12 août. Au petit-déjeuner, quelques Wheat Shreds. Un invité se rebelle contre cette nourriture. Je commence par lui faire remarquer qu’elle respecte son organisme avec ce 100% Whole Grain Wheat, High in Fibre, Low Fat. J’ajoute que l’aspect excentric de ces petits oreillers supplée à leur manque de saveur et que ceux qui ne peuvent se résoudre à les savourer d’une manière ou d’une autre pourront les disposer dans leur salon, sur le canapé ou les fauteuils : ils seront du plus bel effet et, surtout, ils ne manqueront pas d’amuser leurs invités.
J’observe le petit port de Courtown et m’efforce de concevoir tout le travail qu’il a exigé, en 1830, un travail supervisé par la famille Courtown. La jetée (pier) a été construite sous l’impulsion de cette même famille, en 1847, dans le cadre du Famine Relief Work. C’est à partir de 1863, avec l’inauguration de la ligne ferroviaire Dublin-Gorey, que ce village de pêcheurs s’ouvrit au tourisme. La Ounavarra River se jette discrètement dans le port.
Tandis que je marche dans les bois qui bordent la plage, avec arbres élancés en rangs serrés, me vient d’un coup et avec une étonnante précision une vaste composition du Prince Eugen (1865-1947), un peintre méconnu hors de son pays, la Suède. Le Prince Eugen, fils du roi de Suède et de Norvège Oskar II, collectionneur et mécène, fut aussi et surtout un peintre qui tient sa place aux côtés des meilleurs artistes suédois, Carl Larsson ou Anders Zorn pour ne citer qu’eux. La luminosité de ses vastes compositions.
Repris la lecture de Neil Sheehan. « During my three years in Vietnam as a war correspondent in the 1960s I had told myself that one day I would return to the country when it was at peace, and finally, in the summer of 1989, the day came ». Le regard de Neil Sheehan s’attache au détail (étant entendu que rien n’est « du détail ») avec une attention de photographe, de cinématographe, et il s’y arrête le temps qu’il faut. L’un de ces arrêts sur image (dans la première partie, « Hanoi and the North ») : « Decades of guests coming and going, grinding grit underfoot, had also created dips in the marble of the entrance steps… » Même précision du regard – de l’objectif – lorsqu’il décrit l’uniforme du général Vo Nguyen Giap (voir le compte-rendu de l’entrevue au State Guest House, Hanoi) ou celui des douaniers au Noi Bai Airport.
La lecture de ce livre me confirme dans le très grand respect que j’ai toujours eu pour le peuple vietnamien, y compris pour les combattants du Nord-Vietnam, pour le peuple vietnamien dans son ensemble. Par exemple, j’admire son pragmatisme qui lui permit de comprendre sans tarder que le régime de Le Duan (devenu secrétaire général du Parti après la mort de Ho Chi Minh, en 1969) était responsable du marasme économique du pays, Le Duan qui n’avait ni la sagesse ni la souplesse de l’Oncle Ho. Suite à la mort de Le Duan, en 1986, les réformateurs prirent le dessus lors du Sixième Congrès du Parti Communiste vietnamien. Ainsi, après une bonne décennie d’économie inspirée du modèle stalinien, le pays initia-t-il des réformes économiques aussi amples que profondes, précédant même Gorbatchev, ce que les Vietnamiens rappellent avec fierté et à raison : « The Vietnamese boast that they were the first among the former array of socialist countries to launch drastic economic reforms to convert their system to a predominantly free market economy. »
Ballymoney Beach. L’extraordinaire richesse de la lecture géologique, avec ces clivages (cleavages) qui tendent vers la verticale lorsqu’ils ne sont pas franchement verticaux. Du clivage en tranches fines, très fines, avec cassures multiples qui donnent à ce graphisme une magnifique nervosité. Et partout des galets (pebbles) d’une douceur parfaite et qui procèdent de ce phénomène, des galets aux gris variés, plus homogènes et plus doux que ceux de Bretagne, composites – feldspar, quartz et mica. Le clivage se fait par endroits si fin qu’il finit par échapper à l’œil, l’œil qui réclame la loupe, le microscope même. Si j’avais entrepris des études scientifiques, j’aurais à coup sûr étudié la géologie. Et je pense une fois encore à Novalis.
