15 octobre
Nous avons quitté hier dans l’après-midi le massif de l’Himalaya pour la plaine. Je retrouve avec plaisir les rizières et des routes moins tortueuses et moins abîmées. De riches marchés de fruits et légumes. Des maisons peintes avec des couleurs à la fois tendres et intenses, comme ce bleu qui pourrait être celui de Shiva. Je suis dans le pays de Jim Corbett dont le récit de sa vie m’avait fasciné lorsque j’étais enfant. J’avais quelque peu oublié cet homme mais à présent des souvenirs d’enfance me reviennent et je me suis promis de lire certains de ses livres car cet homme a été par ailleurs un excellent écrivain.
La figure d’Edward Jim Corbett (plus connu sous le nom de Jim Corbett) reste bien présente dans la région que nous traversons. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont « Man-Eaters of Kumaon » (l’un de ces tigres a tué plus de quatre cents personnes) et « Man-eating leopard of Rudraprayag » (un léopard ayant tué plus de cent-vingt-cinq personnes). Ce premier livre est de loin le livre le plus connu de Jim Corbett. Grand chasseur qui sera appelé à traquer et abattre de grands félins mangeurs d’hommes, Jim Corbett est né en 1875 à Nainital (Uttarakhand). Passionné par la nature, il commence par explorer les alentours et en retire une profonde connaissance de la nature. Excellent chasseur il est aussi un excellent naturaliste, grâce à son exceptionnel sens de l’observation qui mobilise tous ses sens. Ce tueur de tigres et de léopards est également honoré comme un grand protecteur de la nature, et le Jim Corbett National Park que nous visiterons est en grande partie son œuvre.
Au petit-matin. Les larges feuilles des tecks. Beaucoup d’eucalyptus aussi. La rosée dans les hautes herbes. Les premiers plans comme découpés aux ciseaux dans du papier très foncé et les arrière-plans comme derrière des voilages.
Remarque d’Eric Newby que je juge parfaitement juste pour l’avoir expérimentée : « A state of permanent stickiness is one that, in my opinion, is more likely to lead to mental breakdown than any other. » A ce propos, je suis prêt à supporter tous les inconvénients du voyage mais avec la préoccupation constante de rester propre, moi-même et ce que je transporte. Car lorsque la saleté s’empare de nous ou de ce que nous portons, la fatigue devient plus difficilement supportable et le mental breakdown menace.
En route vers Agra. Partout répandu un indescriptible fouillis. Tout ce qui se transporte – une entreprise taxinomique parmi d’autres – notamment à dos d’homme et sur les deux roues. Le passionné d’inventaires, Georges Perec, aurait été heureux ici ; il est vrai que la tête lui aurait tourné. Les entassements d’hommes et/ou de marchandises dans les rickshaws. Il y a parfois des passagers, et en nombre, dans les bennes des camions. Partout des travaux abandonnés ou en cours – on ne sait jamais vraiment ici. Les animaux (les vaches surtout) vaquent à leurs affaires lorsqu’ils ne se reposent pas au milieu de la circulation. Les espaces urbains d’Europe me paraîtront bien vides après ceux de l’Inde. Et je souffrirai probablement de l’absence de couleurs. Sur la route un tracteur tire une telle charge qu’il avance avec les deux roues avant à une cinquantaine de centimètres au-dessus de l’asphalte. Ce tracteur suffirait à provoquer chez nous une grande inquiétude, avec gendarmerie sirène hurlante, mais ici… Accident au milieu de la route, avec l’avant d’une voiture encastré sous un autocar. Tout le monde est sauf et assis en tailleur au bord de la route. Certains s’éventent avec des pièces d’étoffe tandis que des vaches broutent derrière. Attendent-ils seulement les secours ? Tout ce qui roule est si chargé que j’en suis venu à plaindre et très sincèrement les mécaniques, des plus petites motocyclettes aux plus gros camions.
Nous traversons une zone extraordinairement sale et délabrée et très peu colorée. Il s’agit d’une région musulmane avec femmes voilées et hommes barbus coiffés d’une calotte blanche. Seules touches de couleurs, des empilements formidables de vêtements (probablement portés pour l’essentiel par des Hindous) ; on me signale que de nombreuses familles vivent ici du tri de vêtements. La route est en si mauvais état que le chauffeur roule le plus souvent en première et tout en zigzaguant. Albert Dubout aurait trouvé en Inde une inépuisable source d’inspiration. Il est vrai que son imagination était telle qu’il pouvait se contenter de beaucoup moins. La poussière de la route estompe à présent la saleté et le délabrement. Un rickshaw transporte six femmes voilées à la saoudienne ; je distingue leurs silhouettes noires dans les volutes de la circulation. A l’intérieur, quatre sont assises face-à-face tandis qu’à l’arrière deux autres se tiennent assises face à la circulation. Je me console de ce spectacle en regardant le soleil se coucher à ma droite derrière un rideau de hauts arbres, un soleil énorme et rouge-doré. Un homme transporte sur sa motocyclette de très longues tiges métalliques qui dépassent de deux à trois mètres à l’avant et à l’arrière ; elles sont probablement destinées à ferrailler du béton. Ces tiges oscillent au rythme de l’état de la chaussée. Sur une autre motocyclette, un homme assis à l’arrière tient du placoplâtre, des plaques qui dépassent latéralement, de chaque côté, de plus d’un mètre. Enfin, vers Agra, nous nous engageons sur une route qui pourrait être européenne, elle est bordée d’installations modernes qui par moments m’évoquent les États-Unis. S’il n’y avait ces camions et ces camionnettes décorés et ces silhouettes émergeant de bennes, je pourrais me croire ailleurs qu’en Inde.
16 octobre
Petit-déjeuner à l’hôtel. Le serveur s’efforce d’être stylé mais il est très empoté. Je l’observe avec une tendresse amusée. Son ventre passe au-dessus de son pantalon et pendant qu’il me sert je me mets à détailler discrètement les nombreuses taches sur sa chemise.
En compagnie d’Eric Newby, une fois encore. Eric Newby ou l’art de rapporter dans le détail les contrariétés inhérentes au voyage et plus généralement à la vie et, ce faisant, de faire appel indirectement à l’attention et à la participation du lecteur qui avance gaiement, si je puis dire, de page en page.
Frapper l’Iran ? La situation au Proche-Orient et au Moyen-Orient tient à des fils tirés de partout et qui se resserrent, formant un nœud de plus en plus inextricable. L’histoire du nœud gordien s’impose une fois encore. L’élection de Donald Trump (que je souhaite) pourrait laisser présager un coup de tranchoir sur ce nœud.
Israël est bien trop scrupuleux dans la bande de Gaza. Ses avertissements permettent à l’ennemi de se préparer. De ce fait, Israël perd des soldats pour sauver des vies de Gazaouis alors que tout Gazaouis devrait être tenu responsable à des degrés divers du massacre du 7 octobre. Et on exige toujours plus d’Israël en répétant comme des possédés « réaction disproportionnée » à tout-va, reproche stupide qui n’est adressé qu’à Israël – est-ce un hasard ? Non, bien sûr ! On annonce jour après jour le nombre de victimes à Gaza, « selon le Hamas ». Mais qu’importe, le « selon le Hamas » a vite fini par s’imposer comme une vérité et on oublie le 7 octobre, on trouve que mille et quelques morts ce n’est finalement pas si terrible face aux dizaines de milliers de Gazaouis tués ou blessés. Les victimes juives et les circonstances de leur mort sont gommées. Un mécanisme infernal s’est mis en marche, et je n’évoquerai pas même ceux qui estiment que le Hamas est un mouvement de résistance et que le 7 octobre s’explique et est donc plus ou moins voire franchement excusable. Je n’évoquerai que ceux, probablement plus nombreux, tout au moins chez nous, qui s’emparent de cette comptabilité et qui effacent jour après jour le 7 octobre pour ne considérer que la « réaction disproportionnée », toujours plus disproportionnée d’Israël alors qu’un pays qui a été attaqué de la sorte pourrait se réserver le droit d’anéantir l’ennemi, soit l’intégralité de la bande de Gaza et de la désigner comme une free-fire zone.
Les misérables déclarations d’Emmanuel Macron sur Israël. La parole de cet homme ne vaut rien. Cet individu désastreux en politique intérieure se révèle tout aussi désastreux en politique extérieure. Quant à l’O.N.U. et ses ramifications, elles devraient être coupées en morceaux et jetées au feu.
Un employé de l’hôtel me demande ma nationalité. Je lui réponds « French » ; il s’exclame alors « Oh là là ! », et m’explique qu’il travaille depuis plus de vingt ans dans cet établissement et que pour lui cette expression est la plus française des expressions, la plus employée tout au moins. Et d’un coup je me souviens qu’un café dans la médina de Fez s’appelait précisément Oh là là !
De la terrasse de l’hôtel je détaille la ville d’Agra. Sa population dépasse le million et demi d’habitants ce qui en fait la troisième ville de l’Uttar Pradesh. 12h30, les rues autour de l’hôtel sont presque désertes, ce qui me surprend et agréablement. Je détaille un début de chantier, une simple dalle en béton d’où s’élèvent quelques bouquets de tiges de fer qui attendent le coffrage et le ciment à couler. Trois femmes en sari y travaillent, deux en rouge et une en vert, elles travaillent lentement, très lentement. Puis elles se dirigent vers un cabanon situé dans un terrain limitrophe avec de l’eau recueillie dans une écuelle en fer émaillé, de l’eau venue d’une flaque sur la dalle. Un employé que j’ai toujours vu somnoler me demande si je suis satisfait du service ; je lui déclare que j’en suis très satisfait ; il me répond machinalement : « Your pleasure is my pleasure » et il repart dans sa sieste. Je ne sais ce qui leur importe, et c’est probablement mieux ainsi, pour eux et pour moi. Les Indiens parlent peu et observent beaucoup, c’est tout au moins l’impression que j’ai toujours eu en Inde. La rue qui longe l’hôtel est vide, hormis un homme attelé à une petite charrette où s’entasse un volume considérable d’herbe sèche ; et une femme le suit, enveloppée dans un sari jaune – sa femme ?
