Ces ‟Je me souviens” pourraient sans peine former un épais volume. J’ai donc décidé de me réfréner, quitte à récidiver… En fin d’article, on retrouvera Georges Perec, un vieil ami…
✽
Je me souviens, en Inde, à Pondichéry, du coq chantant de Pathé sur la façade de ce qui avait été un cinéma. Ce coq reste dans ma mémoire comme l’un des emblèmes les plus sûrs d’une nostalgie outremer.
Je me souviens du ‟Voyage dans la Lune” de Georges Méliès, de l’obus dans lequel une équipe de scientifiques se fait projeter. Je me souviens que dans cette équipe figure un certain professeur Barbenfouillis, un rôle tenu par Georges Méliès en personne. Cette barbe extraordinaire m’a fait penser à celle de Dupond et de Dupont dans ‟On a marché sur la Lune”. Ci-joint, la version restaurée du ‟Voyage dans la Lune” :
https://www.youtube.com/watch?v=ddUnjpnF5jg
Je me souviens de Segundo de Chomón, bien moins connu que Georges Méliès et pourtant non moins inventif. Je l’ai découvert par ‟El Hotel Electrico” :
https://www.youtube.com/watch?v=aZFdaqQky2o
Je me souviens que parmi les films que mon père projetait à la maison, lorsque j’étais enfant, figuraient des films de Charlie Chaplin dont ‟The Cure”, ‟The Rink” et, mon préféré, ‟The Adventurer” :
https://www.youtube.com/watch?v=PXxMJ3fDDsk
Je me souviens que ma mère ne pouvait s’empêcher de rire lorsque la crème glacée tombait dans le décolleté de la dame et que le gros barbu (Eric Campbell), après s’être efforcé de l’en extraire, se faisait gifler par l’intéressée.
Parmi les autres films que mon père projetait avec sa caméra Bell&Howell (j’entends encore son bruit), je me souviens de petits dessins animés de Walt Disney qui ne duraient que quelques minutes, comme ‟Donald et le pneu récalcitrant” :
https://www.youtube.com/watch?v=H6cnQVAVAh0
Je me souviens de ‟Nosferatu” de Murnau sur l’immense écran de la Cinémathèque française, alors installée au Palais de Chaillot et dirigée par Henri Langlois. Je revois Nosferatu (Max Schreck) se résorber, surpris par le chant du coq et les premières lueurs de l’aube, tandis que les effets de la peste s’arrêtent. J’ai pensé que ce film des années 1920 d’une bouleversante beauté était prémonitoire : les rats étaient les nazis, les nazis qui identifieront les Juifs à des rats porteurs des pires microbes.
Je me souviens des évolutions de Harold Lloyd dans ‟Safety Last !” Je souriais et riais, mais je riais jaune : je suis sujet au vertige.
Harold Lloyd dans ‟Safety Last !” (1923) de Fred C. Newmeyer et Sam Taylor.
Je me souviens de Buster Keaton. Il me semble qu’aucun homme n’a mieux exprimé la condition humaine avec ce mélange de tragique et de comique, de larmes et de rires. Nous sommes tous perpétuellement ahuris devant le monde ; nous sommes tous des Buster Keaton.
Je me souviens que dans ‟Napoléon” d’Abel Gance (un film que j’ai vu dans un cinéma d’Athènes), Bonaparte (Albert Dieudonné) fuit les gendarmes de Pasquale de Paoli à bord d’une embarcation dont la voile est le drapeau tricolore dérobé à l’hôtel de ville d’Ajaccio. Tandis qu’il manœuvre, il crie à ses poursuivants : ‟Je vous le rapporterai !”
Je me souviens de Lady Marian (Olivia de Havilland) et de Robin de Locksley (Errol Flynn) dans ‟The Adventures of Robin Hood” de Michael Curtiz et William Keighley.
Je ne peux me regarder dans un miroir sans avoir une pensée pour Groucho Marx dans ‟The Mirror Scene” (une séquence de ‟Duck Soup”) :
https://www.youtube.com/watch?v=j5lU52aWTJo
Je me souviens que Staline tenait Eisenstein en haute estime, principalement pour ‟Le cuirassé Potemkine”.
Je me souviens de ‟La Passion de Jeanne d’Arc” de Dreyer, un tour de force ; en effet, ce film muet mettait en scène… un procès, la parole donc. Le jeu de la caméra avec ces gros plans sur les visages (à commencer par celui de Jeanne d’Arc, un rôle tenu par Renée Falconetti) me dérangeait tout en me fascinant : j’étais habitué à la distance et au maquillage.