Des sauveteurs sur Ballymoney Beach
Mais j’en reviens au Vietnam, au livre de Neil Sheehan. En moins de trois ans, l’économie du pays retrouve une grande vigueur. Que l’on sache simplement qu’il se remet à exporter du riz en quantité, ce qu’il n’avait pas fait depuis les années 1930. Par ailleurs, il faut étudier l’extraordinaire activité des quatorze mille hommes qui avaient tracé la piste Ho Chi Minh. Dispersés dans tout le Vietnam après la fin de la guerre, ils sont affectés à des tâches multiples. Un livre épais ne suffirait pas à rendre compte de leur travail.
13 août. Marche le long de la côte en partant de Courtown Harbour puis retour. Les promeneurs saluent, certains timidement, d’autres d’une manière plus affirmée. Mais tous saluent, ce qui n’est pas le cas en Angleterre.
La tension monte entre la Corée et Donald Trump. A quand la réunification des deux Corée ? Je reprends la lecture de « Two Cities – Hanoi and Saigon », récit d’un voyage qu’il fit en compagnie de sa femme, Susan, en 1989, avec souvenirs des années 1960, alors qu’il y était correspondant de guerre, un livre qui constitue l’extension d’une publication dans The New Yorker (voir « A Reporter at Large in Vietnam »). Me renseigner sur l’aide apportée au Vietnam par la Dr. Judith Ladinsky. Noter que les seuls pays d’Europe à ne pas avoir pratiqué l’embargo sur le Vietnam, suite à ses attaques (justifiées) contre le Cambodge de Pol Pot, sont la Suède et la Finlande. Voir « the 400-bed Vietnam-Sweden Children’s Hospital, built in a Hanoi suburb between 1975 and 1980 (…), the single adequately equipped and supplied hospital I saw in the whole country (…). The hospital was also the only one I visited in Vietnam that was clean ». Le bombardement de Bach Mai Hospital par un B-52, le 22 décembre 1972. Henry Kissinger le visitera lorsqu’il se rendra à Hanoi, suite aux Accords de Paris, en janvier 1973, et il exprimera ses regrets. Il n’en demeure pas moins qu’en admettant que ses regrets aient été sincères, les responsables militaires l’avaient averti, lui et Richard Nixon, que le collateral damage était a priori inévitable si les B-52 étaient engagés contre des cibles militaires implantées dans des zones densément peuplées. C’est la raison pour laquelle Lyndon Johnson avait toujours refusé d’engager les B-52 au-dessus de Hanoi.
Army Museum à Hanoi. Je l’ai visité et les pages que Neil Sheehan lui consacre me font revenir des souvenirs d’un voyage au Vietnam, comme ces débris de B-52 abattus par les Nord-Vietnamiens au-dessus de Hanoi, en décembre 1972. Je me souviens plus particulièrement de ce débris « with the emblem of the Strategic Air Command, a torn section of fuselage (…) bolt of lightning grasped in a fist, painted on it ». Une date est célébrée dans ce musée, bien sûr : le 30 avril 1975. Ainsi que le signale l’auteur, visiter ce musée aide à mieux comprendre la psychologie du peuple vietnamien. L’ennemi n’est pas le Français ou l’Américain, des épiphénomènes en quelque sorte, mais la Chine. N’oublions pas que la première des grandes dynasties chinoises, les Han, est aussi celle qui a envahi le pays pour l’occuper durant plus d’un millénaire. 938, bataille de Bach Dang, le Vietnam gagne son indépendance. Cette bataille se déroule dans le delta du Bach Dang River, sur la rive nord du delta. Dans ce musée, une maquette rend compte de cet affrontement à la fois naval et terrestre. Les Vietnamiens avaient pris soin de tapisser le lit de cette rivière de pointes ; les embarcations des Chinois s’y empaleront à marée descendante, avant d’être détruites, elles et leurs équipages, par le fer et le feu. La résistance vietnamienne a également endigué, et à plusieurs reprises, les vagues mongoles, en 1257, en 1284 et en 1287. En 1288, alors que l’armée mongole embarque pour la Chine afin de refaire ses forces et élaborer une nouvelle stratégie, Tran Hung Dao le mandarin-soldat se souvient de la ruse de Ngo Quyen à Bach Dang River, et plus de quatre cents embarcations mongoles remplies de guerriers sont anéanties. Les Mongols n’oublieront pas la leçon et ne remettront jamais les pieds dans le pays. 1427, Le Loi met fin à une guerre de neuf ans contre les Ming. Une armée chinoise est prise dans une gigantesque embuscade et décimée sur plusieurs kilomètres dans un défilé, à Ai Chi Lang, défilé le long duquel les Vietnamiens ont établi cinquante-deux positions.
John Kennedy et Lyndon Johnson ont progressivement engagé leur pays au Vietnam au début des années 1960 parce qu’ils pensaient que Ho Chi Minh et ses partisans n’étaient que des supplétifs à la solde de l’immense Chine communiste. Mauvais calcul, très mauvais calcul. Avaient-ils étudié au moins un peu l’histoire du Vietnam, notamment dans ses rapports millénaires avec la Chine ? La guerre à peine terminée, en 1975, la Chine attaque le Vietnam en 1979, en réponse son attaque contre le régime de Pol Pot. A ce propos, n’oublions pas que suite à cette attaque (justifiée, j’y reviendrai), les États-Unis se rangèrent sans hésitation aux côtés de la Chine, entraînant avec eux nombre de pays européens et asiatiques afin d’amplifier l’embargo. Et je vais me répéter : n’oublions jamais – jamais ! – que se sont les divisions vietnamiennes qui ont brisé les reins de ce régime effroyablement assassin dont certains semblaient s’accommoder, à commencer par ces cercles d’intellectuels parisiens qui allèrent jusqu’à lui tresser des lauriers. N’oubliez jamais !
Les Chinois se mirent en tête de donner une leçon aux Vietnamien. Donner une leçon aux Vietnamiens ?! Ils se mirent donc en tête de leur donner une leçon, avec la bénédiction des Américains… Les troupes chinoises furent « accueillies » par les forces locales et les gardes-frontières qui leur infligèrent de lourdes pertes pour des gains territoriaux minimes et bien fragiles. Lorsque les divisions de l’armée régulière vietnamienne qui venaient de se battre au Cambodge firent mouvement vers le nord, les troupes chinoises se hâtèrent de lever le camp et de repasser la frontière dare-dare, non sans dynamiter tout ce qu’elles purent à Lang Son (dont l’hôpital), à onze miles de la frontière sino-vietnamienne.
Ce que remarque Neil Sheehan (et ce que j’ai remarqué) : le manque d’animosité des Vietnamiens envers leurs anciens ennemis : « I encountered this lack of animosity everywhere we went in the North ». Il s’efforce de comprendre pourquoi et les explications qu’il trouve lui semblent incomplètes. Parmi ces explications (venues des Vietnamiens) : la différence faite entre le peuple américain (en partie hostile à cette guerre, il est vrai) et le gouvernement américain ; mais aussi (plus pertinent me semble-t-il) la guerre contre la Chine (1979) qui suivit la guerre contre les Américains : « With the United States no longer a threat, the Vietnamese see an American diplomatic and business presence as a political counterpoise to China and an economic counterpoise to Japan ». Il y a plus : « Once the “aggressor to the north”, the code words for China I often heard during our stay, in beaten or fought to a draw, the Vietnamese make peace ». Chinois et Vietnamiens sont des commerçants nés ; et sitôt que l’ennemi (chinois en l’occurrence) est repoussé, rentré chez lui, derrière sa frontière, on reprend les échanges commerciaux en commençant par rétablir les voies de communication. Vietnamiens et Chinois s’y entendent pour reconstruire en un temps record ce qui a été détruit. Les échanges reprennent, plus actifs encore, ils reprennent avant même que les voies de communication ne soient rétablies. On s’arrange, on fait des détours (voir ce qu’écrit Neil Sheehan, en page 45 de l’édition Jonathan Cape, London). L’étude des relations sino-vietnamiennes est un passionnant sujet d’étude pour l’Occidental. Et puis, avant tout, il faut être pragmatique : « When you have a neighbor as big as China you can’t stay enemies », propos d’une autorité politique vietnamienne à Neil Sheehan, propos qu’aurait pu tenir n’importe quel Vietnamien.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis