Le sionisme est un mouvement de libération nationale du peuple juif pour les uns, un poste avancé de l’impérialisme américain ou bien encore une forme de nationalisme particulièrement néfaste pour les autres. Notons que ces derniers sont autrement plus nombreux.
Sioniste sonne comme une injure dans la bouche ou sous la plume de presque tous. Ils ne sont pourtant pas nombreux à avoir étudié au moins un peu (autrement que par les voix si diverses de la propagande) ce que suppose ce mot, ses nombreuses racines et ramifications – ou tendances. Il est vrai qu’en la matière les préjugés tiennent lieu de connaissance et dans ces préjugés l’antisémitisme (avec toutes ses nuances) est volontiers (pour ne pas dire presque toujours) de la partie.
L’État d’Israël procède directement du sionisme. Il s’agit d’une idéologie mais pas que d’une idéologie : le legs du sionisme pré-étatique à l’État d’Israël est considérable et dans tous les domaines. Ainsi que le souligne Georges Bensoussan, l’État d’Israël a été précédé (et préparé) par un proto-État, le Foyer national pour le peuple juif.
Le nationalisme juif moderne tient à une antique mémoire collective toujours réactivée, mémoire religieuse et nationale. Il tient également au XIXème siècle européen. Cette mémoire a permis aux Juifs de survivre en tant que peuple. Au cours du XIXème siècle, en Europe, cette antique mémoire serait restée livrée à elle-même, sans espoir de retour en Eretz Israël. La force de survie du peuple juif est d’essence religieuse et la Terre Promise a toujours été au cœur de la conscience juive, elle en est l’un des activateurs. A ce propos n’oublions pas que la présence juive a été continue en Eretz Israël, ce qui a également aidé à la survie spirituelle de ce peuple. Cet entêtement juif irrite volontiers les non-Juifs d’autant plus qu’il n’y a aucun autre exemple d’un peuple à ce point tourmenté (sur plus de deux mille ans) et ayant survécu aussi longtemps en tant que nation.
« Boire l’an prochain à Jérusalem… » A toutes les époques et dans toutes les communautés la nostalgie entraîne les Juifs sur la route du retour – l’alya. « Mon cœur est en Orient, mon corps en Occident » écrit Judah Halévi dans un poème avant de s’embarquer pour la Palestine qu’il n’atteindra jamais.
Alors que le sionisme politique active le retour des Juifs en Eretz Israël, une communauté juive est déjà sur place, témoignage d’une présence continue depuis l’Exil. Ils sont quelque vingt-cinq mille qui vivotent dans les quatre « villes saintes » : Jérusalem, Tibériade, Safed, Hébron. Hostile au sionisme politique, cet antique Yishouv témoigne de cette présence.
Cette longue vie en exil, avec intense vie communautaire et ferveur religieuse, cet exil de deux mille ans qui a périodiquement connu des élans messianiques, cette longue vie en exil donc s’en serait tenue à « l’an prochain à Jérusalem » sans cet activateur venu de l’Europe bourgeoise et libérale du XIXème siècle. L’antique fond religieux-national s’est donc vu activé par les mouvements d’émancipation des peuples, les nationalismes et l’antisémitisme dans sa version moderne.
L’émancipation qui prend forme au XVIIIème siècle fait sortir les Juifs de leur isolement et ils deviennent un peu partout présents dans un monde a priori ouvert aux talents, sans distinction de race ou de religion. Mais ce nouvel état de choses ne va pas tarder à leur poser de redoutables problèmes. Leur judaïsme se trouvait relativement protégé par la communauté ; à présent la Haskala propose au Juif d’être « juif chez lui et homme dans le monde », une situation pas si simple et plutôt douloureuse. Le Juif devient par ailleurs pour le non-Juif un concurrent de taille et ce dernier lui attribue volontiers tous les malheurs du monde – le Juif les explique. Et un glissement s’opère de l’antijudaïsme chrétien à l’antisémitisme, un mot élaboré semble-t-il en 1879 par Wilhelm Marr. Du religieux on passe au racial, à l’économique et au social.
Le XIXème siècle est le siècle des nations, un cadre dans lequel les Juifs ont du mal à s’insérer car plus ils cherchent à le faire plus on finit par le leur reprocher ; et de ce point de vue le cas des Juif allemands est probablement le plus dramatique. Ce phénomène s’accentue dans la deuxième moitié du XIXème siècle, lorsque le nationalisme libéral et libérateur (voire révolutionnaire) se replie sur lui-même. Le Juif devient alors encore plus l’Autre, l’Étranger, et partout. L’Émancipation va conduite, paradoxalement pourrait-on dire, à l’antisémitisme. Nombre de Juifs ne sentent pas immédiatement le danger. Ils envisagent l’assimilation comme la fin de leurs problèmes. Mais l’assimilation du Juif en tant qu’individu n’envisage pas celle du Juif en tant que membre d’une nation. Et les Juifs dépouillés de leur attribut de membres d’une nation deviennent des Israélites, soit simplement des adeptes du judaïsme – comme les catholiques sont des adeptes du catholicisme et les protestants du protestantisme. Bref, les Juifs (et ils ne sont pas les seuls, loin s’en faut) ne perçoivent pas les zones d’ombres larges et profondes que portent les Lumières.
Le premier congrès sioniste ne peut se tenir à Munich suite aux protestations du rabbinat allemand. L’affaire Dreyfus inquiète les Juifs occidentaux mais plutôt que d’y voir un signe annonciateur du pire, ils ne voient généralement que le dernier soubresaut d’un monstre à l’agonie auquel les archanges Raison, Progrès et Science (sans oublier Socialisme) vont porter l’estocade. En Europe orientale l’assimilation est marginale. Les Juifs s’éprouvent encore comme une nation parmi les nations, la question du territoire mise à part. Cette perception que ces derniers ont d’eux-mêmes s’explique en grande partie par le fait que les deux grands empires dans lesquels leur présence est particulièrement forte (l’Empire russe et l’Empire austro-hongrois) sont multinationaux. Dans cette Europe orientale, c’est donc au niveau de la nation – la nation juive – que les Juifs vont chercher leur émancipation, et non pas au niveau individuel comme en Europe occidentale.
Le Bund est l’expression la plus achevée de cette volonté d’émancipation sur place et non pas ailleurs, en Eretz Israël comme l’espèrent les sionistes. Le Bund se propose d’attirer les masses prolétaires juives à la cause socialiste. Fort bien ; mais c’est oublier que si les prolétaires juifs et les prolétaires non-juifs doivent affronter le même ennemi de classe, les prolétaires juifs en tant que juifs doivent également affronter les prolétaires non-juifs. Conscient de ce fait, le Bund met en veilleuse son élan socialiste et promeut la défense d’une culture juive autonome, ce qui lui attire la méfiance des autres partis ouvriers, les sociaux-démocrates en particulier.
Quelques mots au sujet du Bund. Ce parti a été fondé clandestinement à Vilnius (alors dans l’Empire russe), en octobre 1897. Ce parti s’oppose aux sionistes dans leur ensemble. Sa défense d’une culture juive autonome passe en premier lieu par la défense du yiddish là où se concentrent les masses ouvrières juives. La Révolution d’octobre 1917 qui voit la prise du pouvoir par les bolcheviques annonce des temps particulièrement difficiles pour le Bund dont le programme s’annonce incompatible avec celui des bolcheviques. Il est dissolu sans tarder et ne devient un parti légal que dans la Pologne de l’entre-deux-guerres. Il remporte des sièges à l’occasion d’élections municipales, organise un dense réseau d’organisations sociales et culturelles. Il promeut l’auto-défense face à la recrudescence d’actions antisémites.
Juste avant l’occupation nazie de la Pologne, la plupart des membres du comité central du Bund parviennent à quitter la Pologne pour trouver refuge aux États-Unis ; mais ses deux principaux dirigeants (Henryk Erlich et Victor Alter) sont emprisonnés en U.R.S.S. Henryk Erlich se suicide en prison en mai 1942, Victor Alter est exécuté en février 1943. En Pologne, les Bundistes qui ont survécu prennent part à la résistance sous toutes ses formes, en particulier les membres du Tsukunft (le mouvement de jeunesse du Bund, un mot yiddish signifiant « avenir ») qui entre autres actions participent au soulèvement du ghetto de Varsovie (19 avril – 16 mai 1943) sous la direction de Marek Edelman.
Après la Deuxième Guerre mondiale, le Bund est majoritairement constitué de rescapés de retour d’U.R.S.S. et ne peut retrouver son dynamisme d’avant-guerre. En 1948, le Bund est peu à peu dissout dans le Parti communiste polonais et cesse définitivement toute activité en Pologne en janvier 1949.
Olivier Ypsilantis