3 octobre
Il y a aujourd’hui un peu de bleu dans le ciel. Et toujours cette chaleur lourde, humide, une chaleur dans laquelle s’attarde la mousson, une chaleur éprouvante. Le Gange est un peu partout à Haridwar où il se ramifie. Un peu partout aussi des campements de fortune. Je pense une fois encore aux Gitans, à leurs origines indiennes. L’Inde, une passion pour les couleurs. Les klaxons, un concert continu.
Nous suivons à pied des ramifications du Gange à sec ou presque. Dans de larges rubans de sable et de pierres coule des ruisseaux aux eaux plus ou moins rapides. On les traverse à pied. Touffeur de la végétation. Désordre de la construction. Les maisons des dieux sont généralement fraîchement repeintes, plus soignées que celles des hommes. Et toujours cette touffeur ! J’implore un peu de fraîcheur ; et je pense à ce livre qui m’a accompagné dans un voyage en Grèce, « The Colossus of Maroussi » de Henry Miller, un livre dans lequel l’auteur ne cesse de penser à un verre d’eau fraîche, un livre dans lequel revient ce mot, nero (νερό), soit eau. Le bruit bienfaisant de l’eau qui coule, une eau qui vient de l’Himalaya. Je ramasse un petit galet en grès rouge, un souvenir indien que je rangerai dans une boîte qui contient des fioles de sable et de terre ainsi que des cailloux ramassés au cours de voyages. Je regarde ce ruisseau d’eau pure et fraîche tandis qu’un rideau de sueur me pique les yeux. Halte sous un abri en tôle ondulée posée sur une légère structure en bois à peine dégrossi. Le bar, ses murs verdis par l’humidité, les casseroles cabossées et noircies par le feu. Une oie dort à mes pieds, le bec sous l’aile. Un bruit de casserole la fait sursauter. On s’affale dans un recoin d’ombre et le moindre souffle d’air frais vous fait rendre grâce aux dieux. Le polythéisme ne me dérange pas ; le monothéiste prend plaisir à ce dépaysement ; en effet, le dépaysement est probablement la plus précieuse des expériences, la plus délicieuse des sensations. Les animaux et les hommes semblent accorder leurs rythmes dans cet immense pays, et jusque dans les villes où les vaches règlent sans le savoir la circulation. Gestes lents et mesurés. Ne pas s’énerver, ne pas s’inquiéter, car l’énervement et l’inquiétude sont des pertes d’énergie ; c’est tout au moins ce que semble vouloir m’enseigner ce pays.
L’ermitage orangé, perché très haut au-dessus d’un méandre. Partout des hauteurs à la végétation épaisse et des coulées de pierres et de terre qui mettent des traces claires parmi les arbres. Loin en contrebas le bar de fortune sous lequel nous avons bu du thé. Le rituel odorant et la Donation Box. Le trident de Shiva, symbole des diverses trinités dans l’hindouisme. Marche dans la forêt le long du Gange. Partout de la menthe. Sur les parapets édifiés le long du fleuve, des singes. Les couleurs des saris avivées par la lumière oblique du soir.
La fin du régime des mollah n’est peut-être pas si lointaine. Et la collaboration que j’espère depuis longtemps entre Israël et l’Iran pourrait devenir effective dans les années qui viennent. Les ennemis d’Israël vont être de plus en plus durement frappés.
Je suis poussé de fête en fête (toutes religieuses), de célébration en célébration ; je suis un peu perdu dans ce panthéon, mais qu’importe, je fais bonne figure, je joue le jeu sans jamais me forcer car je suis porté par les couleurs et les parfums. Hier j’ai parlé dans l’oreille d’une représentation de vache, que ferai-je demain ?
Sur le marché. Produits manufacturés de piètre qualité mais que compense la richesse des coloris. Retour en rickshaw dont la partie destinée aux passagers est joliment désuète avec ses rideaux à embrasses et ses banquettes rouges à froufrous. De chaque côté du tableau de bord, un bouquet de fleurs en plastique à dominante rose. Ce peuple est extraordinairement religieux, aussi faut-il déconseiller un voyage en Inde aux laïcards et aux voltairiens.
Je ne sais que dire de l’Inde. Simplement, ce pays me repose de moi-même ; je m’éprouve comme une goutte d’eau dans un océan, fétu de paille dans un puissant courant. Il y a aussi que le jugement se voit suspendu car la moindre affirmation appelle aussitôt son contraire. C’est à mon sens l’un des principaux mérites de ce pays, tout au moins pour celui qui passe.
