Convergence. Il y a « la religion biblique », avec Abraham et le monothéisme : Dieu unique et, corollairement, unité absolue du genre humain – Sa créature –, deux convictions intégrées aux théologies juive, chrétienne et musulmane.
Mais alors, d’où viennent les principes de la divergence alors que ce Dieu unique désigne impérativement la perspective d’un universalisme ? La divergence théologique semble a priori moins grande entre l’islam et le judaïsme qu’entre le christianisme et le judaïsme.
Partons de l’expérience d’Abraham. Abraham ne découvre pas l’existence d’un Dieu unique par la théologie (soit une réflexion à caractère philosophique conduite par sa propre intelligence), car il n’a reçu aucun enseignement théologique. Son expérience s’est faite à l’échelle humaine : il s’est découvert comme créature d’un Créateur et, dans un deuxième temps, Son Créateur s’est révélé à lui. Autrement dit, l’expérience religieuse abrahamique est préalable à la Révélation elle-même. Abraham trouve cette conviction (d’un Dieu qui est Créateur) en lui, dans une certaine manière de se connaître, une manière étroitement corollaire de l’expérience morale. L’aventure religieuse et l’aventure morale sont en constante liaison.
Juifs, Chrétiens et Musulmans reconnaissent Dieu comme principe d’explication de l’Univers mais aussi comme « le Père de moi », une vertu qui nous vient d’Abraham. Pour ces trois monothéismes, cette croyance en un Dieu qui est le Père (le Créateur), Dieu unique, implique une identification totale entre le propos religieux et le propos moral. En conséquence, l’origine de nos divergences se trouve au point de jonction entre théologie et morale, avec (peut-être) trois manières de considérer les rapports entre théologie et morale.
Si la morale est reliée à la religion, Dieu (le Père, le Créateur) est aussi Juge (de la moralité). N’oublions pas que l’originalité d’Abraham ne tient pas vraiment au fait qu’il est un croyant (les Païens croient eux aussi) mais un monothéiste, l’homme qui a découvert l’identité radicale entre exigence morale et l’exigence religieuse et qui envisage son histoire et celle de sa descendance (de son peuple) comme devant être jugées. Dieu / Père (objet d’amour) / Juge (objet de crainte), le Père et le Juge ne peuvent être découplés : on a peur du juge sauf si c’est le père ; on aime le père mais d’une certaine manière car il est juge. Il s’agit donc bien d’une expérience vécue, propre au monothéisme et non, simplement, de mouvements d’idées et de concepts. Ce fait permet de concilier dans des situations concrètes ce qui n’a pu l’être par les philosophes.
Juifs, Chrétiens et Musulmans ont posé la même question sur la destinée humaine à partir d’Abraham mais ils lui ont apporté des réponses différentes – on en revient à la question des rapports théologie/morale.
Divergences. Tout d’abord, essayons d’expliquer la conception que les trois religions se sont faites de l’idée universaliste. Une loi a été révélée dans la descendance d’Abraham, une loi qui traduit la manière dont le Créateur aimerait que se développe sa Création. Pour que cette loi conduise à la réussite il faut, semble-t-il, que trois conditions soient réalisées.
Il faut (pour un théologien) que l’exigence de moralité aille dans le détail de la Révélation et que la Révélation aille dans le détail de la morale. On ne peut se limiter dans ce type d’entreprise (théologique) à des idéaux et à de vagues exigences sans savoir comment leur donner vie dans les circonstances de la vie, car il est bien question de la volonté divine lorsqu’on évoque une loi morale à l’intérieur d’une religion. Il faut trois conditions pour que la loi soit efficace.
Première de ces trois conditions. La connaissance de la loi, de ce que la communauté juive a préservé et réalisé, une connaissance disponible pour tous et dans tous ses détails, y compris les plus infimes. En effet, par la dispersion, le peuple juif a appris toutes les langues des nations et, ainsi, a compris comment ces dernières posent leurs problèmes moraux. Ainsi Israël peut-il leur communiquer sa manière de poser les siens à partir de la Révélation. Des membres du peuple juif se sont chargés au cours des millénaires de transmettre cette loi par l’étude et jusque dans l’infime détail. Mais empressons-nous d’ajouter que le judaïsme ne se réduit pas à un légalisme, qu’il est une religion et qu’il considère les problèmes de la morale dans les détails de la vie comme étant reliés à la volonté du Créateur.
Deuxième de ces trois conditions. La loi doit être pratiquée dans la relation avec le Créateur, une relation de bonne volonté, une expérience d’intimité avec Lui pour comprendre ce qu’Il attend vraiment de nous. De ce point de vue, Juifs et Chrétiens partagent une expérience très proche.
Troisième de ces trois conditions. Indépendamment de la bonne volonté, il est nécessaire d’avoir cette attitude religieuse qui est le seul don que la créature puisse faire au Créateur, une soumission qui a priori rapproche le judaïsme et l’islam.
Créateur / Père / Juge. Connaissance de la loi / Bonne volonté / Soumission. Aucune religion ne doit s’enfermer dans l’un de ces trois termes ; et ces trois vertus doivent s’unir.
Vendredi, jour du Seigneur pour les Musulmans ; samedi, jour du Seigneur pour les Juifs ; dimanche, jour du Seigneur pour les Chrétiens. Vendredi, sixième jour ; samedi, septième jour ; dimanche, lendemain du septième jour, apparemment le premier jour de la semaine. La Genèse décrit cette création de la créature jusqu’à son autonomie devant le Créateur, une réussite qui dure six jours. A la fin de chaque jour, le Créateur considère son œuvre ; il est satisfait et passe au stade suivant jusqu’à ce que l’homme puisse commencer son histoire. A la fin du sixième jour, l’homme est créé. Commence aussitôt le septième jour qui contient toute l’histoire humaine jusqu’à la fin des temps historiques – le Jugement. Mais, contrairement à tous les autres jours, on ne trouve pas dans le septième jour (le shabbat) ce refrain : « et ce fut soir, et ce fut matin, jour premier, jour deuxième, etc. ». Donc, dans une perspective symbolique, le projet du septième jour n’est pas encore réalisé. Il n’a pas (dans aucune Bible) : « et ce fut soir, et ce fut matin, jour septième, etc. ». Dans l’histoire biblique, la tentative du huitième jour tourne systématiquement à l’échec. Voir l’épisode de la sortie d’Égypte (Lév. IX, 1). Viendra peut-être un temps où nous mettrons en commun la religiosité du sixième jour, du septième jour et du huitième jour.
Olivier Ypsilantis
Si pour le septième jour il y avait une conclusion similaire à celle des autres jours : « et je fais soirée ce fut matin… », cela aurait signifié la fin de l’histoire. Or c’est bien à ce moment-là que l’histoire commence et que la divinité attribue à l’homme la tache de parachever une création inachevée.
Merci pour ce texte qui laisse place à l’espoir d’un monde plus solidaire.