9 août
L’épopée irlandaise de Shelley (1812). Il lutte pour l’émancipation des catholiques, écrit deux pamphlets, organise un meeting, sermonne catholiques et protestants – il leur aurait dit de penser plus et de boire moins. A Lynmouth, il fait placarder par son domestique, un Irlandais, “A Declaration of Rights” tandis que lui-même lance à la mer des bouteilles contenant ce texte. Les autorités emprisonnent l’Irlandais, Shelley se réfugie au Pays de Galles.
L’épopée irlandaise d’Antonin Artaud (1937). Peu après son retour du Mexique, il embarque pour l’Irlande. Il prétend que la canne dont on lui a fait don est magique et qu’elle aurait appartenu à saint Patrick. Le 14 août, il est à Cobh ; le 17, à Galway ; le 23, à Kibronan (île d’Irishmore ou Aranmore). Retour à Galway dans les premiers jours de septembre. Le 8, il est à Dublin. Lettres exaltées, esclandre, arrestation, asile de nuit, altercation, ordre d’expulsion, emprisonnement. Il est conduit à Cobh sous escorte pour y être embarqué, destination Le Havre. Embarquement le 29. Incident dans sa cabine ; il parlera de l’intrusion d’“un steward et d’un chef mécanicien armés d’une clé anglaise.” A l’arrivée, on lui passe la camisole de force. Il est interné. Commence une retraite de neuf années.
Lu “Confessions of an Irish rebel” de Brendan Behan, un récit plutôt bon enfant malgré tout. Dès la première page, l’auteur confesse que dans la maison de correction il était traité de manière parfaitement satisfaisante, ce qui le rendait quelque peu impertinent. Ses gardiens sont souvent dépeints comme de braves bougres. Ce récit m’a évoqué “Souvenirs d’un prisonnier de guerre allemand en 1870” de Theodor Fontane. Ces deux écrivains étaient dotés une solide bonne humeur et une égale passion pour le dialogue.
En rentrant du pub. Un grand gaillard avance, penché tout d’une pièce, à la recherche d’un appui qui lui redonnera un peu verticalité. Dame Street, une rue large d’au moins dix mètres qui limite les zigzags du buveur. Après une diagonale parfaite, il heurte de l’épaule un mur, hésite et repart dans une diagonale non moins parfaite. Il pleuvine ce soir sur Dublin. Un membre de la Garda Síochána tire sous un porche un buveur endormi et le recouvre soigneusement de son lourd manteau avant de lancer un appel par talkie-walkie.
10 août
Ce soir je me suis enivré non pas de Guinness mais de poésie. J’ai déclamé “Holidays memory” de Dylan Thomas. Un étourdissement. L’immense richesse de la langue anglaise tient à ce qu’elle est au moins bicéphale. Le poète peut puiser à la source latine aussi bien qu’à la source anglo-saxonne. Les rythmes si vifs de cette langue sont en partie donnés par la fréquence des mots à trois lettres. L’onomatopée partout affleure. Gerard M. Hopkins nourrit les rythmes anglo-saxons d’archaïsmes et de provincialismes ainsi que de nombreux mots composés qui se réfèrent à l’ancien anglais (bone-house : body), et il n’hésite pas à faire usage de mots latins. Dans le poème “The Windhover” nombreux sont les mots d’origine française : minion, dauphin, rein, chevalier, sillion, etc. Enfin, il y a les néologismes.
Dans la vieille église d’Irlande, la femme aurait été l’égale de l’homme. Dans la société gaélique, la femme aurait eu un rôle supérieur. Cette prédominance de la femme chez les Gaëls viendrait-elle des Pictes (une société matriarcale) ?
11 août
Au pub John Mulligan (Poolbeg Street) avec l’ami japonais et ses sacs en plastique. Il boit Guinness sur Guinness. Ses yeux bridés s’écarquillent. Il manifeste sa joie par des cris rauques et prolongés qui finissent par inquiéter nos voisins. Il sort de ses sacs et de ses poches de petits papiers et griffonne : “J’ai vécu une dizaine d’années en Suède où j’ai mené une vie sexuelle frénétique. Petit Asiatique au milieu de grandes blondes, j’étais pour elles une friandise. Mais depuis plusieurs années je fais de la dépression sexuelle. Et toi ?” Surpris par la question, j’hésite : “Je me remets d’une love affair. Pour l’heure je cherche la tranquillité.” Matteo me considère avec un air désapprobateur : “Il ne faut pas que tu restes seul, tu es jeune. Moi, je suis vieux. Je t’aiderai à trouver une copine.” Nos échanges de petits papiers finissent par intriguer des Irlandais. Matteo leur fait comprendre par quelques gestes vifs qu’il est sourd et muet. On nous donne de grandes tapes dans le dos, on nous invite à des tournées. Mon organisme s’est habitué à cette boisson épaisse et obscure comme les eaux d’un marécage. C’est alors que Dieu et Satan décident d’un commun accord de me mettre à l’épreuve. Une femme vient s’asseoir à notre table ; la quarantaine passée, grande, mince, yeux clairs, une belle allure. Matteo va-t-il glisser un petit papier à la dame ? J’en viens presque à le souhaiter. Mais Matteo a les yeux qui riboulent et je l’aiderai à trouver son lit.