Visite du fort d’Agra fait d’un beau grès rouge, un ensemble du XVIIe siècle moghol et dont l’enceinte a un périmètre de 2,5 km. C’est une cité impériale avec un grand nombre de palais, comme le palais de Jahangir ou le Khas Mahal, des salles d’audience, comme le Diwan-i-Khas, et deux mosquées. Le fort occupe un demi-disque de 38 hectares. La ville occupait une position stratégique et Akbar décida d’en faire sa capitale en 1558. Il fit reconstruire et amplifia les constructions existantes alors en ruines. Comprenant que la ville occupait une position stratégique, Akbar décida de faire d’Agra sa capitale en 1558. La construction qui employa près de quatre mille personnes dura huit années pour s’achever en 1573. L’ensemble originellement en briques fut reconstruit en grès rouge du Rajasthan, et c’est en partie cette pierre qui donne son caractère à ce très vaste ensemble, un lieu défensif mais aussi de résidence. L’architecture est de style hindou, le style moghol s’affirmera sous Shâh Jahân. Les doubles remparts sont ponctués de bastions circulaires avec créneaux, embrasures et mâchicoulis. L’enceinte compte quatre portes, les plus remarquables étant la porte de Delhi et la porte de Lahore (ou porte Amar Singh). La porte de Delhi (construite en 1568) est particulièrement imposante ; elle est la plus belle des quatre portes, un chef-d’œuvre du règne d’Akbar. Cet ensemble comprenait de nombreux monuments. Certains ont été détruits sous Shâh Jahân afin d’y construire des palais – en marbre blanc qu’il préférait au grès rouge. Ce fort a été l’un des hauts-lieux de la Indian rebellion de 1857 (révolte dite des Cipayes) qui mettra fin à la domination de la British East Indian Company en Inde, domination abolie par le Government of India Act (2 août 1858) qui fit de l’Inde une colonie de la Couronne administrée à Londres par l’India Office.
Au loin la rivière Yamuna, l’un des principaux affluents du Gange et l’une des sept rivières sacrées de l’Inde, longue de 1 370 kilomètres et dont dépendent des dizaines de millions d’habitants de ce pays. Je détaille cette forteresse d’Agra et note une forte influence perse. A ce propos, un passage extrait du n°. 100 (mars 2014) de La Revue de Téhéran :
« Comme nous l’avons évoqué, le règne mongol en Inde marque également le développement de l’influence de la peinture iranienne sur la peinture indienne. Ainsi, les styles persans des peintures murales et des miniatures, dont la finesse atteint son apogée à l’époque safavide en Iran, sont introduits en Inde par les disciples de Kamâleddin Behzâd. Lors de l’un de ses voyages en Perse, Homâyoun apprend lui-même la technique de la miniature et, lors de son retour en Inde, il est accompagné de disciples de Behzâd tels qu’Abdosamad Shirâzi ou encore Mir Seyyed Ali Tabrizi.
L’architecture indienne connaît également des mutations dues à l’introduction de techniques de l’architecture islamique persane, donnant naissance à un style particulier issu d’une fusion de différents styles. Les villes de Delhi et Agra voient alors apparaître de nombreux édifices au style iranien marqué, mais n’en conservant pas moins des éléments indiens. Parmi ces réalisations qui subsistent de nos jours, nous pouvons notamment citer le mausolée de E’temâdoddoleh à Agra, la mosquée de Lahore construite durant le règne de Jahânguir, ou encore le fameux Taj Mahal à Agra, tombeau de l’épouse de Shâh Jahân. Dans son Histoire de la civilisation, l’historien et philosophe américain William James Durant écrit que beaucoup d’architectes considèrent le Taj Mahal comme le bâtiment le plus parfait du monde. Son style et ses éléments majeurs, dont les voûtes, les murs simples et lisses, ses colonnes minces et polies et ses grandes salles sont principalement inspirés par l’architecture persane. »
Et dans cette vaste enceinte, je note la présence d’étoiles de David (qui en la circonstance ne doivent pas être envisagées comme telles, ce symbole devenu plus spécifiquement juif peut être décelé dans des cultures plusieurs fois millénaires. Dans l’hindouisme, l’étoile à six branches représente l’union de Shakti (la femme, triangle pointé vers le bas) et Shiva (l’homme, triangle pointé vers le haut), la mère et le père de l’univers dont il existe des représentations datant de plus de huit mille ans avant l’ère chrétienne.
J’observe la pleine lune au-dessus du Taj Mahal, après avoir observé la découpe des arcs polylobés dans un ciel crépusculaire. Le souvenir le plus vif que je garderai de cette visite, le grès rouge au coucher du soleil, un rouge doucement activé par cette lumière, comme si cette lumière venait de l’intérieur même de cette pierre.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis