’annoncer la justice au monde. Il pose que le monde grec était centré sur les notions de vrai et de beau, et que le monde juif est centré sur les notions de bien et de justice. L’idée d’une vocation morale d’Israël est la version laïcisée de l’élection ; elle devient un vecteur du nationalisme juif. Cette idée peut s’accommoder de la vie en diaspora, c’est ce que dit Flavius Josèphe, ce Juif hellénisé-romanisé de la diaspora pour qui le cœur de la promesse faite à Abraham n’est pas une terre mais une descendance. La mission d’Israël n’est pas particulariste mais universelle et la Terre d’Israël devient la Terre promise de toutes les nations. Cette vision me semble relever d’une dangereuse utopie, et l’Histoire l’a montré. Cette idée d’une plus grande justice sociale est une préoccupation centrale du socialisme européen alors en plein développement entre 1880 et 1914, tant chez les Juifs que les non-Juifs. Au cours de ces années, nombre d’intellectuels juifs préoccupés par l’état du monde pressentent la fragilité de leur situation et se tournent vers le judaïsme par le biais du sionisme ou vers le prophétisme. Ils considèrent leur héritage le plus intime – le plus ancien – pour trouver un peu d’apaisement. Parmi eux, Gustav Landauer qui juge que les Juifs sont porteurs d’une vocation – d’une mission – qui remonte à la Bible : « Rome, la domination du monde ; Israël, la rédemption du monde », écrit-il.

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Une grande figure du sionisme que j’ai découverte au cours de la lecture de cette somme que constitue « Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940) de Georges Bensoussan : Micha Yosef Berdyczewski (1865-1921).

Micha Yosef Berdyczewski, un homme pris entre Haskala et tradition, entre assimilationnisme et sionisme. Il juge que les fondements de l’existence juive se sont effondrés et qu’en conséquence les Juifs doivent clairement désigner les moyens de leur survie en tant que peuple ou, sinon, y renoncer et accepter de s’assimiler jusqu’à disparaître en tant que peuple. Ses écrits exercent une grande influence sur la jeunesse intellectuelle juive d’Europe orientale et l’esprit de la deuxième alya lui doit beaucoup, avec en particulier David Ben Gourion. Au cours de ses études universitaires en Allemagne, Micha Yosef Berdyczewski étudie plus particulièrement Nietzsche et appelle à la fondation d’une nouvelle littérature, plus humaine que religieuse car, estime-t-il, c’est l’ancienne culture du peuple juif qui les a exilés. Sans une mutation le peuple juif en tant que peuple ne pourra survivre. Et Micha Yosef Berdyczewski n’entend pas faire du neuf avec du vieux, et de ce point de vue il se montre radical d’où, en partie, la sympathie qu’il trouve auprès de la jeunesse juive qui, en son nom, repousse les clivages que souligne Ahad Ha’am (avec lequel il a travaillé). Il refuse le « repliement sur soi » et veut effacer les clivages qui séparent le Juif du reste du monde. Parallèle instructif : les différences entre les deux grands penseurs séculiers du judaïsme (Ahad Ha’am et Micha Yosef Berdyczewski) évoquent celles qui séparent les deux grands leaders du judaïsme réformé allemand, Zacharias Frankel et Abraham Geiger. Micha Yosef Berdyczewski admire ce dernier. Georges Bensoussan fait remarquer à propos de Micha Yosef Berdyczewski : « Pour le vitaliste qu’il est demeuré, à l’écoute de Spinoza réprouvé par la Synagogue, la liberté naît du choc entre la destinée et le libre-arbitre, dans un déterminisme accepté mais surmonté. »

Contrairement à certains, Micha Yosef Berdyczewski refuse d’assumer tout l’héritage juif, il entend exercer un droit d’inventaire et refuser certaines valeurs qu’il accuse d’avoir désarmé le peuple juif face à des hordes d’assassins. Ainsi qu’il le répète, ce n’est pas tant le judaïsme qui l’intéresse que les Juifs en chair et en os qui étouffent dans le dogme et un passé ritualisé. Bref, selon lui, il s’agit pour les Juifs d’opérer une révolution culturelle sur eux-mêmes, et ce n’est qu’à ce prix qu’ils pourront espérer être sauvés en tant que nation.

Misha Yosef Berdyczewski juge sans ambages que l’Exil est aussi la conséquence d’un échec culturel du judaïsme, un échec consubstantiel à la culture rabbinique. Son sionisme est sans concession à l’égard du pouvoir clérical et de cette culture. Il juge que l’opposition entre Yavné (considéré comme le lieu de naissance du judaïsme rabbinique et qui symbolise la suprématie de l’écrit sur la vie) et Jérusalem (l’adhésion aux valeurs séculières, le courage physique et l’aptitude au combat, la spontanéité, l’amour de la nature) a commencé bien avant la révélation du Sinaï, lorsque Moïse imposa la culture de l’écrit – du Livre – à son peuple. Cet événement marque, toujours selon Misha Yosef Berdyczewski, le début d’un déclin qui conduira à l’Exil, à la vie en Galout, contrairement à Ahad Ha’am qui juge que la prophétie est le point culminant du judaïsme. Bref, Micha Yosef Berdyczewski estime qu’il faut commencer par « dépoussiérer l’âme juive », la dépoussiérer du rabbinisme pour que le Juif cesse d’être exilé de lui-même, un exil dont l’établissement en Palestine ne le guérira pas. La pensée de Joseph ibn-Horowitz qu’il rencontre à Berlin est très proche de la sienne. Le judaïsme ne doit pas se réduire à la science du Talmud. L’un et l’autre dénoncent le judaïsme institutionnel et promeuvent les sicaires et les zélotes de la grande révolte contre Rome (66-70). Micha Yosef Berdyczewski estime que le sionisme doit se nourrir lui aussi, comme tous les autres nationalismes, de l’exaltation du passé, un passé à même de galvaniser le sionisme, un passé d’avant l’Exil. Il juge que le sionisme devrait construire la maison d’Israël sur des fondements exclusivement laïcs et que s’il a coopéré avec le rabbinat c’est parce qu’il recèle une part artificielle. Le judaïsme religieux a fait son temps (et il reconnaît sa valeur, mais une valeur passée) et Micha Yosef Berdyczewski prône une culture laïque autonome, un sionisme héritier de la Haskala et du messianisme, le messianisme : probablement le don le plus précieux du peuple juif. Georges Bensoussan : « De là le mythe du « nouvel Hébreu » qui exercera une si forte attraction sur la jeune génération née en Eretz Israël. La vision d’une diaspora passive et victime au long cours, entretenue par le cliché des « deux mille ans d’exil », rapproche négativement les multiples courants du sionisme séculier. L’unité de ton et de propos de ses différentes tendances autorise à avancer que le fossé principal n’est pas celui qui sépare les partisans de Jabotinsky des militants du Poalei Zion ou du HaPoel Hatzaïr, mais bien davantage celui qui distingue le sionisme séculier du sionisme religieux. »

Le sionisme à caractère romantique de Micha Yosef Berdyczewski séduit la jeunesse juive ; il a par ailleurs une grande influence sur la plupart des responsables de la deuxième alya qui deviendront les premiers dirigeants de l’État juif. Micha Yosef Berdyczewski milite non pas exclusivement pour un héritage mais pour une culture vivante. Il dénonce non pas la tradition mais le dogme religieux. Micha Yosef Berdyczewski incarne bien la figure juive des courants poétiques et vitalistes d’Europe d’avant la Première Guerre mondiale. Nahman Syrkin va dans le même sens : pour le judaïsme biblique et la Halaha israélite, contre le judaïsme talmudique et la Halaha de l’Exil, pour l’Hébreu contre le Juif.

Selon Micha Yosef Berdyczewski, lorsque le peuple juif était installé sur sa terre il se trouvait plus près de la nature que de Dieu ; c’était un peuple armé capable de se battre l’épée à la main pour se défendre. Ce n’est qu’au cours de la période talmudique de l’Exil qu’est née la métaphore d’Israël « comme un agneau parmi les loups ». Et Micha Yosef Berdyczewski sépare l’histoire juive en deux périodes : 1. Une période de force, de courage et de vitalité avant que la Torah ne contrôle toute la vie du peuple juif. 2. Une période au cours de laquelle « la spiritualité a écrasé la vitalité ».

L’un des points sur lesquels s’opposent, et violemment, Ahad Ha’am et Micha Yosef Berdyczewski est la notion de vengeance, une notion présente dans la Torah et le Talmud ainsi que le souligne Micha Yosef Berdyczewski mais qui a disparu de la vie en diaspora. Pour Ahad Ha’am, le refus de la vengeance et le sens du pardon comptent parmi les vertus centrales du judaïsme, une attitude qui provoque la colère de Micha Yosef Berdyczewski qui n’accepte pas que l’on présente comme un trait spécifique du judaïsme le désintérêt voire le dédain de la force physique et la vénération de la « spiritualité supérieure » qui sont selon lui une conséquence de l’Exil. La force est une réalité insiste-t-il et il ne sert à rien de se réfugier dans le moralisme ainsi que nous y invite Ahad Ha’am. Et Micha Yosef Berdyczewski lance un appel à la révolte contre le dogme : « Nous étouffons, il nous faut de l’air ! » écrit-il en 1899.

Olivier Ypsilantis

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