Je me souviens de ‟Tabu” de Murnau. Il me semble l’avoir vu sur l’immense écran de la Cinémathèque française du temps de Henri Langlois. Je me souviens de la beauté toute biblique de ce film — le Paradis perdu…
Friedrich Wilhelm Plumpe dit ‟Murnau” (1888-1931)
Je me souviens de la gouaille de Simone Signoret dans ‟Casque d’or” de Jacques Becker, une gouaille aussi envoûtante que celle d’Arletty dans ‟Hôtel du Nord”.
Je me souviens que parmi les films préférés de ma mère figurait ‟Jeux interdits” de René Clément. Je me souviens que parmi les films préférés de mon père figurait ‟The Third Man” de Carol Reed ; il avait bien connu cette capitale autrichienne en ruines qui sert de décor au film. Je me souviens qu’en se rasant, il lui arrivait de siffloter le ‟Harry Lime Theme”.
Je me souviens que parmi les nombreux films que ma grand-mère m’emmena voir dans les salles de Paris figure ‟Jour de fête” de Jacques Tati. Je me souviens des marmonnements du facteur François s’entraînant pour sa ‟tournée à l’américaine”. Je me souviens que le film a été tourné à Sainte-Sévère, village de l’Indre, où Jacques Tati s’était réfugié pendant la guerre.
Je me souviens de l’ombre démesurée d’Ivan le Terrible (Nikolaï Tcherkassov) d’Eisenstein.
Nikolaï Tcherkassov (1903-1966) dans le rôle d’Ivan le Terrible
Je me souviens de Rosebud, le mot emblématique et final prononcé par Charles Foster Kane, du mystère qui entoure ce mot. A ce propos, je me souviens que Barbaba Leaming suggéra que ce mot aurait été le nom que William Randolph Hearst (l’un des inspirateurs du personnage de Charles Foster Kane) donnait au sexe de sa maîtresse, l’actrice Marion Davies.
Je me souviens de ‟The Night of the Hunter” de Charles Laughton et de l’inquiétant prêcheur Harry Powell (Robert Mitchum) dont les quatre doigts de la main droite portent ces quatre lettres : LOVE ; et les quatre doigts de la main gauche : HATE.
Je me souviens que ‟Nuit et Brouillard” d’Alain Resnais a été retouché par la censure, notamment le képi d’un gendarme qui surveille le camp de Pithiviers.
Je me souviens de Kirk Douglas dans le rôle du colonel Dax dans ‟Les Sentiers de la gloire” de Stanley Kubrick.
Je me souviens de ‟La mort aux trousses” (‟North by Northwest”) d’Alfred Hitchcock, plus particulièrement de la très célèbre scène du rendez-vous de Cary Grant avec la mort — un biplan. A ce propos, je me souviens que l’idée du metteur en scène était précisément d’inverser tous les clichés relatifs à la situation classique d’un homme qui a rendez-vous avec la mort.
Lorsque j’étais adolescent, deux personnages ont exercé sur mon imagination une authentique fascination : le prince Salina (Burt Lancaster) dans ‟Le Guépard”, et Louis II de Bavière (Helmut Berger) dans ‟Ludwig ou le Crépuscule des dieux”, deux films de Luchino Visconti. Je me souviens d’avoir ‟dévoré” toute une littérature relative à ce roi.
Je me souviens d’Anouk Aimée dans ‟Le général de l’armée morte” de Luciano Tovoli, inspiré du roman d’Ismaïl Kadaré. Je me souviens que ce film m’a laissé une impression proche de celle que me laissera ‟Le Désert des Tartares” de Valerio Zurlini, inspiré du roman de Dino Buzatti. Ces films figurent encore parmi mes films de chevet.
Je me souviens d’elle, Emmanuelle Riva, je me souviens de lui, Eiji Okada, dans ‟Hiroshima mon amour” d’Alain Resnais. Elle, Nevers ; lui, Hiroshima — des êtres, des lieux…
Je me souviens que ‟Le Doulos” de Jean-Pierre Melville est le premier film que ma grand-mère m’emmena voir ; je devais avoir douze-treize ans. Je me souviens que ce film était projeté dans un cinéma des Champs-Élysées — mais lequel ? Je me souviens que le soleil brillait — mais en quelle saison étions-nous ?
Je me souviens de ‟The Servant” de Joseph Losey. Je me souviens de Dirk Bogarde dans le rôle de Barrett (the servant) et de James Fox dans celui de Tony. Je me souviens d’une ambiance feutrée, toujours plus étouffante.
Je me souviens de ‟La Dolce Vita” de Federico Fellini. Le film m’aurait légèrement ennuyé si je ne m’étais attaché à en étudier la structure, une structure qui allait dans le sens d’une inclinaison : le traitement d’un thème par touches et sous un angle toujours changeant.
Je me souviens que Jerry Lewis faisait beaucoup rire ma grand-mère. De fait, je ne puis le voir sans penser à elle.
Je me souviens de ‟Mamma Roma” de Pasolini et du formidable bagout de la grande Anna Magnani.
Je me souviens d’avoir vu ‟Muriel ou le Temps d’un retour” d’Alain Resnais dans un cinéma parisien — mais lequel ? — par un jour d’hiver gris. Je me souviens que ce film est lié à un lieu, Boulogne-sur-Mer.
Je me souviens que Maurice Bardèche et son beau-frère, Robert Brasillach, ont écrit une ‟Histoire du cinéma”.
Je me souviens de Woodstock par le reportage de Michael Wadleigh.
Je me souviens du ‟Silence” d’Ingmar Bergman, des deux sœurs (Ester et Anna) accompagnées de l’enfant. L’ambiance (étouffante) de ce film me revient souvent lorsque je cherche le sommeil. Je m’identifie alors à ce petit garçon qui observe et erre dans les couloirs d’un hôtel qui m’évoque l’immeuble des Assicurazzioni Generali où travailla Franz Kafka, à Prague. En effet, des confidences, des sous-entendus et des propos chuchotés m’inclinèrent à penser que ma mère avait vécu ce que vivait Ester (Ingrid Thulin) ; mais physiquement, Gunnel Lindblom (Anna) lui ressemblait étrangement.
L’enfant entre sa mère (Anna / Gunnel Lindblom, au premier plan) et sa tante (Ester / Ingrid Thulin) dans ‟Le Silence” (‟Tystnaden” – 1963) d’Ingmar Bergman.
Je me souviens de ‟Rosemary’s Baby” de Roman Polanski, un film qui m’a confirmé dans cette intuition : ce ne sont pas les effets spéciaux qui suscitent la peur, l’angoisse ou la terreur, mais le suggéré, le banal. J’ai pu le vérifier avec ‟The Exorcist” de William Friedkin : ce ne sont pas les hurlements de l’enfant et sa tête qui pivote à 360° qui sont effrayants, mais bien ce qui précède : les craquements au grenier, les regards inquiets des parents à table…
Je me souviens de ‟Il était une fois dans l’Ouest”, mon premier contact avec Sergio Leone et avec la musique d’Ennio Morricone. Ce fut un éblouissement autant pour l’œil que pour l’oreille. Je vis Sergio Leone comme le successeur d’Eisenstein et Ennio Morricone comme le successeur de Tchaïkovski et, plus encore, de Chostakovitch — et je pense plus particulièrement à la symphonie dite de ‟Leningrad”.
Je me souviens de ‟Ma nuit chez Maude” d’Eric Rohmer, avec Françoise Fabian et Jean-Louis Trintignant. Je me souviens de mes efforts pour surmonter l’ennui que m’inspira ce film.
Je me souviens de ‟The Graduate” de Mike Nichols, probablement l’un des films que j’ai le plus visionné, un film riche en clins d’œil et en subtilités — un délice. Et puis — pourquoi ne pas le dire ? — je me rêvais dans le rôle de Benjamin (Dustin Hoffman) en compagnie de la troublante Mrs. Robinson (Anne Bancroft).
Anne Bancroft (née en 1931) dans le rôle de Mrs. Robinson
Je me souviens de ‟Young Frankenstein” de Mel Brooks, un film que j’admire toujours plus chaque fois que je le visionne.
Je me souviens du ‟Miroir” d’Andreï Tarkovski, le film où je me suis senti le plus chez moi — pourquoi ? Cette lenteur, ce silence…
Je me souviens de ‟Dersou Ouzala” de Kurasawa. Une fois encore, j’ai expérimenté un puissant processus d’identification : je me suis vu dans la peau de l’officier géographe, Vladimir Arseniev, un rôle tenu par Youri Solomine. Je me suis dit — et je me dis encore — que je me serais comporté exactement comme il se comporte avec son guide, Dersou Ouzala.
Je me souviens de Wim Wenders et de ‟Der Himmel über Berlin”. Et, de fait, je ne puis penser à Berlin ou marcher dans Berlin sans que ne me reviennent des séquences de ce film.
Je me souviens de mon plaisir lorsque je découvris ‟M.A.S.H.” de Robert Altman (dans ce petit cinéma à l’angle de la rue Champollion et de la rue des Écoles) et de mon ennui lorsque je le revis une trentaine d’années après.
Je me souviens de ‟La Clepsydre” de Wojciech Has, de l’exploration de sa mémoire à laquelle se livre Jozef dans le sanatorium en ruines.
Je me souviens de m’être toujours ennuyé en compagnie de Pedro Almodovar, sauf avec ‟Volver”, un film qui entra dans mes fascinations espagnoles, avec ‟Cría cuervos” de Carlos Saura, ‟Tristana” de Luis Buñuel ou ‟Blancanieves” de Pablo Berger.
Catherine Deneuve et Fernando Rey dans ‟Tristana”. Ci-joint, la bande-annonce http://www.premiere.fr/Bandes-annonces/Video/Tristana
Je me souviens que Georges Perec a tourné un film avec Bernard Queysanne, ‟Un homme qui dort”. Ci-joint, le film dans son intégralité :
https://www.youtube.com/watch?v=3TNurvWW4_0
✽
Et quelques ‟Je me souviens” cinématographiques de Georges Perec, inclus dans ‟Je me souviens” sous-titré ‟Les choses communes I” :
1 – Je me souviens que Reda Caire est passé en attraction au cinéma de la porte de Saint-Cloud.
3 – Je me souviens du cinéma Les Agriculteurs, et des fauteuils club du Caméra, et des sièges à deux places du Panthéon.
30 – Je me souviens des séances du jeudi après-midi au cinéma Royal-Passy. Il y avait un film qui s’appelait Les Trois Desperados, et un autre, Les Cinq balles d’argent, qui comportait plusieurs épisodes.
55 – Je me souviens qu’Agnès Varda était photographe au T.N.P.
151 – Je me souviens que c’est à cause des maisons de graineterie que François Truffaut, quand il était militaire, a écrit à Louise de Vilmorin des lettres qui ont été publiées ensuite dans l’hebdomadaire Arts.
Louise Lévêque de Vilmorin (1902-1969) http://www.dailymotion.com/video/xlojy8_louise-de-vilmorin-a-verrieres-dans-son-bureau-en-1955_webcam
196 – Je me souviens que Marina Vlady est la sœur d’Odile Versois (et qu’elles sont les filles du peintre Poliakoff).
224 – Je me souviens que le premier film en cinémascope s’appelait La Tunique (et qu’il était nul).
291 – Je me souviens que le premier film de Jerry Lewis et Dean Martin que j’ai vu s’appelait La Polka des marins.
326 – Je me souviens de Brigitte Fossey et de Georges Poujouly dans Jeux interdits.
461 – Je me souviens des actualités au cinéma.
✽
Comment m’arrêter ? J’aimerais évoquer l’un des films les plus fascinants de l’histoire du cinéma : ‟Le coup de grâce” de Volker Schlöndorff :
http://www.dvdclassik.com/critique/le-coup-de-grace-schlondorff
J’aimerais ajouter d’autres ‟Je me souviens” cinématographiques, avec Andreï Tarkovski, avec Edgar Reitz et son immense fresque, ‟Heimat”, avec Fernando Trueba et ‟Belle Époque”, avec Andreas Dresen et ‟Sommer vorm Balkon”, avec…
Olivier Ypsilantis
Le film d’Eisenstein qui m’a plus marquée dans mon enfance est Alexandre Nevsky, en particulier la bataille sur le lac Peipus entre les chevaliers teutoniques sans visage et les soldats russes. http://www.youtube.com/watch?v=pXr0m7SaGvs
Le film fut retiré de l’affiche en juin 1939, il n’était plus politiquement correct après le pacte germano-soviétique, et projeté à nouveau après le début de l’opération Barbarossa en 1941
Curieux ce que vous écrivez. J’ai hésité entre l’ombre d’Ivan le Terrible et la scène d’Alexandre Nevsky que vous évoquez.