J’ai longtemps défendu le système de type fédéral. Il me semblait a priori bénéfique, je dis bien a priori. Dans la réalité, j’observais un fonctionnement plutôt harmonieux aux U.S.A., en Allemagne ou en Suisse, par exemple, plus problématique en Espagne. Dans ce dernier cas le concept de « fédéralisme » me semblait relativement inapproprié même si l’Espagne se compose sur le plan institutionnel de Communautés autonomes (Autonomías ou Comunidades autónomas). La Constitución Española de 1978, dans son article 2, «reconoce y garantiza el derecho a la autonomía de las nacionalidades y regiones » qui font partie de la Nación española. En réalité, l’État espagnol n’est pas fédéral stricto sensu puisque les prérogatives des communautés autonomes s’inscrivent dans un agencement général de base dicté par l’État central, par Madrid donc – une fois encore, voir la Constitución Española de 1978.
Les Autonomías ou Comunidades autónomas d’Espagne
J’ai donc longtemps pensé que le système des Autonomías était bon pour le pays, que c’est lui qui avait en partie permis une prospérité économique et un développement social sans précédent. Je réagissais par anti-centralisme, par anti-jacobinisme, le jacobinisme représentant l’une des formes les plus extrêmes du centralisme. Par ailleurs, en tant que voyageur mais aussi en tant qu’habitant d’un pays, l’Espagne, j’appréciais généralement les particularismes, particularismes que semblaient protéger les Autonomías. Aujourd’hui, je dois reconnaître que je ne vois pas de rapports aussi clairement définis entre décentralisation politique, économique et administrative et augmentation du bien-être économique et social. A l’inverse, en symétrie, je ne vois pas de rapports clairement définis entre décentralisation politique, économique et administrative et régression du bien-être économique et social.
A dire vrai, je ne sais si le relatif bien-être dont bénéficie l’Espagne est au moins en partie le fait de cette décentralisation, des Autonomías. J’ai longtemps été porté à le croire, je le redis, en réaction au centralisme jacobin, parisien donc, sans jamais me livrer à une analyse approfondie de cette question. Je prenais – et prends encore note – au quotidien d’un certain bien-être que j’attribuais – et attribue encore bien que dans une moindre mesure – à l’Estado autonómico. En Espagne, au cours de mes déplacements, j’ai plaisir à surprendre des conversations, dans la bouche de jeunes et de moins jeunes, au cours desquelles on peut entendre : « Yo soy andalus », « Yo soy valenciano », « Yo soy extremeño » et j’en passe, une revendication volontiers affective qui peut se faire plus ouvertement politique – polémique – dans le cas de « Yo soy catalán », par exemple.
Mon soutien au régionalisme espagnol n’est pas aveugle. Je n’ignore pas que dans les provinces limitrophes, au XIXe siècle, le nationalisme était soutenu par les secteurs les plus réactionnaires de la société, par des caciques – le caciquismo a longtemps été l’une des caractéristiques et des plaies de l’Espagne. Ces secteurs voyaient le libéralisme comme la plus terrible des menaces pour leur monde confiné. Par la suite, une certaine mystique antifranquiste permettra aux apprentis indépendantistes de se présenter comme des progressistes. On sait qu’il n’en est rien. Le centralisme est encore volontiers présenté comme un héritage du franquisme ; il faudrait affiner cette affirmation et se porter dans la longue durée, pour reprendre une expression de l’École des Annales. Le centralisme que symbolise Madrid (et la royauté) ne peut être simplement assimilé au franquisme (au « fascisme »). Les militants qui manipulent cette équivalence ne s’embarrassent pas de nuances et ne sont que des propagandistes. Madrid comme symbole de l’oppression et Barcelone (la Catalogne) comme symbole de la liberté. Ben voyons ! Mais ils sont assez nombreux (trop nombreux) à apprécier cette grossière simplification qui comme toute simplification a l’avantage d’offrir repos et tranquillité à ceux qui y adhèrent. Pourtant, ces derniers temps, une certaine fièvre catalaniste et un certain Carles Puigdemont ont inquiété et même révolté un grand nombre d’Espagnols, parmi lesquels de nombreux Catalans, qui ont eut le sentiment qu’on leur tirait dans le dos, un sentiment justifié, surtout dans le cas de ces derniers. Mais là n’est pas le sujet de cet article.
J’ai longtemps pensé (sans m’efforcer vers une quelconque analyse), et probablement en réaction au jacobinisme et à la sacro-sainte Révolution française, que la décentralisation supposait nécessairement plus de liberté et de bien-être. J’ai peu à peu compris qu’elle pouvait encourager la corruption, avec une indiscipline budgétaire et des taux d’endettement qui portaient préjudice à tous, forçant le gouvernement central à secourir certaines Comunidades Autónomas, comme on l’a vu récemment en Espagne. A ce propos et en aparté, il est amusant de constater que les Comunidades Autónomas les plus endettées se situent plutôt sur la façade méditerranéenne (voir la Comunidad Valenciana) tandis que les moins endettées se situent plutôt sur la façade atlantique (voir le País Vasco). Les Comunidades Autónomas sont par ailleurs régulièrement un enjeu pour les partis politiques, à l’occasion des élections ; et elles savent monnayer leurs services.
L’Espagne est un pays particulièrement complexe, plus complexe que la France du fait de cette décentralisation. Les particularismes s’affirment partout et de diverses manières. Chaque Espagnol est à sa manière un autonomista, qu’il soit autonomista de primera (un paramètre qui se mesure de diverses manières, et d’abord par l’emploi d’une langue autre que le castellano : comme le gallego ou le valenciano) et autonomista de segunda, comme peut l’être un Murciano ou un Andaluz par exemple : ils ne possèdent pas une langue propre.
