30 décembre 2015 Igreja de Santos-o-Velho, contiguë à l’ambassade de France. Le plafond en berceau est richement décoré alors que l’ensemble est plutôt nu — comparé à Santa Catarina. Je détaille les azulejos autour des fonts baptismaux, m’efforçant de détailler chaque coup de pinceau et le geste l’accompagnant. Ciel gris, air doux et humide, une sensualité qui pénètre chaque alvéole pulmonaire. Je me sens flotter, incapable du moindre effort. Je me vois glisser vers Madeira ou les Açores, porté par des courants tièdes. Et la langue portugaise a un je-ne-sais-quoi de créole pour l’Espagnol que je suis. Cette douceur chuintante, loin de la r (ere) qui roule et de la j (jota) qui racle jusqu’au fond de la gorge. Mais j’y pense, l’espagnol des Canaries a lui aussi quelque chose de créole. C’est tout au moins ce que j’ai éprouvé là-bas. Le ciel gris, l’air doux et humide, et partout le cri des mouettes qui fait venir des souvenirs de vacances Atlantique. Une pluie fine ; je pense comme malgré moi drizzle. La pertinence phonétique de nombre de mots anglais. É proibido afixar anúncios nesta propriedade. Des quincailleries comme on n’en voit plus ailleurs, en Europe. Des « Je me souviens » me viennent. Des têtes de balais aux couleurs vives dans la pénombre d’un antre. Dans la perspective de la rua das Trinas, une portion de l’ambassade de France (ses murs roses) avec, loin derrière, une portion de l’estuaire du Tejo et des installations portuaires sous un ciel gris et lumineux. La Praça das Flores et son immense platane aux branches généreusement ouvertes. La Assembleia da República dans une perspective vétuste. Les ruelles aux maisons si petites que je pense à des dollhouses mais aussi à Prague, à la ruelle d’Or (Zlatá ulička), la ruelle des Alchimistes qui, dit-on, s’y étaient installés sous le règne de Rudolf II. Franz Kafka y vécut, au n° 22, quelques mois seulement, en 1916. Il me semble que la maison appartenait à sa sœur, Ottla.
31 décembre 2015 Ciel gris et le vol glissé des mouettes derrière les doubles vitrages. Dawdling day en perceptive, avec ce ralentissement qui chaque année s’installe dans le dernier jour de l’année. Un article mis en ligne me saute aux yeux. Il est intitulé « La Cour d’appel de Versailles est-elle un organe de propagande israélien ? » de Jean-Patrick Grumberg. J’en reste bouche bée tant les gestes d’arrogance et d’agressivité sont devenus monnaie courante en France. Au cours d’un procès que les journalistes se sont gardés de rapporter, la Cour d’appel de Versailles a déclaré Israël occupant légal de la « Cisjordanie », plus exactement de la Judée-Samarie sur laquelle les « Palestiniens » n’ont aucun droit au sens du droit international. Lire l’article sur dreuz.info Et à quand l’application du Plan (de paix) Elon pour le bien de tous ?
Nombre de librairies de Lisboa sont très encombrées, basses de plafond (avec souvent un ou des arcs surbaissés) et parfois légèrement en contrebas du trottoir mais pas assez pour être qualifiées d’entresols. J’aime cet encombrement qui invite à la lecture, à l’étude. Il n’est pas rare qu’un petit buste (en plâtre ou en bronze) de Fernando Pessoa ou de José Maria de Eça de Queirós soit placé en vitrine ou dans les profondeurs de la librairie, posé sur le bord d’une étagère, devant un alignement de livres, ou sur une pile de livres. La moustache délicatement pointue et recourbée de l’un, la moustache toute simple de l’autre ; le monocle de l’un, le chapeau et les lunettes rondes de l’autre.
Relu quelques pages de « Autobiographie » de G. K. Chesterton. Un délice renouvelé. L’espace semble se rétrécir, le bonhomme semble se faire grumpy old man puis tantôt soudainement tantôt graduellement le paradoxe arrive et dilate l’espace en commençant par le mettre upside down. Cette dilatation générale (qui s’opère à partir de rétractations et laisse subsister en elle des zones rétractées) s’opère dans un jeu de miroirs plus ou moins déformants, avec convexités et concavités, un monde d’incurvations qui réjouit l’œil et l’esprit. La parole du bonhomme devait être aussi étonnante que ses écrits — et il aimait parler. Mais comment a-t-il donc trouvé le temps d’écrire à ce point ? Considérant la masse de sa production, je ne puis que l’imaginer noircissant du papier, même dans son sommeil. Le bonhomme menait pourtant une riche vie sociale voire mondaine. 1936 – 1874 = 62 ; il est mort à soixante-deux ans et non à quatre-vingt ans et plus comme je l’ai d’abord cru — considérant sa production. Un ami m’avait dit à propos de Martin Heidegger : « Il doit écrire même aux chiottes ! » Mais 1976 – 1889 = 87 ; soit vingt-cinq ans de plus, tout de même.
Dans une ruelle du Bairro Alto. Je ne fais que quelques pas et me viennent un parfum de torréfaction (un torrador de café) et de thé (la Companhia Portugueza do Chá), de linge propre (une lavanderia) et de viande grillée (une churrascaria). Les restaurants portugais proposent encore une nourriture familiale comme cette épaisse soupe de légumes que je déguste et qui semble avoir été élaborée à partir des produits du kitchen garden de la patronne. Au mur, une horloge de type conceptuel, avec XII-III-VI et IX matérialisés par des décapsuleurs tandis que les chiffes intermédiaires le sont par des capsules. Définir les formes de la finesse portugaise. J’aime ce pays ; pourtant, ici, quelque chose de l’Espagne me manque ; mais quoi ? A la radio portugaise, « Portrait en Noir et Blanc » de Bïa Krieger (Bïa de son nom d’artiste), une adaptation de « Retrato em Branco e Preto » de Chico Buarque et Antônio Carlos Jobim : « J’ai souvent marché sur ce chemin / Qui ne me mène à rien de rien / Ses secrets je les connais trop / J’en connais les pièges et les détours / Et je sais qu’un jour à mon tour / J’y laisserai jusqu’à ma peau / Mais comment faire pour qu’il s’efface / Cet envoûtement tenace / Qui me hante / Que je chasse / Qui me tourmente pourtant? / De ses souvenirs si dérisoires / Vieilles amours, vieilles histoires / Vieux portraits en noir et blanc »
La douce lumière du salon. Bientôt 2016. Je feuillette quelques livres déjà lus. Pleuvra-t-il ? Les mouettes se sont tues. Lorsque je suis venu à Lisboa, en décembre dernier l’averse battait contre les fenêtres de la pension. Je me suis cru en Angleterre, avec ce parfum de thé et cette cosiness.
Au début du chapitre VII de « Autobiography », G. K. Chesterton rend compte de sa légendaire distraction mais aussi d’une certaine manière de concevoir l’autobiographie, une manière qui ne m’est pas étrangère : « I used to say that my autobiography ought to consist of a series of short store like those about Sherlock Holmes ». Suivent des exemples de sa distraction, de son « absence of mind » — tandis que Sherlock Holmes était réputé pour sa « presence of mind ». « I once borrowed a corkscrew from Hammond and found myself trying to open my front-door with it, with my latch-key in the other hand. Few will believe my statement, but it is none the less true, that the accident came before and not after the more appropriate use of the corkscrew. I was perfectly sober; probably I should have been more vigilant if I had been drunk. Another anecdote (…) accused me of having asked for a cup of coffee instead of a ticket at the booking-office of a railway station, and doubtless I went on to ask the waitress politely for a third single to Battersea ». Cette dernière situation avec décalage entre la parole et la situation me remet en mémoire ce sketch d’Eddie Izzard, « Learning french ».
1er janvier 2016 Immense feu d’artifice dans l’estuaire du Tejo que j’observe de la Praça do Comércio. Il sature l’horizon et monte à des hauteurs considérables. Les détonations frappent les angles de la place qui les multiplient. Devant elle, face au large, des jets rouges partent en bouquets et pourraient symboliser la révolution des Œillets (Revolução dos Cravos). Les Portugais sont moins exubérants que leurs voisins, les Espagnols. Ils sont habillés plus simplement, plus sévèrement. Ils sont moins baroques. Les seuls à porter des éléments d’accoutrements de carnaval (avec perruques fluorescentes) sont des Espagnol(e)s. Aux douze coups de minuit, ceux-ci avalent douze grains de raisin (et nous avec eux), une tradition qui n’a pas cours ici. Passe une ambulance, Cruz Vermelha Portuguesa. Rouge : vermelho/vermelha, très beau. Autres très beaux mots : saudade, intraduisible comme l’est dor en roumain ; et cafuné, soit le geste de passer tendrement sa main dans la chevelure d’un être aimé ! Cafuné é o ato de coçar com a ponta dos dedos a cabeça de alguém, popularmente considerado um gesto de carinho e afeto. Normalmente, o cafuné é um carinho feito entre pessoas com algum nível de intimidade fraternal, geralmente entre membros de uma família, casais ou amigos próximos. Qu’en dites-vous ?
Réveil sur l’air et les paroles de « Teach Me Tiger ! » (1959) d’April Stevens. Une chanson superbement coquine, comme le sont certaines chansons de Serge Gainsbourg (pensez à « Je t’aime… moi non plus »). Il me semble qu’elle porta préjudice à la chanteuse, dans une Amérique puritaine. A ce propos, souvenez-vous que Henry Miller a lui aussi été boudé dans son pays, dans les années 1950.
Ciel gris. Pluie fine. La ferronnerie des balcons ourlée de gouttes d’eau. Les pas du voisin du dessus, la pendule de la voisine du dessous et le son lointain de volées de cloches. Sortir, marcher sous cette pluie si fine, s’offrir aux caresses tièdes venues du large. L’Atlantique ! Les îles de l’Atlantique ! Acheté du thé des Açores (Chá Gorreana), du noir mais aussi du vert. A boire à petites gorgées en regardant tomber les pluies tièdes sous une varangue.
Marche dans la nuit. Cette incomparable douceur atlantique avec cette bruine (llovizna) tiède, accueillante. On marche légèrement vêtu. On pourrait marcher toute la nuit. Boas Festas en lettres de lumière. Va-et-vient continu sur la Rua Augusta. Le parfum des marrons chauds. La sensualité de Lisboa, une sensualité que confirme cette bruine tiède, accueillante.
Olivier Ypsilantis