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Carnet indien (octobre 2024) – 5/16

9 octobre

Levé avec le soleil, comme chaque jour dans les pays d’Asie, d’Israël au Sud-Est asiatique. La lumière latérale souligne dans certaines parties de ces montagnes les cultures en terrasses. Une femme coupe de l’herbe avec une faucille ; elle en remplit une hotte en osier. Un homme retourne la terre d’une terrasse à l’aide d’un petit motoculteur et j’observe sans pouvoir m’en détacher le mouvement des griffes métalliques qui retournent la terre si méthodiquement, une terre humide et brune, promesse d’une bonne récolte. A présent, des paysans arrivent d’un peu partout, avec des instruments à l’épaule ou à la main – l’un d’eux accompagne deux vaches. Une femme en sari safran marche avec sur son dos un énorme panier en osier duquel dépassent des gerbes d’herbes luisantes – comme des traits de lumière – qu’anime le rythme de sa marche, une marche lente et décidée. L’homme a terminé de retourner la terre de son lopin que délimite une terrasse bordée de hautes herbes bien vertes sur lesquelles s’attarde de la rosée qu’exalte une lumière encore très oblique.

Tout en observant les travaux des champs, je poursuis la lecture de « Slowly Down the Ganges ». Eric Newby est à Jawalapur, « the place of pilgrimage for those in search of forbidden pleasures. »

Une femme s’approche de l’homme qui laboure. Elle tient à la main deux petites roues. L’homme a terminé son travail. Il ôte la herse rotative de son motoculteur et la remplace par les deux petites roues. La femme repart avec la herse rotative.

Montée sur une hauteur qui m’inquiète vue d’en bas (je suis vite sujet au vertige). Cette montée est rude mais une fois qu’on s’y engage elle n’est en rien vertigineuse avec son épaisse végétation et ses retraits (invisibles vus d’en bas). Dans cette montée nous nous arrêtons dans un atelier de fabrication de sacs à base de toile de jute, des sacs rustiques et non dénués d’élégance. A côté de cet atelier, une école qui compte une douzaine d’élèves installés dans une simple pièce rectangulaire passée à la peinture jaune pâle. Les enfants touchent nos chaussures en signe de respect (ce qui me dérange et ce qui avait dérangé Eric Newby) puis, sous la direction de leur maîtresse, ils nous chantent des chansons auxquelles nous applaudissons. Aux murs des affiches avec noms de plantes et d’oiseaux en hindi et en anglais. J’improvise quelques jeux qui font appel au réflexe. Ici, les enfants jouent avec des riens car ils n’ont rien. J’imite des cris d’animaux. Des enfants sourient mais d’autres semblent inquiets. J’arrête donc. Arrêt sur une crête après une rude montée. Des souffles de fraîcheur sur mon corps en sueur. Je remercie les dieux et je remercie Dieu. Je me suis fait discrètement polythéiste au cours de ce séjour, par respect pour mes hôtes.

Au bord d’un petit lac nous contemplons l’Himalaya et ses neiges pures devant lesquelles l’iconographie hindoue présente volontiers son panthéon avec Shiva dont les neiges font magnifiquement ressortir le bleu de sa carnation. Marche le long d’une crête boisée, dans un tunnel de feuillage dont la structure m’évoque les maîtres de l’école de Barbizon (des souvenirs d’enfance) mais aussi Fragonard. Dans cette immensité, je m’attache au délicat graphisme que tracent les cultures en terrasse (comme des ripple-mark) qui cernent les villages, des villages plutôt colorés avec ici et là des touches vives. Je suis le tracé d’une route dans l’épaisseur de la végétation puis celle d’une branche dans le ciel si pur au-dessus du massif de l’Himalaya. Je suis pris entre l’envie d’écrire et de dessiner. Mais depuis des années le besoin d’écrire ne cesse de prendre le dessus. J’ai toujours eu l’impression que le secret du monde se tenait quelque part entre les pages d’un livre.

Arrêt dans un petit restaurant de bric et de broc. Beaucoup de nourritures industrielles tendus sur des fils et dans des emballages aux couleurs vives destinées à capter l’attention. Je remarque que l’obésité gagne le pays comme il a gagné l’Occident.

Longue descente vers le village que nous avons quitté ce matin. Arrivée dans ce village que nous parcourons. Le quartier réservé aux buffles (pour le lait), des constructions payées par le Gouvernement, pierre et torchis avec toits en grosses dalles de lauze. Les buffles d’un beau noir luisant, paisibles. Sur les toits de ces étables, qui toutes ont une petite cour pour les animaux, des tas d’herbes parfois considérables, de l’herbe transportée à dos de femmes. Ces femmes viennent de partout. Dans les ruelles je ne cesse de me pousser de côté pour les laisser passer, car leur lourd chargement dépasse largement sur les côtés. Partout des jardinets entre les maisons. Sur la place du village deux jeunes filles travaillent sur une aire de battage. Elles manient un long et lourd bâton avec une élégance de danseuse, avec torsion des hanches. Peu d’hommes. Beaucoup travaillent à l’extérieur, loin, et ne reviennent que rarement. Ils sont généralement employés dans l’armée, la police, l’hôtellerie, ils sont chauffeurs de taxis aussi.

10 octobre

5h45. Du balcon de notre chambre j’observe les paysans déjà au travail dans le jour qui se lève. D’autres parcelles sont en cours de labourage, l’une d’elles à l’aide d’un araire et d’une paire de bœufs auxquels le laboureur ne cesse de lancer des ordres – ce sont eux qui m’ont réveillé. Je note tous les efforts qu’il doit faire par rapport à celui d’hier avec son motoculteur. Et les femmes, toujours occupées à transporter de grosses quantités de fourrage. Certaines sont si petites et leur chargement si considérable qu’elles disparaissent sous lui ; de ce fait il semble avancer tout seul.

« With the outset of winter and the dry season the water coming down from the Himalayas was diminishing rapidly. Each day the level of the river fell an inch or more. In a week’s time there would be no water at all in some stretches we had passed through. » De fait, j’en ai pris note ces derniers jours, avec ces marches dans des lits de sable et de pierres qui il y a peu étaient parcourus d’eaux puissantes. Ce récit d’Eric Newby riche en précisions rejoint à certains moments mes observations, je me contente donc à l’occasion de reprendre les siennes et de les insérer dans mon récit.

Arrêt à Chopta puis longue montée vers le temple de Tungnath, le temple dédié à Shiva placé le plus en hauteur, soit près de quatre mille mètres. La montée est rude sur ce chemin mal empierré. Les jambes font leur travail mais le souffle avec ce changement d’altitude m’oblige dans la dernière partie de ce parcours de plusieurs kilomètres à quelques courtes haltes. Arrivée au temple noirci par la fumée – on lui attribue un âge très vénérable soit environ dix siècles. Je verse encore une fois de l’eau sur un lingam et un yoni puis à la sortie sur Ganesh, une divinité pour laquelle j’ai une sympathie particulière sans vraiment savoir pourquoi, peut-être parce que mon fils enfant lui prêtait une attention particulière lorsque nous nous sommes rendus dans l’Asie du Sud-Est. Je verse aussi de l’eau sur la vache de Shiva. On me demande d’où je viens ; j’hésite entre la France, l’Espagne et le Portugal. Nombre de jeunes Indiens aimeraient visiter la Norvège. Ce n’est pas la première fois depuis le début de ce voyage que des Indiens me font part de leur désir de se rendre dans ce pays. Pourquoi ? En ferait-on la promotion en Inde ? L’Espagne les intéresse également beaucoup.

Les nuages enveloppent les hauteurs. Je ne vois bientôt plus que des fragments de plans lointains et aux premiers plans des toitures vertes et rouges, de la tôle, ainsi que des silhouettes de pèlerins et de chevaux. La brume ne cesse de faire varier les plans et elle devient inquiétante par endroits, comme celle qui glisse le long de cette faille et qui pourrait être l’haleine d’une créature monstrueuse. Je n’avais pas éprouvé une telle sensation d’écrasement et de vertige depuis cette marche dans la Cordillère des Andes. La brume semble à présent se faire palpable et je l’observe qui passe sur les premiers plans et les avale, des surfaces à l’herbe bien verte et rase dont émergent des têtes de rochers et où sont éparpillées des pierres plates et lumineuses.