12 août
De la pugnacité irlandaise. L’extraordinaire figure de Michael Collins. L’entêtement de De Valera à maintenir l’Eire dans la plus stricte neutralité au cours de la Deuxième Guerre mondiale, entêtement qu’explique en partie l’attitude de Lloyd George et du Président Wilson après la Première Guerre mondiale. Les redoutables organisations irlandaises contre lesquelles les meilleurs agents de la Couronne se cassèrent les dents. La puissance du sacrifice : Theobald Wolfe Tone, Robert Emmet, Patrick Pearse, Bobby Sands (en 1981, dans la prison de Maze) et bien d’autres.
Partout dans les rues, des groupes de jeunes Espagnoles. Des liens mythiques unissent l’Ibérie et la verte Érin. Conversation avec deux Allemands ; ils me disent leur admiration pour l’Irlande, une admiration étayée par de solides connaissances. Trois peuples européens se montrent particulièrement attachés à l’Irlande : l’Allemagne, l’Espagne et la France. Dans son amour pour l’Irlande, le Français reste un bourgeois ; c’est “Un taxi mauve” de Michel Déon et le film d’Yves Boisset qui s’en inspire, avec la figure réconfortante de Philippe Noiret.
Marche dans les collines du Wicklow. Des brumes toujours plus basses, lourdes, pénétrantes ; la sensation d’être pris dans les replis d’une serpillière. Il faisait beau lorsque j’ai quitté Dublin. Sur la place d’un village, un homme sort de l’église et m’aborde. Son sourire extatique et ses yeux qui riboulent m’annoncent l’interlocuteur privilégié. Tandis que je l’écoute poliment, deux expressions me viennent tout naturellement (ma mère les employait volontiers) : avoir une araignée dans le beffroi et grésiller du trolley. Il m’invite chez lui à boire le thé (serait-il membre d’une société de tempérance ?) tout en guettant la Sainte Vierge – sa possible apparition dans l’un de ses placards. Je décline son offre, je dois poursuivre mon chemin. Il insiste et je ne parviens à me débarrasser de ce saint homme qu’en lui assurant, les yeux levés vers le ciel et les mains jointes, que cette marche est une pénitence et qu’à cet effet j’ai glissé des petits cailloux dans mes souliers. Il s’empresse de me quitter afin de ne pas contrarier cette sainte résolution.
Les découpes de la côte ouest de l’Irlande sont étourdissantes. Il n’y a guère qu’en Norvège, en Grèce et au Chili que la terre et l’eau s’interpénètrent avec une telle frénésie.
S’interroger sur le silence de Heinrich von Kleist (son engagement dans l’armée) et sur celui de Gerald M. Hopkins qui, après être entré dans la Société de Jésus, n’écrira rien sept années durant hormis “two or three little representation pieces which occasion called for.”
22 septembre
Matteo m’invite au théâtre ; il a obtenu deux places gratuites pour voir le mime Marceau. Je le retrouve devant l’Olympia Theatre, une charmante construction victorienne. La thèse de l’ami japonais prend de l’ampleur, ses sacs se sont encore gonflés – à quand l’accouchement ? Les lumières s’éteignent et Bip entre en scène. Matteo profite de l’obscurité pour casser la croûte. Mais le sandwich est bien enveloppé, très bien enveloppé, trop bien enveloppé. Je m’efforce de lui faire comprendre qu’il importune la salle. Il finit par comprendre mais me fait comprendre qu’il a faim. Je sors doucement, tout doucement son casse-croûte de son plastique et de sa feuille d’aluminium. Il s’en empare et se met à mâcher la bouche grande ouverte – insupportable ! Le Nippon va nous mettre les nerfs en boule. On mâche en prenant soin de fermer la bouche, et je mime celui qui mâche la bouche bien fermée. Le spectacle n’est plus seulement sur scène. On nous fait les gros yeux, on entend des « chhhut !” Le spectacle terminé Matteo m’entraîne dans les coulisses, vers la loge de l’artiste qui nous reçoit dans sa tenue moulante, grimé comme un Pierrot lunaire. Sur scène, l’homme paraissait sans âge ; à présent, je ne vois que des rides qui inscrivent leurs tracés nerveux dans la poudre. Matteo sort son programme que Marcel Marceau lui dédicace en faisant suivre son nom de scène, Bip, d’une grosse fleur. Quelle écriture !
