Je me souviens dans ‟L’infra-ordinaire” de Georges Perec de ce titre : ‟Tentative d’inventaire des aliments liquides et solides que j’ai ingurgités au cours de l’année mil neuf cent soixante-quatorze.”
Je me souviens du pain au sésame, à Athènes. Lorsque vingt ans plus tard, j’en ai goûté en Israël, Athènes m’est revenue d’un coup, dans un vertige. L’espace et le temps se sont contractés — ou dilatés — et cette fraction de seconde s’est faite éternité.
A ce propos, je me souviens des pains d’Israël, de mon plaisir à en goûter le moelleux et la tiédeur tout en marchant, à Tel Aviv ou Jérusalem. Les pains d’Israël !
Je me souviens de mon plaisir à saturer de lait ces choses faites de céréales et qui ressemblent à des éponges, les Weetabix. Je me souviens de mon plaisir à faire pétiller les Rice Crispies présentés par trois cartoon mascots aux noms en onomatopées : Snap, Crackle et Pop. Je me souviens de mon plaisir à croquer dans les petits oreillers fibreux de shredded wheat.
Je me souviens du pithiviers chez Tante G., à Milly-la-Forêt, non pas le feuilleté mais le fondant, recouvert d’un glaçage donc.
Je me souviens de la tarte aux pruneaux, à l’île d’Yeu, et du kouign-amann, à Larmor-Baden.
Je me souviens de concours d’aspiration de spaghettis et des réprimandes des parents qui s’en suivaient.
Je me souviens de la horchata de chufa (un lait végétal sucré élaboré à partir du souchet), à Barcelone. Je me souviens de l’averse sur cette ville grise et jaunâtre, graisseuse et poisseuse après les mois d’été. Elle tomba alors que j’étais installé en terrasse, sur les Ramblas. Le parfum de la horchata de chufa reste associé dans ma mémoire à cette averse tant attendue, à la fraîcheur montante après ces mois de sueur.
Je me souviens du glüg bu chez des cousins suédois, à Noël, à la lumière des bougies. Je me souviens d’une belle et blonde cousine. Elle était dentiste et je me voyais déjà renversé sur le fauteuil de son cabinet…
Je me souviens des aliments surdimensionnés de Claes Oldenburg, ses hamburgers notamment.
‟Droppedcone” de Claes Oldenburg, sur un immeuble de Köln.
Je me souviens de la polenta. Et puisqu’il est question de polenta, je me souviens de Mario Rigoni Stern, de sa folle envie de polenta tandis qu’il combat dans le froid russe.
Je me souviens que dans son ‟Journal de voyage”, Arthur Schopenhauer donne des notes aux restaurants dans lesquels il fait halte.
Je me souviens de la Roumanie quand il n’y avait que du chou bouilli à manger.
Je me souviens du muscat de Samos que ma grand-tante me proposait à chaque fois que je lui rendais visite. Elle fumait des américaines tout en le dégustant. Je ne puis aujourd’hui en boire sans que ne me reviennent le parfum chaleureux de ses cigarettes et le petit salon où nous observait de son cadre une parente en hoqueton et au doux sourire, une rose plantée dans une chevelure de jais.
Je me souviens des délices d’Ávila, ville de Santa Teresa, ville des Carmelitas desclazas, ville de pâtisseries. Je me souviens en particulier des yemas de Ávila.
Je me souviens de mon plaisir à manger avec les doigts, en Inde, délicatement.
Je me souviens de la série ‟L’aliment blanc” de Robert Malaval, de ces protubérances parfaitement écœurantes, ‟métaphore d’un mal proliférant et inévitable.”
Un élément de la série ‟L’aliment blanc” de Robert Malaval.
Je me souviens du plaisir qu’enfant j’avais à ménager une petite cavité dans la purée mousseline pour y placer un morceau de beurre que je regardais fondre.
Je me souviens du fromage blanc d’Israël, celui qu’on nous servait à la cantine de Tsahal, dans le Néguev. Sa fraîcheur, sa troublante douceur… Je me suis alors souvenu d’Athènes et du grand café néo-classique qui proposait un fromage blanc aussi onctueux sur lequel était répandue une engobe de miel. Je me souviens avoir pensé au Créateur plus que devant n’importe quelle icône : Quelqu’un d’immensément bienveillant veillait sur l’homme, sur moi…
En travaillant à cette série de ‟Je me souviens”, je me suis souvenu de ce passage qui figure au tout début des ‟Mémoires d’une jeune fille rangée” : ‟Devant les confiseries de la rue Vavin, je me pétrifiais fascinée par l’éclat lumineux des fruits confis, le sourd chatoiement des pâtes de fruits, la floraison bigarrée des bonbons acidulés ; vert, rouge, orange, violet : je convoitais les couleurs elles-mêmes autant que le plaisir qu’elles me promettaient. ”
Je me souviens du chocolat noir après la baignade, lorsque j’étais enfant : un goût qui se mêlait à celui du sel.
Je me souviens de Bodegas Campos à Cordoue et du salmorejo qu’accompagnaient quelques verres de Montilla-Moriles.
Je me souviens des salades niçoises de ma tante. Je me souviens que je laissais les autres se servir avant moi, par politesse mais surtout parce que plus on allait vers le fond du saladier plus le délice était garanti…
Je me souviens des brazos de gitano et des huesos de santo, tous bien appétissants mais dont les noms me dégoûtaient. Pensez donc ! Croquer dans un bras de gitan ou une relique de saint…
Je me souviens des nouilles-lettres dans la soupe et de mon plaisir d’enfant à constituer sur ma serviette des alphabets, des mots et même des phrases.
Des nouilles-lettres (ou nouilles alphabet)
Olivier Ypsilantis