La descente est pénible avec ce pavage défoncé sur lequel le moindre faux pas pourrait signifier une cheville foulée ou brisée, un travail complexe de tous les muscles des jambes. Il faut par ailleurs compter avec le va-et-vient continu des chevaux qui portent les pèlerins qui ne peuvent ou ne veulent effectuer cette montée et cette descente. Chemin faisant nous rendons visite à un Sadou. Il est parti dans l’Himalaya à l’âge de dix ans et n’en est jamais redescendu. Il y vit depuis une quarantaine d’années. Il nous invite à quelques exercices de méditation ; puis il s’affaire dans son petit espace fort encombré afin de nous servir un café italien laissé par des pèlerins, un café délicieux. L’homme a un beau visage, un regard pénétrant ; il s’efforce de nous mettre à l’aise tout en cherchant à nous faire rire. Il s’exprime dans un anglais approximatif mais nous parvenons à établir un climat chaleureux dans un espace exigu éclairé par deux lampes à pétrole qui définissent une ambiance digne des plus beaux Rembrandt. Des brumes fraîches et humides nous enveloppent sur une partie de la descente avant de se dissiper. Dans le ciel une immense ouverture bleue et verticale, estompée sur un côté, très précise sur l’autre, comme un mur maçonné.

Tant de regards, des regards souvent intenses mais qui observent discrètement. Les Indiens semblent être nés pour observer, pour contempler. Il est vrai que dans les villes, les écrans de la téléphonie mobile les accaparent toujours plus.

11 octobre

Ce matin, après quelques kilomètres de route, un ciel bleu immaculé et, enfin, la chaîne de l’Himalaya encore enneigée dans ses parties les plus hautes. Des constructions roses, vert pâle, ocre jaune pâle, des rehauts ocre rouge intense et bleus. Le temple et ses petites constructions très colorées, comme des jeux de construction pour enfants, du bleu, du jaune et du rouge, sans oublier les perroquets verts. Au-dessus de l’entrée du temple, la syllabe Om (ou aum), ॐ, une syllabe utilisée dans diverses religions telles que l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme, le sikhisme et le brahmanisme. Elle est également désignée comme « mantra primordial » ou « vibration vitale ». Dans l’hindouisme, cette syllabe est considérée comme le son ayant accompagné la création de l’univers. La syllabe placée au-dessus de l’entrée de ce temple, ॐ donc, est métallique, dorée, étincelante. Je me soumets une fois encore au rituel et une fois encore j’ai une pensée pour Israël. On m’objectera que je suis chez les polythéistes, mais qu’importe ! Pourquoi ne pas porter une prière à Israël, des vœux à Israël dans l’Himalaya ? J’ai donc soufflé un vœu dans l’oreille d’une représentation de vache placée devant l’autel, comme les autres pèlerins. Les arcs polylobés. Étrange religion dont j’apprécie les couleurs et les parfums ainsi que l’iconographie aussi folle que la catholique. Mes sens sont sollicités et je m’y laisse aller, sinon à quoi bon voyager ? Mes sens sont sollicités mais une part de moi reste en retrait. Et c’est bien ainsi.

Travaillerai-je à une « Tentative d’épuisement d’un lieu indien » ? Pourquoi pas ? Cet exercice devrait se faire dans une sorte d’élan car il (se) passe tant de choses en Inde, dans une rue indienne, sur la route indienne, beaucoup plus de choses que chez nous.

Par les vitres de l’autocar, des villages étagés à flanc de montagne. Des façades vert pistache, rose tendre, bleu ciel, mauve intense. La religion et l’argent : on joint les mains en signe de bénédiction, mais on ne tarde pas à frotter son pouce et son index l’un contre l’autre, money-money.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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