En header, les trois sœurs de Franz Kafka, toutes assassinées par les nazis. De gauche à droite : Elli (Gabriele) 1889-1942, Valli (Valerie) 1890-1942 et Ottla (Ottilie) 1892-1943, sa sœur préférée.
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Texte écrit dans la soirée du 2 octobre 2014, dans un élan de la mémoire, en hommage à la fécondité, à la diversité et à l’éternité du peuple juif.
Je me souviens de Robert Gamzon, fondateur des EIF, surnommé « Castor soucieux ». Je me souviens qu’il était aussi « capitaine Lagnes ».
Je me souviens de Marc Hagueneau. Je m’en souviens parce qu’une compagnie de résistants de l’EIF au maquis du Tarn portait son nom.
Je me souviens des gravures sur bois de David Ludwig Bloch, des gravures qui montrent Shanghai où il s’était réfugié.
Une gravure sur bois de 1941 de David Ludwig Bloch (1910-2002)
Je me souviens du salon berlinois de Henriette Herz.
Je me souviens de Clara Immerwahr la suicidée. Je me souviens aussi de Fritz Haber que j’aimerais parfois oublier.
Je me souviens que Régine (Ariane) Knout était la fille de Scriabine et la nièce de Molotov. Convertie au judaïsme, elle fut très active dans la Résistance juive avant son assassinat par la Milice, le 22 juillet 1944, au 11 rue de la Pomme, à Toulouse.
Je me souviens de Gertrud Kolmar — Gertrud Käthe Chodziesner. Comment l’oublier ? Comment ne pas s’en souvenir ?
Je me souviens qu’au cours de la Seconde Guerre mondiale, Helena Rubinstein devint fournisseur officiel de l’armée américaine, équipant les soldats en maquillage camouflant et démaquillage ainsi qu’en crème solaire.
Je me souviens d’André Citroën et des engrenages à double denture en chevrons connus comme les « galons de caporal ».
Je me souviens du regard des femmes de Moïse Kisling.
Je me souviens de Shatta et d’Édouard (Bouli) Simon, de la maison de Moissac au 18, quai du Port.
Je me souviens que j’ai découvert Frieda Gertrud Riess par un portrait de Claire Goll. Et je me souviens que j’ai découvert Ghitta Carell par un portrait de Benito Mussolini.
Je me souviens de Paul Celan, de l’accusation de plagiat lancée par la femme d’Yvan Goll, Claire, accusation qui le conduisit à la dépression nerveuse.
Claire Goll (1890-1977) photographiée par Frieda Gertrud Riess (1890-1955)
Je me souviens du frère et de la sœur, d’Emmanuel et de Mila Racine.
Je me souviens d’Isaac Carasso. Je me souviens que le nom Danone fait référence au prénom de son fils Daniel, Danón, « petit Daniel » en catalan.
Je me souviens d’Arnaldo Momigliano, de mon plaisir à le lire.
Je me souviens que « Kafka » (kavka) signifie « choucas » en tchèque. Et, de fait, il ressemble à cet oiseau, sur la dernière photographie surtout, prise peu avant sa mort.
La dernière photographie (connue) de Franz Kafka (1883-1924)
Je me souviens de Soutine et de Kikoine.
Je me souviens de Joseph Rovan et des « Contes de Dachau ».
Je me souviens de Marcel Dassault — alors Marcel Bloch — et de l’hélice « Eclair ».
Je me souviens que le stylo à bille doit beaucoup aux frères Bíró, László et Györgi. A ce propos, je me souviens d’autres frères, les sculpteurs Antoine Pevsner et Naum Gabo dont, enfant, je suivais déjà avec délice les plans diversement incurvés et suprêmement élégants.
Je me souviens de Darty, du service après-vente et du Contrat de confiance.
Je me souviens qu’Alfred Döblin obtint en 1945 le poste d’inspecteur littéraire de l’administration militaire dans les Forces Françaises d’occupation. Je me souviens que son fils, Wolfgang, se suicida alors qu’il était sous l’uniforme français pour ne pas tomber aux mains des Allemands. Il avait entre-temps fait parvenir à l’Académie des sciences, sous la forme d’un pli cacheté, la résolution de l’équation de Kolmogorov :
http://www.ehess.fr/revue-msh/pdf/N176R1255.pdf
Je me souviens lorsque j’écoutais avec émotion Jean Ferrat — j’avais quinze-seize ans — puis avec agacement quelques années plus tard.
Je me souviens de Raphaël Draï, mort il y a peu. Il reste l’un de ceux que j’écoute avec le plus d’émotion, un père, un frère, un ami. Écoutez Raphaël Draï ! Ne l’oubliez pas !
Je me souviens que la notation Ø (ensemble vide) a été introduite par André Weil, le frère de Simone Weil.
André Weil (1906-1998)
Je me souviens de la seule fois où j’ai éprouvé un plaisir sans partage à l’heure de glisser mon bulletin de vote dans l’urne : quand j’ai voté Simone Veil.
