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Carnet israélien (avril 2024) – 3/18

5 avril

Comment appréhender cette hostilité à l’égard d’Israël chez nombre de militants et intellectuels de gauche à travers le monde, hostilité qui semble avoir redoublé après le 7 octobre et la guerre de Gaza toujours en cours ? Des militants et des intellectuels de gauche, mais aussi nombre d’individus ayant une sensibilité politique plus ou moins à gauche n’hésitent pas à faire peser la responsabilité du massacre du 7 octobre perpétré par le Hamas sur Israël et à évoquer la guerre en cours à Gaza comme un génocide, une guerre conduite par un État raciste.

L’antisionisme et la critique radicale d’Israël peuvent-ils être qualifiés d’antisémite ? A droite on affirme que oui, à gauche que non. A droite, on affirme que la critique radicale d’Israël est l’habit neuf de l’antisémitisme ; à gauche, on affirme qu’Israël manie l’accusation d’antisémitisme pour paralyser toute critique appuyée à son égard.

En analysant certains discours de gauche, on remarque que des mécanismes religieux et séculiers semblent s’interpénétrer. La gauche puise (sans le savoir) dans le vivier religieux, elle y puise des schémas. L’hostilité de gauche tant à l’égard des Juifs que des Israéliens ne procède pas (ou très peu) de l’antisémitisme racial théorisé au XIXème siècle. Il procède plutôt de la tradition chrétienne, une tradition deux fois millénaire qui considère le Tanakh (l’Ancien Testament) à la fois avec enthousiasme et répulsion. Cette tradition admet que le Tanakh témoigne du choix de Dieu en faveur du peuple juif, d’Israël ; mais dans un même temps elle le dénonce (voir Simone Weil) comme violent et exclusif, avec célébration de la particularité d’Israël, Israël selon « la chair ». Le christianisme va donc considérer cette question et déclarer que tout en acceptant l’héritage juif il doit lui faire subir une transformation. Cette transformation est telle que cet héritage se trouve enfoui et que sur cette base s’élève une structure nouvelle, amplifiée, universelle. Il n’est pas question d’antisémitisme mais plutôt d’anti-judaïsme, un anti-judaïsme qui n’est pas monolithique, l’attitude du christianisme envers le judaïsme étant mitigée, avec simultanément une affirmation et une négation de l’héritage juif, avec intégration de la Tanakh dans le canon des Écritures chrétiennes et dans un même temps sa négation. On peut dire sans forcer la note que le christianisme se nourrit du judaïsme, qu’il s’efforce de l’absorber et de le digérer pour le transformer. Les Juifs sont intégrés à l’identité chrétienne tout en étant l’Autre ultime puisque l’Église a dérobé au peuple juif la promesse biblique dont elle se déclare l’héritière exclusive. Bref, pour dire les choses familièrement, l’Église a toujours le cul entre deux chaises en regard du judaïsme.

L’antisémitisme tel qu’il a été théorisé au XIXème siècle puis au XXème siècle dans sa version la plus radicale rompt avec l’attitude chrétienne envers les Juifs, attitude ambivalente. Il n’empêche (à développer) que l’antisémitisme a des origines anti-judaïques même s’il rompt à l’occasion radicalement avec ces origines. J’ai écrit des pages sur cette question. L’antisémitisme XIXe et XXe siècles se base en partie sur des théories raciales, ce qui n’est pas le cas de l’anti-judaïsme qui présente les Juifs comme une chrysalide et les chrétiens comme un papillon – né de cette chrysalide mais autrement plus achevé. Les Juifs sont désignés comme une phase d’un achèvement conclu par les chrétiens. Les Juifs sont envisagés comme de piètres interprètes de la Bible et de leur propre histoire, un peuple dans l’erreur qu’il s’agit de remettre dans le droit chemin. L’outrecuidance chrétienne à l’égard du judaïsme est infinie. Et les musulmans, ces derniers venus, se servent dans cet héritage très chrétien. Ce sont eux qui à présent portent le flambeau de l’anti-judaïsme. Les Juifs sont appelés à se convertir, à quitter des vêtements considérés comme élimés et étriqués pour des vêtements considérés comme neufs et amples.