La Constitución Española de 1978 a établi dix-sept Comunidades Autónomas. Elles sont nées avec la démocratie et elles l’accompagnent. Il aurait pu en être autrement, il en a été ainsi. Les Comunidades Autónomas ont créé leur propre dynamique, avec leurs structures politiques et économiques, leurs groupes de pouvoir et leurs réseaux clientélistes, leurs intérêts particuliers et leurs complicités diverses au sein de la société civile. Elles se protègent et résistent à certaines volontés de changement venues de l’extérieur, en particulier du gouvernement central, lorsqu’elles les jugent contraires à leurs intérêts.
L’Espagne est un pays fortement décentralisé, ce qui n’est pas pour me déplaire. De ce fait, elle a besoin d’un minimum de loyauté constitutionnelle, une loyauté (lealtad) qu’a trahie Carles Puigdemont, passible de très lourdes peines, celles qui sont appliquées en cas de trahison et de sédition. La question n’est pas d’étouffer d’une main de fer ceux qui veulent l’indépendance de la Catalogne (une question qui peut se discuter) mais de punir un homme qui a agi traîtreusement, à l’insu du peuple espagnol, y compris de la grande majorité des Catalans. J’insiste, ce ne sont pas ses idées qui sont critiquables mais sa méthode.
Je reste attaché à cette Espagne tout en prenant note de certaines distorsions liées à ce système de forte décentralisation. Ce système a pour principal avantage (de mon point de vue antijacobin) de placer entre l’État central et le citoyen une sorte de zone protectrice, aussi longtemps, bien sûr, que ce système est bien compris et qu’il n’est pas manipulé par des élites locales désireuses de satisfaire leurs intérêts particuliers – on en revient au caciquismo. Les Français quant à eux sont depuis longtemps les otages de leur État.
Certes, je n’ai pendant des années considéré que l’avers de la pièce et jamais, ou trop rarement, son revers. Au revers, la résurgence du caciquismo – le neo-caciquismo. Et je pourrais à ce sujet étirer cet article sur des pages et des pages. Mais à quoi bon se perdre en détails au risque de lasser le lecteur ? Concernant le système des Comunidades Autónomas, je suis passé de l’enthousiasme pur à un certain questionnement et je ne puis plus considérer l’avers de la pièce sans en considérer le revers, et inversement. Mon attachement pour la décentralisation, les État fédéraux, le système des Autonomías, reste fort même s’il s’est mitigé au cours de ces dernières années.
Les langues officielles et minoritaires, aujourd’hui en Espagne.
Mais prenons du recul et quittons pour un temps l’Espagne et ses Comunidades Autónomas. Portons notre regard sur l’Europe géographique. Elle a connu d’extraordinaires changements de frontières (parfois dans la douceur et parfois dans la violence) depuis 1945, avec la chute de l’Empire soviétique – une dénomination préférable en la circonstance à celle d’U.R.S.S. –, la réunification de l’Allemagne (R.F.A. + R.D.A.), la fracture de la Tchécoslovaquie, l’éclatement de la Yougoslavie. L’Union européenne (E.U.), cette association politico-économique de vingt-huit États, est soumise aujourd’hui à des forces centrifuges, à des phénomènes séparatistes d’autant plus pertinents qu’ils ne font plus appel à la violence mais à de purs exercices politiques. Récemment, il y a eu le Brexit, suite au référendum de juin 2016 (avec la question sous-jacente de l’Écosse), et la question catalane, en Espagne, avec affrontement entre la Generalitat de Catalunya et le Govierno de España, ente Barcelone et Madrid. D’autres forces centrifuges sont sensibles dans cette force centripète que veut être l’Europe, principalement en Belgique et en Italie. Je n’ose évoquer la Corse.
D’une manière générale, on peut noter une convergence d’intérêts entre les partisans d’une Europe des Régions (l’Écosse ou la Catalogne par exemple), qui prétendent que cette Europe serait plus démocratique que l’actuelle Europe des Nations, et les pouvoirs économiques et financiers qui n’apprécient guère les frontières qu’elles soient nationales ou régionales mais qui préfèrent ces dernières dans la mesure où la fragmentation des États tels qu’ils se présentent aujourd’hui suppose leur affaiblissement, l’affaiblissement des interlocuteurs face à Bruxelles, à l’Union européenne. Il y aurait dans les hautes sphères politiques allemandes de nombreux partisans d’une Europe des Régions, style Länder. Le fédéralisme est un principe fondamental de la Constitution allemande et le pays compte seize Länder dotés d’une large autonomie.
Aujourd’hui, les séparatistes se trouvent dans une situation paradoxale qui ne l’est peut-être pas tant : ils doivent se tourner vers Bruxelles dans l’espoir de s’opposer plus efficacement à leurs États respectifs. Le plus étrange est que ceux qui s’engagent dans cette démarche ne semblent pas avoir vraiment conscience (mais peut-être ne veulent-ils tout simplement pas se l’avouer) de faire le jeu des pouvoirs politiques, économiques et financiers supranationaux, pour ne pas dire mondiaux, pouvoirs qu’ils dénoncent volontiers par ailleurs.
Ce que je viens d’écrire n’est qu’une synthèse de notes prises en lisant des journaux de divers pays. La question est complexe, entortillée même. J’espère avoir simplement suggéré un axe de recherche.
Olivier Ypsilantis