Je me souviens de Pierre Mendès France, du verre de lait et du sucre dans les écoles. C’était en 1954 et Pierre Mendès France était alors Président du Conseil. Je n’étais pas né. Ainsi, me faut-il souligner en la circonstance l’ambiguité de « Je me souviens », ambiguité qui se glisse dans nombre de mes « Je me souviens ».
Je me souviens de Ludwik Lejzer Zamenhof, créateur de l’espéranto.
Je me souviens d’Alexandre de Rhodes, jésuite d’origine marrane, auteur d’une transcription phonétique et romanisée du vietnamien.
Je me souviens qu’enfant je restais des heures à contempler les recherches cinétiques de Yaacov Agam dans des livres et des revues. Bien des années après, je retrouvai cet artiste non sans plaisir, à Tel Aviv, avec la façade du Dan Hotel et la fontaine du Square Dizengoff.
La façade du Dan Hotel, à Tel Aviv.
Je me souviens de Maïmonide médecin.
Je me souviens de Doña Gracia Nassi, de l’aide qu’elle apporta aux conversos.
Je me souviens que Juan Luis Vives est né l’année de l’expulsion des Juifs d’Espagne.
Je me souviens de Max Jacob et de Saint-Benoît-sur-Loire.
Je me souviens de Georges Perec et de ses « Je me souviens » ; mais je ne me souviens pas de tous ses « Je me souviens »…
Je me souviens des assassinés Victor Alter et Henryk Ehrlich du Bund, du travail de mémoire accompli par Marek Edelman. Je me souviens que Marek Edelman prit le commandement des Juifs combattants du ghetto de Varsovie après la mort de Mordechaj Anielewicz.
Je me souviens de Marc Bloch et de L’École des Annales.
Je me souviens de mon plaisir à lire les petites monographies d’artistes éditées par Fernand Hazan dans la collection abc. Dans ma mémoire, ces monographies sont volontiers associées à des voyages. Leur petit format m’incitait à les glisser dans la valise ou le sac à dos.
Je me souviens de Chana Orloff et du plaisir que j’eus à retrouver ses sculptures en Israël, à Tel Aviv, notamment avec le buste de Reuven Rubin dans le musée de Bialik St.
Je me souviens de Félix Alcan, un nom qui dans mes souvenirs reste indéfectiblement lié à Henri Bergson. Je me souviens de ses livres à couverture vert pâle dans la collection Bibliothèque de philosophie contemporaine.
Je me souviens de Guy Lévis Mano, plus simplement de GLM, de ses petits livres que j’extrayais le cœur battant des fouillis des bouquinistes.
Guy Lévis Mano (1904-1980)
Je me souviens d’Edmond Jabès, l’Égyptien de langue française. J’ai souvent pensé (et je pense encore) que s’il me fallait sauver quelques livres dans le monde, et rien que quelques livres, je sauverais ceux d’Edmond Jabès.
Je me souviens de Lucien Lévy-Dhurmer, de la douceur de ses pastels, douceur d’un autre monde.
Je me souviens de Meir Dizengoff. Mais je ne me souviens plus du nom de son cheval.
Je me souviens du manchot Joseph Trumpeldor et du borgne Moshé Dayan. Je me souviens que l’un perdit son bras gauche alors qu’il combattait à Port-Arthur, dans l’armée russe ; et que l’autre perdit son œil gauche alors qu’il combattait contre Vichy, en Syrie, dans les forces britanniques. (Ce « Je me souviens » peut sembler impertinent, il est affectueux).
Je me souviens de Jack Guzik, l’homme de confiance d’Al Capone, surnommé « Greasy thumb ».
Je me souviens de mon plaisir à dégoter puis à lire « Le maillet et le ciseau : souvenirs de ma vie » de Zadkine.
Ossip Zadkine (1890-1967)
Je me souviens des facéties de Jerry Lewis — Joseph Levitch — que me fit découvrir ma grand-mère dans des cinémas parisiens, lorsque j’étais enfant.
Je me souviens qu’Alain Krivine se présenta à l’élection présidentielle de 1969 pour la Ligue communiste alors qu’il effectuait son service militaire. Je me souviens de la dissolution de la Ligue communiste et de celle d’Ordre Nouveau.
Je me souviens de l’œuvre immense de Jules Moch dans la France de l’après-guerre.
De toutes les chansons de Michel Jonasz, « Les vacances au bord de la mer » reste la plus précise dans ma mémoire.
Je me souviens du mystère de la mort d’Arlozoroff — mais qui a tué Arlozoroff ?
Je me souviens que la mère de Marcel Mauss, Rosine, était la sœur aînée d’Émile Durkheim.
Je me souviens de Barbara, de son visage autant que de sa voix.
Je me souviens de l’histoire du sexe de l’ange qui orne la tombe d’Oscar Wilde au cimetière du Père-Lachaise, une sculpture de Jacob Epstein.
La tombe d’Oscar Wilde
Je me souviens de l’homme à tête de choux.
Je me souviens de Félix Baum, l’ami de Franz Kafka. Je me souviens qu’il devint aveugle et que Leo, son fils unique, périt dans l’attentat contre le King David Hotel, à Jérusalem.
Je me souviens qu’Albert Einstein fut employé au Bureau fédéral de la propriété intellectuelle, à Berne. Je me souviens de lui tirant la langue devant l’objectif.
Je me souviens que Spinoza polissait des lentilles.
Je me souviens de Walter Benjamin et des passages parisiens.
Je me souviens que Tristan Tzara — Samuel Rosenstock — était un passionné d’anagrammes.
Je me souviens que Jean-Michel Atlan échappa à la déportation (après avoir été arrêté en tant que Résistant) en simulant la folie. Interné à Sainte-Anne, il en sortit à la Libération.
Jean-Michel Atlan (1913-1960)
Je me souviens quand, ado, je rêvassais en écoutant Léonard Cohen. Mais je rêvasse encore en l’écoutant.
Je me souviens des binocles et des drôles de galurins d’Emma Goldman.
Je me souviens de Henri Krazuki en « Crabe Zuki » dans le Bébête Show.
Je me souviens de Barnett Newman. Je me souviens de sa Broken Obelisk mais plus encore de nombre de ses peintures dont le silence m’évoque celui des peintures de Mark Rothko — et inversement.
Je me souviens d’Albert Lévy. Voir Chaussures André.
Je me souviens de Karl Liebknecht et de Rosa Luxemburg assassinés dans leur prison, le 15 janvier 1919.
Je me souviens des travaux sur la mémoire de Christian Boltanski, des travaux proches en tous points de ceux de Georges Perec. Christian Boltanski, Georges Perec, des frères.
Je me souviens de mon émotion devant ces humbles interrogations de Daniel Spoerri, avec ses tableaux-pièges.
Je me souviens de Groucho, Gummo, Zeppo, Chico et Harpo.
Je me souviens de Camillo Olivetti. Je me souviens de certaines machines à écrire Olivetti.
Je me souviens que Marcel Bleustein accola à son nom de résistant, Blanchet. Je me souviens des drugstores à l’américaine dont le Publicis, sur les Champs-Élysées, à Paris.
Je me souviens de l’importance du rouge dans les créations de Raymond Loewy, comme dans certains logotypes : LU, le paquet de cigarettes Lucky Strike, Javel La Croix, etc.
Je me souviens de Kirk Douglass dans le rôle du colonel Dax, dans « Paths of Glory » de Stanley Kubrick.
Je me souviens qu’enfant je copiais à l’encre de Chine et au pastel gras des compositions d’Adolph Gottlieb.
Je me souviens de Stephan Hermlin et des controverses sur son passé.
Stephan Hermlin (1915-1997)
Je me souviens de Fanny Kaplan, la Charlotte Corday de la Révolution russe.
Je me souviens que la Warner Bros. Pictures Inc. a été fondée par quatre frères, les frères Warner. Je me souviens de la Paramount Pictures et d’Adolph Zukor. Et je pourrais évoquer toute l’industrie cinématographique hollywoodienne.
Je me souviens du procès de Joseph Brodsky.
Je me souviens du mime Marceau, Bip.
Je me souviens du Maharal (Rabbi Juda Loew ben Bezabel), le père du Golem.
Je me souviens d’Otto Rank avec « Le traumatisme de la naissance » et de Sándor Ferenczi avec « Thalassa : psychanalyse des origines de la vie sexuelle ». Je me souviens que dans les années 1970, on lisait avec entrain les classiques de la psychanalyse, l’école freudienne surtout. Ces deux livres m’ont particulièrement marqué par leur qualité littéraire, par l’amplitude de l’espace désigné. J’ai pensé à Gaston Bachelard tout en les lisant. Et je ne puis me souvenir de ces lectures sans me souvenir de la Petite Bibliothèque Payot années 1970, avec ses volumes brochés aux cahiers cousus.
Je me souviens que l’actrice Hedy Lamarr (Hedwig Eva Maria Kiesler) simula un orgasme à l’écran, en 1933, dans « Extáze » alors qu’elle tenait le rôle d’Eva Jerman. Je me souviens que pour aider les Alliés dans leur effort de guerre, elle mit au point, en collaboration avec le compositeur George Antheil, un principe de transmission encore utilisé, le Frequency Hopping Spread Spectrum (FHSS).
Hedy Lamarr (1914-2000)
Je me souviens des villes de Ludwig Meidner soumises à l’apocalypse.
Je me souviens de Claude Hagège le polyglotte, historien de la langue française. Je me souviens de mon bonheur à lire « Le français, histoire d’un combat », dix chapitres pleins de bruits, de fureurs et… de saveurs.
Je me souviens de Dennis Sciama, l’un des pères de la cosmologie moderne. Je me souviens que de nombreux astrophysiciens et cosmologues parmi les plus importants ont préparé leur thèse de doctorat sous sa direction. L’un d’eux, Stephen Hawking.
Je me souviens de Naama et d’Eitam Henkin, assassinés le 1er octobre 2015 en Judée-Samarie…
Naama et d’Eitam Henkin
Olivier Ypsilantis