Le trailer de ce long métrage (78 mn) de Nicholas Oulman :
https://www.youtube.com/watch?reload=9&v=4YOLMvD1Ys4
C’est un magnifique documentaire que je vous invite à voir. Son réalisateur, Nicholas Oulman dont la famille est installée au Portugal depuis 1920. Son père, Alain Oulman (1928-1990), est surtout connu pour avoir collaboré avec Amália Rodrigues, surnommée la Raina do Fado. Le premier documentaire de Nicholas Oulman, « Com que Voz » (2009), est un portrait de son père, un homme qui a été tracassé par le régime de Salazar. La musique de Diogo Cerelo Fragoso, très mélodique, achève de nous prendre dans une ambiance. Les films portugais ont la particularité de ne pas être doublés (une excellente particularité), d’être toujours présentés dans la langue originale avec sous-titrage en portugais. A ce propos, les Portugais attribuent volontiers leur polyglottisme à ce fait, contrairement aux Espagnols – guère portés sur la pratique des langues étrangères –, qui doublent les films, systématiquement, s’interdisant d’exercer leur oreille et, surtout, portant préjudice à l’ambiance des films.
Le documentaire dont il va être question, « Debaixo do Céu », est construit à partir de la mémoire de quelques réfugiés juifs qui narrent leur histoire, des voix qu’accompagnent des documents d’époque – c’est un film en noir et blanc, ce qui confirme une ambiance. Ils furent plus de cent mille Juifs à se rendre au Portugal d’où embarquer pour le continent américain. Ces voix (on ne connaîtra les visages qui s’y rattachent qu’à la fin, au générique) sont celles de : Anita Sanders, Arlette Sanders, Helga Liné, Irving Redel, Leon Zanger, Martin Nussbaun, Miriam Klein Kassenoff, Nina Miness, Solomon Berenholz.
C’est au cours de la réalisation de « Com que Voz » que Nicholas Oulman se mit à songer à ce qui allait donner presque dix ans plus tard « Debaixo do Céu », la mémoire de Juifs fuyant le nazisme et passés par le Portugal. J’ai vu ce film dans la belle salle du cinéma Ideal, rua do Loreto, à deux pas du Largo Do Camões, le plus vieux cinéma de Lisbonne, ouvert en 1904, et qui a porté successivement divers noms parmi lesquels Salão Ideal, Cine Camões, Cine Paraíso.
La structure de ce film se constitue en une sorte de patchwork, de collage aussi, ce qui permet de mieux rendre compte de ces temps heurtés et tout en fractures que ne le ferait une narration linéaire, fluide. Mais toutes ces histoires profondément personnelles, vécues dans divers pays d’Europe sous la botte nazie, confluent dans une fuite vers le Portugal. La force de ce film, un documentaire qui n’en est pas vraiment un au sens strict, tient en grande partie à ce que le visage de ceux qui se souviennent est absent, que seule leur voix nous accompagne, accompagne ces images, généralement intimistes, comme ces films pris par un parent et projetés dans le salon familial. C’est un film à la structure compartimentée mais dont chaque morceau s’intègre dans un mouvement général, à commencer par celui de la fuite vers un refuge, le Portugal. Le visage de celles et de ceux qui se souviennent n’apparaît qu’au générique, idem avec leur nom.
Ainsi que Nicholas Oulman le déclare dans une entrevue, il n’avait pas une idée précise de la structure de ce film ; ce n’est qu’au cours de la réalisation qu’elle s’est construite – et il en va souvent ainsi : à mesure qu’elle se construit, l’œuvre subit des transformations qui semblent procéder d’elles-mêmes et qui poussent de côté les plans préliminaires. C’est probablement mieux ainsi, que les choses se fassent aussi malgré nous.
Dans ce film, la présence de la voix est formidable, d’autant plus formidable que, je le redis, les visages qui s’y rattachent n’apparaissent qu’à la fin, au générique, et discrètement : ils ne prennent qu’une petite partie de l’écran, en coin. Et la musique, la très belle musique de Diogo Cerelo Fragoso, agit comme un liant sur des pigments : elle fait passer ces vies les unes dans les autres, constituant ainsi une matière homogène.
Le film s’ouvre et se referme sur Berlin filmé des airs, un travelling à basse altitude, Berlin 1945, un champ de ruines avec, bien visible, le symbole de cette capitale, la Brandenburger Tor. Cette séquence finale est légèrement colorée, comme on peut le voir sur les films d’époque, peu chargés en couleurs au point que lorsque Steven Spielberg a reconstitué les scènes du débarquement de Normandie, dans « Saving Private Ryan », influencé par les films d’archives en couleurs, il s’efforça de restituer la gamme chromatique d’alors en désaturant les couleurs.
Nicholas Oulman a longtemps pensé ce film, jamais systématiquement, par tâtonnements, ce qui lui donne cette densité particulière, cette modestie qui ouvre à l’attention totale, laisse le champ libre à l’intuition, à la sensibilité et aide le regard. Il commença par consulter des documents avant de se décider à interroger des mémoires vivantes, celle de personnes qui étaient alors des enfants, des femmes et des hommes de plus de quatre-vingts cinq ans et capables de se replacer dans leurs souvenirs d’enfance, une mémoire qui semble s’aviver chez les personnes âgées, une mémoire lointaine mais volontiers précise et fiable, contrairement à la mémoire récente.
Enfants juifs en transit à Lisbonne, le 19 août 1944, prêts à embarquer à bord du navire portugais « SS Mouzinho ».
Ce film évite volontairement les images de guerre style documentaire. Il se concentre sur des images plutôt intimistes, des enfants à l’école, en famille, des images de fuite aussi, avec notamment le passage (risqué) des Pyrénées. Car la France qui est relativement sûre pour ces Juifs d’Europe centrale devient vite menaçante avec l’invasion allemande, invasion en deux temps avec cette zone dite « libre », jusqu’en novembre 1942. Ce mouvement de fuite vers le Portugal passe par l’Espagne, une Espagne presqu’entièrement dévastée par la Guerre Civile de 1936-1939. Je dis « presqu’entièrement » car le film montre une séquence balnéaire à San Sebastián, séquence qui aurait été parfaitement agréable sans la présence de nombreux soldats Allemands venus, il est vrai, se reposer et non faire la guerre. Une autre séquence espagnole montre des dévastations avec des enfants qui mendient à ces réfugiés qui passent en train un peu de nourriture et qui se disputent les morceaux de pain qu’ils leur donnent. Certains de ces enfants juifs voyagent séparés de leurs familles, disloquées par la guerre.
Nicholas Oulman est entré en contact avec ces femmes et ces hommes qui témoignent devant sa caméra par l’intermédiaire de Carlos Guerreiro qui gère un blog, « Aterrem em Portugal ! », blog qui se propose de rassembler des documents et des témoignages sur le Portugal de la période 1939-1945 :
http://aterrememportugal.blogspot.com/p/projeto-portugal-3945.html
Suite à la demande de Nicholas Oulman, Carlos Guerreiro se mit à enquêter et au bout de quelques mois il commença à lui transmettre des noms de Juifs passés par le Portugal au cours de ces années. Prise de contact par e-mail puis par téléphone (la plupart des interviewés vivaient aux États-Unis, sur la côte Est), une prise de contact pas toujours facile dans la mesure où il fallait gagner la confiance de l’interlocuteur, une personne âgée, sollicitée par un inconnu, pensant avoir affaire à du télémarketing. Après quelque effort, Nicholas Oulman parviendra à rencontrer entre dix-sept et vingt témoins. Certains étaient occupés par ailleurs, d’autres se montraient peu loquaces et n’offraient guère de matériaux à travailler. L’un d’eux, Sylvain, passé par le Portugal et fait citoyen américain à dix-huit ans, s’était engagé et était revenu en Europe sous l’uniforme américain. Un autre survivant, Fred, raconte en riant que le train à bord duquel il voyageait fut bombardé et que le petit garçon qu’il était crut à une fête avec feux d’artifice.
L’arrivée au Portugal suscite l’émerveillement. Le pays est modeste mais on n’y connaît pas la faim, les habitants sont accueillants et prennent soin de leurs maisons et jardins. Les espaces publics sont propres, un formidable contraste avec le pays voisin, dans un état d’immense misère. La mémoire des enfants ne s’intéresse pas au régime de Salazar auquel il n’est pas fait allusion, sauf une fois, en passant, par Sylvain, lorsqu’il évoque son séjour à Figueira da Foz, avec ce Portugais qui ne rêve que de quitter le Portugal et ce régime qu’il exècre. Pas la moindre allusion à Aristide Sousa Mendes car, une fois encore, Nicholas Oulman a pris le parti (défendable) de ne pas évoquer ce qui l’est presque toujours (et peut-être même toujours) dans un film à caractère documentaire relatif aux Juifs et au Portugal d’alors. « Debaixo do Céu » est un film en marge du documentaire au sens courant du genre. On devine par ailleurs sans peine le travail de montage, considérable et essentiel, à partir de nombreuses heures d’entrevues – certaines d’entre elles ont duré trois heures alors que le film dure à peine plus d’une heure et quart.
Arrivée d’un groupe de réfugiés juifs à la gare ferroviaire de Santa Apolónia, Lisbonne, septembre 1941.
Les personnes interviewées par Nicholas Oulman ne disposaient pas ou presque pas d’archives relatives à cette période, tout au plus quelques photographies, généralement cédées à un Holocaust Museum. Ces séquences filmées ne proviennent donc pas des archives de ces femmes et de ces hommes qui narrent leurs souvenirs d’enfance pris dans la montée du nazisme, de la guerre et de la fuite vers le Portugal dans l’attente d’un embarquement pour le continent américain. A partir de ces récits, de ces voix, Nicholas Oulman va s’approvisionner en matériel visuel dans des centres d’archives à l’aide d’Internet. Mais tout n’étant pas accessible par Internet, qui le plus souvent ne donne qu’une indication, il lui faut entrer en contact avec ces centres, certains d’un accès malaisé avec réponses qui tardent à venir, comme le très riche Bundesarchiv. Assez souvent, il doit se rendre sur place dans l’espoir d’amplifier et activer sa recherche. Bref, beaucoup de temps et de patience. Nicholas Oulman a toutefois reçu et sans tarder un soutien important, celui du United States Holocaust Memorial Museum (USHMM), Washington, détenteur des archives de Steven Spielberg qui a poursuivi un même but que Nicholas Oulman : préserver la mémoire. En retour, Nicholas Oulman dut s’engager à faire parvenir une copie brute (avant montage donc) des entrevues avec ces dix-sept à vingt survivants qui n’avaient pas laissé de témoignages (depoimentos), ou des témoignages fort succincts, à la USC Shoah Foundation –The Institute for Visual History and Education (à l’origine, Survivors of the Shoah Visual History Foundation), soit plus de cinquante mille témoignages de rescapés de la Shoah filmés et enregistrés par cet organisme fondé par Steven Spielberg en 1994 alors qu’il venait de terminer son film, « Schindler’s List ».
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On ne sait pas avec exactitude combien de Juifs purent échapper aux nazis grâce au Portugal. Dans « Histoire des Juifs portugais » de Carsten Wilke (Chandeigne, Collection « Péninsules », 2007, page 234), on peut lire : « Le Portugal aurait sauvé la vie à quarante ou cinquante mille Juifs persécutés par le nazisme ; certaines estimations doublent ou triplent même ces chiffres. Les réfugiés en attente d’embarcation étaient internés, sur ordre du gouvernement, dans des centres touristiques transformés en “zones de résidence constante” (Ericeira, Caldas da Rainha, Cúria, Figueira da Foz, São Julião da Barra) ; ils ne pouvaient les quitter sans autorisation policière et y étaient nourris aux frais des organisations juives. »
Olivier Ypsilantis