4 octobre
Première rencontre d’Eric Newby avec le Gange : « It was a bit of a shock. It was December, the dry season, and the river which in the rains would have been a mile wide now run sluggishly through a wasteland of sand and stones. » Tout lisant j’observe les gestes lents de la femme de ménage dans le hall de l’hôtel, des gestes lents et non dénués d’efficacité.
Marche vers un village des environs de Haridwar. Nous traversons une zone sableuse et pierreuse. Un canal. Un pont destiné au passage des éléphants. La route vers le Népal, six à sept heures de voyage. Des camions chargés de bouteillons métalliques remplis de lait en provenance du village dont j’aperçois les premières maisons. Les heurts des bouteillons dans les chaos du chemin. Les maisons bleues aux toitures végétales et en pointe. A l’intérieur de ces maisons les renfoncements sont généralement peints en rose. Des alignements de vaisselle métallique. Des oiseaux vivent à l’intérieur de ces maisons ouvertes, ils se sont installés dans les structures des toitures. Une vieille femme accroupie devant une façade l’enduit très lentement et méticuleusement ; j’aimerais l’aider. Les intérieurs sont propres, très propres. Le mobilier est généralement maçonné et obéit à de strictes symétries. Je vois partout dans ces architectures de la simplicité et de la cohérence, ce qui n’est pas fréquent dans ce pays. Des très belles jeunes femmes, élancées, aux traits aigus et aux regards pénétrants. Elles tiennent à la main de très jeunes enfants lorsqu’elles ne les portent pas dans les bras. Elles sont timides et souriantes et nous saluent à la dérobée. Le village est musulman mais sans mosquée. Pas d’imam. C’est un islam domestique et en rien rigoriste. Les femmes ont un voile sur la tête mais très libre et très léger et elles le laissent flotter dans de vent. Je détaille les constructions et leurs volumes intérieurs et j’en déduis une fois encore que les formes les plus modernes procèdent des formes les plus anciennes, d’une compréhension renouvelée des formes les plus anciennes. Nous ne cessons de brasser plus ou moins consciemment un immense répertoire, un immense héritage pour de nouvelles combinaisons. L’intelligence artificielle ne procède pas autrement. Je suis assis à l’ombre d’un arbre, je détaille les proportions des habitations, toutes de plain-pied. Nombre d’entre elles s’ornent de petits renfoncements triangulaires dans lesquels sont parfois placés des petits objets de la vie quotidienne. L’une d’elles s’orne de deux triangles isocèles et polylobés en symétrie de sa porte d’entrée. Ce village vit de la vente du lait de buffle, un lait réputé et relativement cher. C’est un lait épais et crémeux. Une femme fabrique des éventails dont la structure est constituée de rachis de plumes de paons. Ce ne sont pas des éventails comme on en voit en Espagne ; on les fait pivoter autour d’une hampe. Tous sont personnalisés ; ils proposent une belle palette et des figures variées : lignes brisées, triangles, losanges, etc. Je vivrais volontiers dans ce village. J’aiderais cette vieille femme à enduire les façades d’argile puis je les décorerais à la fresque en m’inspirant d’un répertoire végétal et animal (avec une préférence pour les oiseaux), un répertoire que j’ai expérimenté sur des murs, dans des appartements, à l’acrylique mais aussi à la cire et avec des pigments naturels (terres et oxydes métalliques), un répertoire que j’ai par ailleurs décliné dans de nombreuses linogravures, un répertoire diversement inspiré de l’Égypte, de l’Étrurie, de la Crète, de l’Élam et de Sumer, un répertoire qui irait bien ici et qu’ils aimeraient, j’en suis certain. Au fond, je n’ai jamais été aussi heureux que devant un mur à décorer ou que devant un morceau de linogravure à travailler avec des gouges. Je pourrais aussi décorer ces façades en m’inspirant des compositions que cette femme conçoit pour ses éventails. Je pourrais mener ici une vie simple, comme celle de ses habitants. J’aimerais toutefois avoir un petit bureau pour y écrire, un laptop et une bonne bibliothèque, ce qui est déjà beaucoup demander car eux n’ont presque rien. Tout autour des collines densément boisées et toujours cette chaleur moite. Des buffles avachis dans des trous d’eau au bord du village. Au loin une hauteur s’est effondrée sous l’effet de la pluie. Les habitants de ce village sont donc musulmans mais végétariens. Ainsi qu’on me le signale, ils ont adopté le végétarianisme des Hindous. Je détaille un intérieur aux murs vert émeraude. Les lits sont faits d’un cadre en bois sur lequel est tendue une toile en corde végétale, le charpai. Je m’allonge sur l’un d’eux, il est très dur ce qui est excellent pour le corps. On invente des jeux pour les enfants, avec rien, avec les mains, on se livre à des mimiques, on trace des signes dans la poussière, dont un jeu de la marelle. Pas de télévision, pas de Wi-Fi, tout est donc événement et sujet à étonnement.
Il ne me déplairait pas de me réincarner en buffle, ici, en Inde. Aux heures chaudes je pourrais paresser, immergé dans l’eau d’un méandre aux eaux lentes.
Eric Newby évoque Haridwar au chapitre trois de « Slowly Down the Ganges » : « Hardwar is one of the founts of Hinduism, and one of the great places of pilgrimage of Hindu India and the Har-ki-Prati Ghat is particularly sacred because the footprint of Vishnu is preserved there. » La religion est aussi en Inde un négoce, ce qui n’est pas un reproche, l’homme ne vit pas que de prière.
Mourir sur les bords du Gange, le souhait de nombreux Hindous. Eric Newby prend note de cette donnée et il écrit avec un détachement bien british : « There are thousands of old men like him in India. The majority generate no great spiritual force, but they at least receive a little respect. It is a pity that the climate is against such a scheme in Britain. It is better than waiting for the end of a street corner. » Et un peu plus loin il note discrètement que la crédulité, l’ignorance et le baratin sont très utilisés pour vendre n’importe quoi. Où la religion (mêlée de superstition) est un précieux auxiliaire du commerce. Et comme chez tant d’écrivains britanniques l’argent est l’un des principaux pivots de la dérision et plus particulièrement de l’autodérision. En Inde et ailleurs l’argent et la religion s’entortillent, ce qu’Eric Newby exprime avec irritation mais aussi amusement. Concernant l’empreinte de Vishnu qu’il a pu voir moyennant « an exhorbitant amount to a particularly venal old man », il laisse entendre qu’elle aurait pu être reproduite « by a monumental mason in South London, rather than the footprint of a being capable of striding through the seven regions of the Hindu Universe in three steps. » Et aussitôt après avoir fait cette remarque, il relève celle d’un fabriquant de chaussures américain qui lui fait remarquer « If that’s Vishnu’s footprint, then he’s got fallen arches. »
5 octobre
Hier nous avons visité un temple, quelque chose comme la salle d’attente d’un dispensaire. Au fond de cette pièce en longueur, un Gourou. J’ai d’abord cru à un vrai ; je me suis approché de lui respectueusement, en multipliant des courbettes et admirant sa capacité à rester si parfaitement immobile. J’ai fini par constater qu’il s’agissait d’une réplique, d’un Gourou en caoutchouc. Je suis sorti sans tarder, à la fois amusé et irrité et je me suis perdu dans la contemplation d’un gigantesque ficus.
« Charpoys – beds which were nothing more than a couple of wooden frames with a mattress of woven string », note Eric Newby alors qu’il est de passage à Haridwar. C’est précisément ce genre de lit que je viens de tester et, j’insiste, il me semble que ceux qui ont pris l’habitude d’y dormir s’épargnent bien des douleurs de dos.
Dans le hall de notre hôtel, le gardien vient de prendre son poste. Il ne cesse de se lisser la moustache lorsqu’il ne tient pas la porte. Un Sikh à turban vert foncé porte les bagages des clients. La femme de ménage a des gestes amples et lents. J’aimerais sortir mais je m’attarde dans l’air conditionné.
Tout ce que les Indiens transportent, sur eux, sur leurs bicyclettes, motocyclettes, camionnettes et camions. Sur la route il n’est pas rare de voir toute une famille sur une motocyclette, soit un enfant sur le réservoir, le père au guidon, un enfant sur la selle entre le père et la mère et parfois même la mère avec un enfant dans les bras ce qui fait cinq personnes. Et personne ne porte de casque. Partout sur le bord des routes des panneaux publicitaires de grandes dimensions et un indescriptible fouillis, comme des scènes de pillage. Partout des chantiers à l’abandon – mais le sont-ils vraiment ? Tout est commerce ; c’est un grand bazar à ciel ouvert. Mon œil détaille et se perd. J’aimerais faire des croquis mais il me faudrait du temps et je suis emporté. Je prends des notes dans la marche et dans les secousses de la route. Où est l’architecture et où est l’urbanisme ? Des cabines de camions décorées comme des autels à des divinités hindoues. La ville de Dehra Dun (capitale de l’État de l’Uttarakhand) et son quartier tibétain, parfaitement ordonné et d’une grande propreté avec ses pelouses dignes de l’Angleterre ; à ce propos, les Anglais avaient fait de Dehra Dun un lieu de villégiature. Visite du Great Stupa of Descent from Devaloka.
Je ne sais plus vraiment où je me trouve. Je suis sans cesse poussé. Les mots m’échappent, ma mémoire semble s’effondrer.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis