‟Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes” écrit Georges Perec dans ‟Espèces d’espaces”.
✽
Je me souviens que Georges Perec entreprit une ‟tentative d’épuisement d’un lieu parisien” dans un café avec vue sur la place Saint-Sulpice. A ce propos, je me souviens qu’autour de la fontaine, au centre de cette place, se tiennent quatre évêques qui ont été des orateurs : Bossuet, Fénelon, Fléchier et Massillon. Je me souviens que Georges Perec les évoque au tout début de cette tentative.
Je me souviens (je m’en souviens parce qu’on me l’a rapporté) que j’ai fait mes premiers pas dans le square Saint-Lambert, dans le XVe arrondissement. Je me souviens (pour y être retourné) que dans ce square années 1930 à la parfaite unité architecturale (unité que confirment les immeubles de même époque qui le bordent sur ses quatre côtés) figure un groupe en bronze de Victor Peter (un sculpteur animalier bien oublié), deux oursons dressés sur leurs pattes arrières et occupés à jouer. Ces heures de la petite enfance passées dans ce square n’auraient-elles pas déterminé mon goût prononcé pour le style années 1930 ?
Je me souviens d’heures studieuses dans le jardin du Luxembourg, le préféré de mes jardins parisiens : pour des souvenirs de lectures, pour des baisers, pour ses arbres, pour ses vieux Espagnols qui jouaient à la pétanque, pour son Grand Bassin où mon père m’a dit avoir fait manœuvrer son canot de course Hornby, pour sa fontaine Médicis et ce couple blanc comme du marbre de Carrare — la nymphe Galatée dans les bras du berger Acis qu’observe la masse sombre et terrifiante du cyclope Polyphème —, pour son Théâtre des Marionnettes et la famille Desarthis, pour…
Galatée dans les bras d’Acis, sculpture d’Auguste Ottin (1811-1890)
A ce propos, je me souviens que c’est dans ce Théâtre des Marionnettes que j’ai vu mon père comme je ne l’avais jamais vu, aussi passionné que les enfants qui nous entouraient. Il revivait son enfance dans ces lieux, dans le quartier de son enfance, Montparnasse côté jardin du Luxembourg.
Je me souviens de l’amie polonaise, de son herbier lunaire pour Michel Butor, de ses floraisons ambiguës, très ambiguës. Je me souviens qu’elle demeurait rue Ernest-Psichari, au dernier étage d’un immeuble années 1930. Là-haut, nous étions comme dans la cabine d’un paquebot. Aux murs, des photographies en noir et blanc des lacs de Mazurie et des plaines de Mazovie. Sur sa table de travail, des minéraux, des végétaux, des coquillages, des plumes, des fragments de vieilles dentelles… Autant de supports pour son imagination.
Je me souviens de Paris tôt le dimanche matin, en été surtout, dans le quartier Latin. Les arroseuses municipales, le bruit des chaises et des tables que les loufiats traînaient et disposaient en terrasses, des bruits isolés — clairement distincts donc — et qui peu à peu se rejoignaient et se mêlaient dans un brouhaha.
Je me souviens des étalages de Joseph Gibert, boulevard Saint-Michel, à l’angle de la rue Racine. Je me souviens des merveilles qu’on y dégotait pour presque rien sur le trottoir, des livres comme méprisés. Je me souviens des livres de l’éditeur genevois Pierre Cailler, aujourd’hui très recherchés. Je me souviens en particulier de ces livres à la couverture élégante et sévère dans la collection ‟Écrits et documents de peintres”.
Je me souviens de Dina Vierny dans sa galerie de la rue Jacob. Je revois cette petite femme plutôt enveloppée qui avait été le modèle des plus grands, d’Aristide Maillol en particulier. Je me souviens que c’est dans cette galerie que je vis pour la première fois les sculptures de Cornelis Zitman, artiste vénézuélien d’origine hollandaise, des sculptures en bronze, des Indiennes dont l’étrange beauté me troubla.
Je me souviens de tant de discussions, tard dans nuit, chez un ami qui habitait rue du Printemps. Il était souvent question de l’Allemagne (son père était allemand), de ses peintres et de ses écrivains. Je revois son petit appartement monacal rempli de livres. A ce propos, je me souviens que cette rue doit son nom aux grands magasins ‟Printemps” qui l’ont ouverte à la fin du XIXe siècle.
Je me souviens de Martin Flinker en sa librairie du Quai des Orfèvres, au 68. Je me souviens qu’il fallait descendre quelques marches pour y accéder. Je me souviens des souvenirs qu’il me rapportait sur Thomas Mann. Il s’interrompait, revenait avec un livre, m’invitait à lire le passage qui confirmait ou prolongeait ce qu’il venait de me dire. Je me souviens des grands platanes du quai des Orfèvres et de leurs feuilles sur lesquelles on s’efforçait de ne pas glisser les jours de pluie.
Martin Flinker (1895-1986) dans son antre.
Je me souviens de la Seine charriant des blocs de glace, une Seine jaune comme un fleuve d’Extrême-Orient. Je me souviens d’aiguilles de glace sur le pourtour des bassins, des lainages de l’amie qui lui montaient jusqu’à son nez, du froid sépulcral des églises, de la buée sur les vitres. Les emblèmes du froid dans la grande ville.
Je me souviens que c’est avec ma mère que je vis ma première exposition, des peintures de Monet, chez Durand-Ruel, avenue de Friedland. Il neigeait à gros flocons.
Je me souviens du silence des bibliothèques. On y chuchotait comme dans des églises. Le silence religieux des bibliothèques…
Je me souviens de Serge Gainsbourg. Je me souviens du 5bis rue de Verneuil et des graffitis qui, après sa mort, se mirent à couvrir son mur. Certains proposaient d’émouvantes variations sur ses chansons ; une certaine Sandrine avait écrit : ‟Je suis venue te dire que je t’aimais.”
Je me souviens de Brassaï. Comment penser à Paris sans penser à lui ? Le pavé de Paris, ‟Paris de nuit”…
Je me souviens quand l’entrée des Invalides était flanquée, côté esplanade, de deux chars pris à l’ennemi, deux Panther repeints aux couleurs de la 2e D.B.
Je me souviens de mon bonheur, en été, à me diriger vers la gare de l’Est pour y prendre un train qui me conduirait vers l’Europe centrale et orientale, vers cette Europe de l’autre côté. Gare de l’Est, l’immense mémoire de cette gare ; et ma mémoire, grain de poussière dans cette mémoire… Wenn Speicher vergessen hat, denken Sie daran…
Olivier Ypsilantis
Bonjour,
J’ai découvert votre site car je faisais une recherche sur Martin Flinker que j’ai connu, comme vous, alors que je fréquentais sa librairie. J’appréciais beaucoup cet homme cultivé et subtil, aux belles manières (né dans l’Empire Austro-hongrois !).
Bien que non germaniste tout en étant passionné de littérature et de philosophie allemande, j’ai passé de bons moments en sa compagnie.
Tout comme vous, je me dis que j’ai eu la chance et l’honneur de rencontrer cet homme.
Merci pour votre travail de remémoration.