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Des moments de l’histoire juive – 15/20

La plupart des dirigeants sionistes ouvriers vivent dans le Yishouv, à l’inverse des sionistes révisionnistes (pour ne citer qu’eux) qui vivent pour la plupart en diaspora. Les sionistes de gauche ont plus d’influence sur le sionisme du Yishouv que sur celui de la diaspora où ils obtiennent respectivement près de 70 % des voix et à peine 50 % des voix, ce qui contribue à expliquer la relative facilité avec laquelle le sionisme de gauche est passé « de la classe à la nation », selon le slogan ben-gourionien.

David Ben Gourion déclare en janvier 1918 : « La question n’est pas de savoir si Eretz Israël adoptera un régime socialiste, mais plutôt quelles sont les fondations sociales sur lesquelles le pays pourra être construit ». Il considère donc que le social n’est pas une fin en soi mais un moyen pour édifier la nation. David Ben Gourion n’appartient pas à la classe des grands penseurs du sionisme. Il le dit et le redis, les Juifs ne sont pas venus en Eretz Israël pour y établir un régime socialiste mais une patrie où le peuple juif puisse se développer, dans un cadre socialisant certes. Ce dirigeant est toutefois un pragmatique car lorsque le capital juif commence à s’intéresser à la Palestine, il admet sans peine que l’entreprise privée soit un acteur du sionisme. Pour lui les classes sociales doivent collaborer et œuvrer à la fondation d’une nation. En 1927, il lance le slogan « De la classe au peuple » ; et la création du parti Mapaï en 1930 marque la volonté du mouvement ouvrier juif palestinien de représenter toute la nation. Ce parti ne tarde pas à devenir le premier parti sioniste tant en Palestine qu’en diaspora.

La deuxième génération née en Israël prend ses distances envers le discours socialiste des pères. Les fils refusent de se poser en victimes de l’Histoire ; et par ailleurs ils ne veulent pas masquer leur sympathie pour leur pays sous le masque du socialisme.

Le socialisme de David Ben Gourion est l’outil de la construction nationale, une raison d’État. Les classes moyennes juives d’Israël et de la diaspora (en particulier la bourgeoisie juive américaine) se méfient des socialistes du Yishouv mais elles finissent par aider ces pionniers par pragmatisme, parce qu’elles reconnaissent qu’ils font du bon travail. Le sionisme ouvrier porte le Yishouv tout entier et il assure presque seul la mise en valeur des terres. C’est lui qui forge l’armature de l’État futur. Dès le début, David Ben Gourion envisage la Histadrout comme « une organisation communautaire de tous les travailleurs du Yishouv régie par une discipline militaire » ainsi qu’il le déclare en 1921. (La Histadrout : un syndicat-entrepreneur fondé par le mouvement ouvrier juif en Eretz Israël en décembre 1920 et dont David Ben Gourion sera le premier secrétaire jusqu’en 1927.) En 1921 l’exécutif de la Histadrout quitte Tel Aviv pour Jérusalem, centre administratif et politique du Yishouv, ville où siège la puissance mandataire. Ce faisant la Histadrout veut se rapprocher du pouvoir afin de se poser en interlocutrice ; mais sa prétention à vouloir représenter la nation est un échec et elle est de retour à Tel Aviv dès 1923. La nation s’incarne dans le principal parti sioniste socialiste des années 1930, le Mapaï que David Ben Gourion présente ainsi en 1931 : « Notre mouvement a toujours eu pour devise l’idée socialiste selon laquelle le parti de la classe ouvrière, contrairement aux autres partis de classe, n’est pas un parti de classe préoccupé seulement par des intérêts de classe : il est un parti national responsable de l’avenir de la nation tout entière, un parti qui ne se considère pas comme une composante mais comme le noyau de la nation à venir. » Les deux principales organisations du mouvement ouvrier (la Histadrout et le Mapaï) dominent peu à peu le mouvement sioniste.

A la fin des années 1920, le conflit est ouvert entre le mouvement socialiste et l’exécutif dirigé par Chaïm Weizmann. Berl Katznelson déclare que le sionisme n’a pas d’avenir si le mouvement socialiste ne s’impose pas comme leader. (Rappelons que Berl Katznelson a joué un rôle essentiel dans la création d’un grand nombre d’institutions qui feront de la Palestine juive mandataire une société quasi-autonome et un pré-État.) Pour ce faire, il déclare qu’il faut gagner à cette cause la jeunesse juive de la diaspora. Mais tout d’abord il faut unir les différentes tendances du mouvement ouvrier juif dans la Palestine mandataire, un projet qui échoue tant est grande sa fragmentation. Berl Katznelson, un socialiste humaniste, redoute que le dogmatisme ne gagne le mouvement des kibboutziques, en particulier son aile gauche : le Hashomer Hatzaïr.

L’unité du mouvement ouvrier se fera suite à la création du Parti des travailleurs d’Eretz Israël (le Mapaï) qui regroupe 80 % des travailleurs du pays. Les travaillistes vont ainsi se trouver en position de force absolue au cours des années 1930 et pour plusieurs décennies. Cette position finira par être dénoncée, et d’abord par les sionistes révisionnistes dirigés par Jabotinsky. Viendra le rejet populaire à l’encontre d’une gauche identifiée au conformisme des notables de tout acabit, une gauche accusée d’avoir trahi ses idéaux fondateurs. Georges Bensoussan dit de cette immigration pionnière, venue de l’Empire russe avant la Première Guerre mondiale, qu’avant d’abolir l’aliénation de l’exploitation moderne, elle « s’est mise en tête, sous couvert d’un socialisme recruteur de la nation, de mettre fin à la déréliction où elle était plongée, et de faire en sorte de respirer librement, sans peur, en prononçant à haute voix les mots de son identité en imaginant enfin une autre façon d’être juif. » Il ne faut pas oublier ce groupe restreint et ses valeurs, le courage et l’endurance de ces idéalistes qui sont à l’origine du kibboutz. Que les appareils dirigeants aient peu à peu oublié les valeurs dont ces pionniers avaient été porteurs est une autre affaire et « c’est là aussi une triste et courante réalité humaine » pour reprendre une fois encore les mots de Georges Bensoussan.

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Aharon David Gordon (1856-1922), un homme dont l’influence a été importante sur le sionisme ouvrier et sur le mouvement pionnier en général. Pour Georges Bensoussan, « Aharon David Gordon fait figure de maître moral davantage que de penseur organisé ». Sa vision romantique et nationaliste du peuple juif se nourrit des populistes russes et de Tolstoï. Il vit en Eretz Israël de 1904 à 1922 où il décède à Degania. Axe principal et constant de son enseignement, le peuple juif doit vivre de ses mains afin que chaque Juif soit relié à son prochain et plus encore à la nature. Il s’agit pour chaque Juif d’un travail sur lui-même, d’un travail libérateur, préalable indispensable à la reconstruction de la nation juive sur sa terre. Il célèbre la famille, cellule de base de la société et de la nation qui à la fois enracine et relie l’homme au Cosmos.

Aharon David Gordon n’est pas un socialiste, et encore moins un marxiste, il est spiritualiste. Il s’inscrit dans le courant européen du romantisme de la nature des années 1910-1920, hanté par l’idée de déclin avec rejet de la modernité. Il refuse à la force toute légitimité. Georges Bensoussan écrit dans les pages qu’il lui consacre dans « Une histoire intellectuelle et politique du sionisme (1860-1940) » : « En moraliste tolstoïen égaré au milieu des conflits politiques du siècle, il ne comprend ni l’importance de la justice sociale ni celle de la force armée et de l’État. Il fait de la morale quand le mouvement sioniste entend ramener les Juifs au politique. Il ne pense pas en termes de classe et refuse qu’on lui accole l’épithète socialiste. Seule compte à ses yeux la « révolution personnelle » de l’individu, lequel n’existe que par la place qu’il tient dans la chaîne des générations. Parce que la nation seule permet à l’individu de se retrouver, les Juifs ont besoin de reprendre possession de la terre des ancêtres. Sa doctrine du salut n’est pas nationale mais personnelle, la nation n’est qu’un moyen et non une fin en soi. C’est le creuset où chacun se ressource et renforce son identité retrouvée. La religion joue pour lui un rôle similaire (elle relie, c’est son sens étymologique, chacun au monde et aux autres), mais cette vision l’éloigne sur ce plan d’une deuxième alya peu portée à la pratique religieuse. Sa pensée figure l’une des tentatives les plus achevées pour forger une identité séculière, alors que la pratique religieuse s’étiole et que les cadres de la société traditionnelle s’effritent. C’est en cela qu’Aharon David Gordon participe de la problématique générale du sionisme, cette volonté attachée à faire survivre un peuple-foi dans un monde où la foi devient une occupation d’ordre privé quand elle était autrefois le ciment d’une nation dispersée. C’est pourquoi, même si a foi a disparu, la rupture religieuse demeure à ses yeux impensable. » Jabotinsky ironisera sur cet « aveuglement stupide, obtus et infantile ». On sourit également, et d’un sourire triste lorsqu’on prend la mesure de son aveuglement face au monde sans pouvoir s’empêcher d’éprouver à son égard une certaine tendresse et indulgence.

Olivier Ypsilantis

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