L’antisémitisme (cette chose moderne puisque née au XIXe siècle, dans un monde sécularisé) rompt donc par sa radicalité avec l’héritage (ambivalent) du christianisme. Des nazis ont même voulu extirper du christianisme l’élément juif. Lisez « The Aryan Jesus », sous-titré « Christian Theologians and the Bible in Nazi Germany » de Susannah Heschel qui écrit : « Débarrasser l’Allemagne des Juifs était devenu un sujet de discussion acceptable entre théologiens, même lorsque la technique proposée pour y parvenir était le meurtre », des théologiens en avance sur les nazis puisque ces discussions se passaient en 1936, soit des années avant la mise en œuvre de la Solution finale de la question juive (Die Endlösung der Judenfrage). Il faut lire ce que déclarait Siegfried Leffler et son compère Julius Leutheuser et les membres de l’Institut pour la recherche et l’élimination de l’influence juive sur la vie de l’Église allemande (Institut zur Erforschung und Beseitigung des jüdischen Einflusses auf das deutsche kirchliche Leben). Certes, ces deux individus ne sont pas les représentants exclusifs des Églises chrétiennes, luthérienne en l’occurrence, mais ils ont existé. Ces chrétiens ont été des promoteurs du génocide des Juifs. Après la défaite du nazisme, ils purent sans trop de peine tirer leur épingle du jeu, des points de contact entre l’anti-judaïsme dudit Institut et celui de la théologie chrétienne traditionnelle étant nettement décelables. Si le christianisme s’élève contre le paganisme nazi, il n’en reste pas moins que la membrane entre l’anti-judaïsme et l’antisémitisme présente une certaine porosité voire une porosité certaine.

La Shoah a d’une certaine manière détourné les Européens de l’antisémitisme radical qui n’a pas disparu pour autant mais a changé d’accoutrement ; c’est pourquoi j’ai apprécié le titre (et le contenu) de ce recueil publié en 2004 sous la direction de Manfred Gerstenfeld & Shmuel Trigano : « Les habits neufs de l’antisémitisme en Europe ».

La Shoah (dont Auschwitz est devenu le symbole voire le synonyme) « explique » l’Europe, comme l’Ancien Testament l’« explique ». L’Europe a en partie bâti son identité autour de la Shoah, une entreprise pensée et conduite en Europe, terre chrétienne. L’Ancien Testament et Auschwitz (la Shoah), éléments centraux de la mémoire chrétienne et européenne. Les Juifs, témoins utiles (autant que dérangeants) de la foi chrétienne. Les Juifs garants du rétablissement moral de l’Occident dans l’Europe post-chrétienne et post-Shoah. Et ainsi les Juifs se retrouvent bien malgré eux réembringués dans une épuisante interprétation chrétienne : les Juifs ont été de mauvais interprètes de la Bible, à présent ils sont de mauvais interprètes de l’Histoire ; autrement dit, ils n’ont pas su tirer une interprétation correcte de leur histoire, de la Shoah, d’Auschwitz. Et nous en venons au sionisme, le sionisme qui selon une logique viciée est un nationalisme ; et comme tous les nationalismes il est jugé criminel, les nationalismes étant jugés responsables entre autres catastrophes de la Shoah. Les Juifs ayant été particulièrement victimes du nationalisme par la Shoah, il leur est reproché de sombrer dans le nationalisme alors que les peuples européens en sortent ou s’efforcent d’en sortir. Toujours selon cette logique viciée, les sionistes non pas su tirer de leçon de la catastrophe dont les Juifs ont été les victimes, tout comme les Juifs de l’Ancien Testament n’ont su s’ouvrir au message de Jésus. Les sionistes sont accusés de mener un projet colonialiste, de peuplement, un projet nationaliste et de suprématie ethnique, de projet raciste, projet auquel ont renoncé les peuples européens.  Les antisionistes ne dénoncent pas l’État d’Israël parce qu’Israël est un État juif. La dénonciation d’Israël n’est pas dirigée contre les Juifs en général mais contre les Juifs où qu’ils soient qui refusent d’accepter le sens de leur histoire puisqu’ils restent attachés à des valeurs que l’Europe a désertées, valeurs post-coloniales et post-nationales.

Olivier Ypsilantis

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