23 septembre
Lu “Insurrection” de Liam O’Flaherty, une vaste fresque, puissante et simple. Dès les premières pages, on devine que ces hommes des Irish Volunteers et de l’Irish Citizen Army n’ont pas immédiatement la sympathie des Dublinois. Mais leur résistance acharnée contre des forces très supérieures finit par forcer l’admiration de ces derniers, une admiration doublée de sympathie suite à la dureté de la répression. La légende s’emparera des dirigeants de l’Easter Rising comme elle s’était emparée de Robert Emmet, inspirant à Thomas Moore de célèbres complaintes. Les qualités picturales de l’œuvre de Liam O’Flaherty ont quant à elles inspiré à John Ford “The Informer”.
L’eau de la douche est toujours plus froide, les souris toujours plus entreprenantes ; elles ont grignoté mon paquet de Corn Flakes. Vais-je leur déclarer la guerre ? Non, je vais prendre soin de mes petites pensionnaires. N’étaient-elles pas ici avant moi ? N’est-ce pas moi l’intrus ? Je dispose à l’entrée de leur logis une dînette avec lait et céréales. Tom et Jerry vont être amis.
24 septembre
Promenade dans Phœnix Park. Lord Frederik Cavendish et Thomas Henry Burke, respectivement secrétaire et sous-secrétaire pour l’Irlande, y furent assassinés le 6 mai 1882 par des membres du Irish National Invincibles, un groupe radical issu d’une scission du Irish Republican Brotherhood. Leurs corps furent découpés à l’aide d’instruments chirurgicaux et les morceaux dispersés dans le parc.
Des averses encore tièdes, caressantes, consolatrices. L’Irlandais marche sous la pluie – marche dans la pluie – avec calme. Je fais comme lui. Je longe les quais de la Liffey jusqu’à O’Connell Bridge où se tiennent des punks en haillons. Ces haillons, du beau cuir noir savamment lacéré qui découvre des peaux bien roses. Tous portent des lunettes de soleil et sont bardés de grosses chaînes chromées. Celui qui a une barbe flamboyante et est coiffé d’un casque allemand argenté doit être le chef. Ils demandent l’aumône avec la plus grande politesse et n’oublient jamais de remercier.
Office à St Patrick’s Cathedral. Dans une assemblée irlandaise, les cheveux bruns dominent. Je le fais remarquer à mon ami généalogiste, un brun. Il est catégorique, les bruns sont de vrais Irlandais, des Ibères, tandis que les blonds et les roux sont de nouveaux venus, Danois et autres.
“Cette vaste Ibérie du commencement de l’âge du cuivre embrassait la péninsule hispanique, la France jusqu’au Rhin, l’Irlande, le Sud-Ouest de l’Angleterre et le Nord de l’Écosse (…) Dans le Sud, l’Ibérie englobait l’Italie méridionale des Iapygiens et les îles italiennes (…) Ainsi donc, l’empire ibère, berceau de la plus vieille civilisation connue, s’étendait sur la majeure partie de l’Europe Occidentale.” (“Les origines de la nation lithuanienne” de Oscar Vladislas de Lubicz-Milosz).
Une actrice russe, Maria Knebel, élève de Stanislavsky, note après sa rencontre avec les acteurs de l’Abbey Company : “Everything about these Irish actors – their manners, speech and actions – were enhanced by lack of inhibition, sincerity and artistic temperament. I found everything strange and at the same time unusually familiar. I found to my pleasant surprise that, in spite of the language barrier, the emotional atmosphere was the same as if I had been working with Russian actors. There is a remarkable similarity between them and the Irish in their vital emotions, and their vivid, committed response to roles and the requirements of their art.” Ces lignes confirment certaines de mes impressions. J’ai souvent pensé aux Slaves, ici, en Irlande. On dit volontiers des Irlandais qu’ils sont “les Latins du Nord”, mais par leur tempérament je les vois plus proches des Slaves, “des Slaves de l’Ouest”.
Dublin s’est brusquement rempli d’Américains, des descendants d’émigrés qui viennent interroger leurs origines (tracing the past). A la sortie de la National Library of Ireland, discussion avec mon ami le généalogiste. Il est surchargé de travail en ce mois d’août. “Mon métier est exigeant mais bien payé” me confie-t-il. Dans la salle de lecture des Américains, décontractés comme eux seuls savent l’être. Ils ont pris possession des lieux et j’aime leur “insolence” qui a quelque chose à voir avec l’immensité de leurs espaces. Chapeaux de cow-boys, ceintures à grosses plaques clinquantes. Je suis heureux de rencontrer ces silhouettes du Nouveau Monde, ces gaillards si bien dans leur peau.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis