Quelques notes prises après mon retour d’Inde.
Quand on se rend aujourd’hui en Inde, on se demande comment ce pays a pu devenir la cinquième puissance mondiale en terme de P.I.B. (derrière les États-Unis, la Chine, l’Allemagne et le Japon). L’Inde est un immense pays, c’est un sous-continent à lui seul, avec une population qui approche des 1 500 000 000 millions d’habitants. On s’interroge car, je le dis et le redis, ce pays est la terre de tous les contrastes, il semble par moments très riche et fébrile et à d’autres très pauvre et endormi.
L’Inde ! L’Inde est le berceau de la numération telle que nous la pratiquons aujourd’hui. Albert Einstein : « We owe a lot to the Indians, who have taught us to count, without which no scientific discovery of value would be possible. » Et ce n’est pas un hasard si la Silicon Valley doit tant aux immigrés venus d’Inde, des immigrés qui ne trouvaient pas dans leur pays les possibilités d’exercer pleinement leurs talents, une situation qui change et à grande vitesse.
L’Inde accède à l’indépendance en 1947. De 1947 à 1991, et en partie en réaction à la longue période coloniale, l’Inde met en place un système protectionniste, un système qui va se révéler désastreux. Ce système est remis en question en 1991, soit après quarante-quatre ans d’existence. Ce changement de politique (je vais y venir) va donner des résultats rapides et impressionnants. Ainsi ce pays devient-il un acteur majeur dans presque tous les secteurs du Business Process Outsourcing (BPO). À ce propos, une image de ce voyage me revient (je l’ai noté dans ce carnet indien) : durant plusieurs jours, au petit-matin, dans un village de l’Himalaya, j’ai observé des paysans labourant leurs lopins à l’araire tout en consultant à l’occasion leur téléphone mobile et en bout de sillon (il est dur de maintenir le soc d’un araire bien dans la terre et de le diriger avec son attelage de bœufs).
En Inde les infrastructures expérimentent également de grands changements. J’ai pu le constater en arrivant à l’aéroport de New Delhi avec ses vastes abords dégagés et bien entretenus, ce qui m’a changé de mon arrivée à celui de Bombay, il y a une vingtaine d’années, avec ses vastes bidonvilles cernant l’aéroport. L’état des routes est très variable. De longues portions de routes sont aussi confortables, ou presque, que celles d’Europe, d’autres sont dans un état déplorable – et je n’évoquerai pas les routes de l’Himalaya, sujettes à de nombreux éboulements voire effondrements et d’un entretien particulièrement délicat et coûteux. Un changement bien visible (outre la multiplication de la téléphonie mobile), l’augmentation du nombre de voitures, des voitures modernes et presque toutes de fabrication indienne. Narendra Modi a choisi de mettre l’accent sur la production de tout ce qui roule afin de stimuler l’économie indienne. À ce propos, pensons à TATA, ce constructeur indien emblématique, une marque omniprésente dans le paysage urbain et rural de ce pays, l’Inde qui produit par ailleurs un très grand nombre de pièces détachées pour l’industrie automobile des pays occidentaux.
L’agriculture indienne présente des archaïsmes, il n’empêche que si les disparités sociales sont considérables, on ne meurt plus de faim dans ce pays comme dans les années 1960, avec ces images de rues de Calcutta qui ont marqué mes années d’enfance et celles de nombreux petits Occidentaux, lorsque l’Inde dépendait de l’aide internationale pour éviter des famines encore plus meurtrières. L’Inde est aujourd’hui un immense marché aux fruits et légumes de haute qualité. L’Inde est également une grande exportatrice de fleurs très prisées. Les fleurs (souvent assemblées en colliers pour offrandes) sont partout dans les commerces de l’Inde, avec leurs couleurs enivrantes. Je le redis, l’Inde est un pays fou de couleurs et lorsqu’on le quitte on éprouve pour cette raison (entre autres raisons) un douloureux manque.
TATA, j’y reviens, une marque présente sur tant de carrosseries de camions, de camionnettes et de voitures, avec ces deux A faits V à l’envers. C’est aujourd’hui le plus important conglomérat indien. Il est fondé en 1868 par Jamshedji Nusserwanji Tata, d’une famille zoroastrienne d’origine perse. Dès sa fondation, ce groupe se montre très patriote ; il soutiendra le Mahatma Gandhi dans sa lutte pour l’indépendance. TATA participe sans tarder au développement de nombreux secteurs d’activité vitaux pour le pays : l’acier, l’énergie, l’hôtellerie, l’aviation civile. TATA Group est constitué de nombreuses compagnies évoluant dans des secteurs d’activité très divers et qui comptent parmi les plus importantes dans le monde. Entre autres compagnies TATA Group comprend TATA Motors, la première compagnie à proposer une automobile 100% indienne, la Indica, en 1998. L’œuvre philanthropique de ce groupe est considérable et depuis plusieurs générations, depuis son fondateur – voir The Indian Institute of Science (Bangalore), The Tata Institute of Social Sciences, The Tata Memorial Hospital (Bombay), respectivement fondés en 1907, 1936 et 1941. Il est fort instructif de se pencher sur l’histoire de ce groupe depuis sa fondation.
Il y aurait tant à dire sur ce pays où tant d’individus semblent immergés dans la contemplation (donc inactifs de notre point de vue) mais où l’esprit d’entreprise est puissant. Comment évoquer cet immense pays, immense par l’étendue (l’Inde est un sous-continent), par la population, l’histoire, la culture, la diversité des religions et des écoles de pensée ? L’Inde, soit plus de soixante siècles d’histoire, de la civilisation de la vallée de l’Indus en passant par les invasions aryennes et la période védique. L’Inde, d’immenses écrits épiques, comme le Mahabharata. Mais je ne vais pas exposer ici, même succinctement, l’histoire de ce pays, l’un des plus vastes et des plus anciens du monde, et je me contenterai de quelques noms tenaces dans ma mémoire et qui sont comme autant de repères. Je commencerai par l’empereur Ashoka (de l’Empire maurya, 321 av. J.-C. / 185 av. J.-C., l’un des plus grands et des plus anciens empires du monde, fondé peu après les conquêtes d’Alexandre le Grand). L’empereur Ashoka s’est converti au bouddhisme et a fait preuve d’immenses qualités humaines et de bien des manières. N’oubliez pas le nom d’Ashoka, un nom honoré jusqu’aux États-Unis avec la Ashoka Foundation fondée par Bill Drayton. Bollywood a par ailleurs produit en 2001 un film, Asoka, qui reste une référence pour les cinéphiles indiens. L’empereur Ashoka est très présent en Inde, avec le symbole au centre du drapeau national, le Dharmachakra, une roue à vingt-quatre rayons, un symbole bouddhiste. Il y a également cette représentation du chapiteau aux lions d’Ashoka adoptée comme emblème officiel de l’Inde, en 1950, et partout déclinée, notamment sur les documents officiels. L’empereur Ashoka est honoré comme l’est le Mahatma Gandhi. Lorsque je pense à l’Inde me vient aussi l’Empire Gupta, un temps de l’histoire de l’Inde considéré comme son âge d’or, un âge qui serait, toute proportion gardée, ce que l’Athènes de Périclès a été à la Grèce. Autre grand nom de cette histoire, l’empereur Akbar, un musulman de la dynastie moghole. Implacable, il n’en cherche pas moins à concilier l’hindouisme et l’islam en réservant de hauts postes aux autres religions. C’est son petit-fils Shah Jahan qui a fait édifier le Taj Mahal (achevé en 1654) en mémoire à sa femme Arjumand Bânu Begam. À ce propos, on raconte que cet empereur avait le projet de construire en face de ce mausolée, de l’autre côté de la rivière Yamuna, une réplique exacte du Taj Mahal mais en marbre noir. L’un de ses fils l’aurait déposé, probablement effrayé par les coûts qu’aurait supposé la réalisation de ce projet.
Quelques mots sur l’Inde entre 1947 et 1991
Suite à l’indépendance du pays (15 août 1947), le modèle économique choisi par l’Inde, un modèle largement adopté, est celui de l’«Indian socialism » inspiré du modèle soviétique, avec plan quinquennal, un modèle que le Premier ministre Jawaharlal Nehru, successeur du Mahatma Gandhi, dévoile officiellement en 1954. Cette orientation répond à plusieurs grands axes établis par son gouvernement : 1. L’état d’extrême pauvreté de l’Inde nécessite une puissante intervention de l’État, avec mainmise sur l’ensemble de l’appareil de production. 2. Considérant le passé colonial du pays, le Premier ministre et son gouvernement jugent que la libre entreprise et le capitalisme ne feraient qu’augmenter la misère des misérables ainsi que leur nombre. 3. L’U.R.S.S. est alors un modèle pour de nombreux pays dont l’Inde. Le système soviétique a en effet transformé en à peine plus d’une génération un pays agricole en une puissance industrielle et militaire de premier ordre.
De fait, cette appropriation par l’État de l’appareil de production ménage une place discrète au privé, une place subsidiaire strictement contrôlée par l’État et son plan quinquennal. Ce modèle est connu sous la dénomination License Raj.
Lorsque l’Inde devient indépendante, elle est largement rurale et elle l’est encore. Le Mahatma Gandhi envisage le développement de son pays par l’activité traditionnelle des villages soit, principalement, l’agriculture, la pêcherie et l’artisanat afin de parvenir à l’autosuffisance familiale et favoriser le développement des petites, mini et micro-entreprises. Ce projet est louable. Toutefois cette volonté de protéger de telles entreprises s’avère décevante car rien ne change vraiment en termes de production et d’innovation. Le protectionnisme peut être une étape nécessaire pour un pays comme l’Inde tout juste débarrassé de l’emprise coloniale mais cette étape doit être transitoire sous peine de devenir un frein au développement.
Les grosses entreprises industrielles d’État finissent par montrer leurs limites. Quelques entreprises privées sont tolérées mais considérant l’absence de toute concurrence elles finissent elles aussi par donner des résultats décevants. Quant aux petites, mini et micro-entreprises des zones rurales, elles stagnent. Un puissant système protectionniste et de contrôle des prix achève de brider le pays. Jawaharlal Nehru qui occupe le poste de Premier ministre de 1947 à 1964 a le temps d’identifier le problème. Sa politique (défendable d’un certain point de vue) finit par s’avérer inefficace, d’autant plus que le pays connaît une forte croissance démographique. Il est vrai qu’il n’a pas la tâche facile avec la partition de l’Inde, avec la création du Pakistan, soit un État en deux parties séparées par plus de mille six cents kilomètres. Les tensions entre Musulmans et Hindous, et en Inde même, perturbent la vie du pays. Dans ce contexte, il choisit de favoriser la création de solides institutions dans les domaines de l’éducation, des sciences et des technologies, un choix politique qui aidera au grand changement des années 1990. Jawaharlal Nehru décède en 1964. Avec ses successeurs (dont Indira Gandhi) la situation économique du pays se dégrade à cause de l’emprise toujours plus grande de l’État sur les moyens de production et la nationalisation du système bancaire. Entre 1975 et 1977, Indira Gandhi instaure une période particulièrement autoritaire connue sous le nom de The Emergency. Au cours de sa présidence, elle se soucie particulièrement de l’agriculture. L’Inde a connu des famines dans les années 1960 et s’est vue dans l’obligation d’importer des millions de tonnes de céréales. Ses mesures sont efficaces puisque le pays parvient à se constituer d’importants stocks de céréales. Entretemps le Bengladesh (ou Pakistan oriental) se rebelle contre le Pakistan occidental en 1971 et dix millions de réfugiés arrivent en Inde qui les accueille généreusement. La bureaucratie devient de plus en plus étouffante et la corruption gagne peu à peu le système, notamment à l’heure d’obtenir des licences pour la création d’entreprises. Rajiv succède à sa mère, Indira. Il s’efforce de libéraliser l’économie mais ses initiatives n’ont que peu d’effet. Il parvient toutefois à améliorer les télécommunications et à ouvrir le transport aérien au privé. Avec du recul on peut toutefois estimer que ce Premier ministre a ouvert la voie à son successeur P. V. Narasimha Rao qui initie une franche libéralisation de l’économie, libéralisation que va accélérer la chute de l’U.R.S.S., un modèle pour l’économie indienne. Rajiv Gandhi est assassiné en 1991 par une rebelle tamoule sri lankaise comme sa mère l’avait été par deux de ses gardes du corps sikhs en 1984.
Olivier Ypsilantis