24 octobre
Eric Newby et ses exercices d’attention au Chapter Thirteen, lorsqu’il revient sur les lieux où il a servi dans l’armée en 1941. A ce propos, écrire en voyage est une activité assez étrange. On peut écrire dans les cahots, les remuements des trains et des autocars afin de retenir un peu de ce qui (se) passe derrière les vitres et sur des milliers de kilomètres. J’écris aussi en marchant, et parfois dans la foule – d’où l’importance d’un carnet à couverture rigide. Et tout ce griffonnage sera reconsidéré entre le clavier et l’écran dans le silence du bureau. Ainsi revivrai-je le voyage et non moins intensément et allégé, car dans le souvenir les moments pénibles s’oublient et lorsqu’ils reviennent on les considère avec amusement : ils ne nous concernent plus.
Dénoncer Israël, un exercice auquel ils sont si nombreux à s’adonner, le plus souvent machinalement, par paresse, par héritage, par conformisme, par attrait pour le plus grand nombre, par inertie, par… Dénoncer Israël pour effacer la Shoah, dans de sordides petits calculs de rééquilibrage. Certains considèrent l’histoire comme ils considèrent un livre de comptes, avec d’un côté l’actif, de l’autre le passif, d’un côté le crédit, de l’autre le débit. « On ne pardonne pas la Shoah aux Juifs » m’avait dit Georges Bensoussan, une parole qui m’avait intrigué et que je n’ai pas immédiatement comprise.
De fait il n’a pas fallu attendre longtemps après le début de l’offensive israélienne dans la bande de Gaza pour que l’accusation de génocide portée contre Israël, l’État juif, commence à s’affirmer. Le jour même de cette tuerie, le 7 octobre donc, alors qu’Israël n’avait pas encore répliqué (l’invasion de la bande de Gaza sera massive à partir du 27 octobre), on percevait les premiers échos de cette accusation. Rien d’étonnant puisque pour les antisionistes, et pas uniquement les radicaux mais aussi les « modérément » antisionistes (beaucoup plus nombreux, chez nous tout au moins), le « génocide » (ou le « nettoyage ethnique » et j’en passe) palestinien a commencé avec la fondation de l’État d’Israël en 1948. Les propos de l’Italienne Francesca Albanese, United Nations Special Rapporteur on the occupied Palestinian territories, méritent d’être rapportés dans la mesure où ils sont partagés par un grand nombre d’individus, par des foules. Pour instaurer une paix durable entre Palestiniens et Israéliens, Francesca Albanese propose tout simplement de mettre fin à ce qu’elle désigne comme un génocide, un génocide à Gaza, avec déplacement forcé de populations (elle omet de dire pourquoi) et politique d’apartheid. Elle a fait cette proposition en 2022, une proposition qui s’emboîte dans sa vision du conflit israélo-palestinien. Mais il ne s’agit pas tant pour elle de trouver une solution à ce conflit que de poser des jalons vers une dénonciation plus profonde, plus radicale, soit l’existence même de ce pays jugé illégitime, Israël. Cette dénonciation pointe-t-elle tient à l’existence même d’Israël en lieu et place d’une Palestine indigène : « Israël est depuis toujours un État d’apartheid envers les Palestiniens. Ce n’est PAS une opinion personnelle, elle est entièrement documentée et analysée à la lumière du droit international. La vérité est qu’Israël a toujours été en guerre avec les Palestiniens : l’indigénéité de ces derniers est un rappel douloureux du péché originel d’Israël. » L’emploi du mot « indigénéité » est particulièrement important car il est à la fois le socle et le vecteur de toute la diatribe de cette femme. Ce mot porte en lui l’alpha et l’oméga de cette diatribe. La fondation – ou plutôt la refondation – de l’État d’Israël s’inscrit dans le settler colonialism, soit la guerre du pouvoir colonial (les Juifs d’Israël) contre les peuples indigènes (les Palestiniens en l’occurrence), ces derniers menaçant le pouvoir colonial. Les choses étant ainsi posées par cette dame, le seul moyen de mettre fin aux cycles de violence entre colonisateurs et colonisés est de « mettre fin aux pratiques coloniales de peuplement. » Bref, et toujours selon cette dame, ce colonialisme ne consisterait pas vraiment à exploiter les ressources des régions colonisées qu’à faire disparaître le peuple colonisé en tant que peuple, et donc à pratiquer un génocide. Elle déclare : « Le génocide des Palestiniens de Gaza par Israël est une phase d’escalade d’un processus d’effacement colonial de longue date. » Mais il y a plus (et ce qui suit comme ce qui précède n’ont rien d’original, la masse porte en elle ce schéma) : ce colonialisme israélien ne serait que la prolongation de pratiques occidentales. Et pour renforcer sa thèse, elle déclare qu’Israël ne cesse d’affirmer se battre pour défendre les valeurs occidentales face aux Barbares, d’être le poste avancé dans cette lutte, le fer de lance de cette lutte. Ce langage rejoint (elle ne l’affirme pas mais c’est ce que sa dialectique laisse entendre) celui des nazis d’autant plus que la bande de Gaza est explicitement désignée comme le « camp de concentration le plus grand et le plus honteux du XXIème siècle. » Par ailleurs elle n’hésite pas à comparer Benyamin Netanyahu à Adolf Hitler. Ce discours qui associe Israël à une entreprise génocidaire menée par l’Occident colonisateur est sous-tendu par la vieille théorie du complot sioniste mondial. Francesca Albanese nous ressert « Les Protocoles des Sages de Sion », tout au moins suit-elle la même démarche que l’auteur (ou les auteurs) de ce faux. L’accusation qu’elle lance contre Israël est si massive et si profonde qu’il n’y a aucun dialogue possible ; pour la United Nations Special Rapporteur on the occupied Palestinian territories (une désignation de propagande, car je ne vois pas en quoi les territoires de Cisjordanie (de Judée-Samarie) sont spécifiquement palestiniens) il s’agit d’en finir avec Israël et son invocation du « droit international » sert de cache-sexe à son antisionisme et à son antisémitisme.
25-26 octobre
Dénoncer Israël sans trêve pour achever d’effacer la culpabilité de la Shoah selon ce schéma : Sionisme = Nazisme. Condamnation du 7 octobre, éventuellement, mais très vite les choses reprennent leur place, il ne s’agit en aucun cas de déranger un certain ordre et de soulager Israël de sa faute, soit d’exister… Le post-modernisme et les Palestiniens. La condamnation quasi-universelle d’Israël, et plus que jamais après le 7 octobre. On ne pardonne pas la Shoah aux Juifs comme on ne pardonne pas le 7 octobre à Israël. La dimension eschatologique de ces condamnations. Nous sommes dans un espace de la fin d’un temps, voire des temps. J’ai fait usage du mot eschatologique spontanément. Je viens d’écouter Shmuel Trigano qui fait usage du même mot dans un entretien avec Antoine Mercier dans « Pourquoi les Juifs se distinguent-ils des autres ». La concurrence inhérente aux trois monothéismes. A présent le dernier venu se dit le premier, il repousse le christianisme et le judaïsme qui sont dans le subterfuge et le mensonge. Il vient les corriger et par un formidable renversement de la chronologie il se dit être l’aîné, l’aîné dont le message aurait été perverti par ces deux religions ultérieures. Le post-modernisme est un monde bouché alors que le Juif propose l’ouverture. L’histoire singulière du petit Israël est une histoire mondiale et Israël (le peuple juif) possède la clé de l’impasse dans laquelle se sont engagés les deux autres monothéismes. Il faut rejudaïser le christianisme et l’islam, et c’est l’un des aspects, et non des moindres, de la dimension eschatologique.
Sous les ventilateurs, accroupi sur un matelas, dans un agréable café d’une propreté douteuse mais qu’importe ; les arbres qui l’ombragent sont beaux et donnent un peu de fraîcheur. Je poursuis la lecture d’Eric Newby. A côté de moi un groupe de six femmes, des hispanophones ; elles sortent d’une séance de yoga et ne parlent que de leur difficulté à faire tel ou tel mouvement et des effets sur leur corps suite à cette séance. J’éprouve à les écouter un très profond ennui et mes impressions se voient confirmées : il y a parmi les adeptes du yoga d’assez nombreux petits narcissismes et de nombrilismes d’une profondeur variable. Je ne parle pas des Indiens, en aucun cas puisqu’ils vivent leur culture, mais des Occidentaux.
Dans la nuit, toujours ce vent dans les arbres et qui fait venir des souvenirs de vacances en Bretagne. Je suis en Inde mais depuis quelques jours, alors que le rythme du voyage s’est fait plus lent et moins fatigant, je ne cesse de penser à Israël où j’aimerais revenir dès le début de l’année prochaine pour y travailler, soit au Sar-El, soit comme volontaire agricole. Le Hamas en tant que force militaire est quasiment détruit et le Hezbollah est sans cesse frappé à la tête. Il faut poursuivre ce travail et refuser tout arrangement car il n’y a tout simplement aucun arrangement possible. Israël bénéficie probablement de nombreuses complicités au Liban et dans diverses communautés (y compris musulmanes) désireuses d’extirper ce cancer qu’est le Hezbollah. L’efficacité des frappes israéliennes au Liban s’explique en partie par ces complicités au sol, me semble-t-il.
Tout en écrivant ces lignes, je détaille la Royal Enfield Classic 350 garée devant ma porte. Elle semble m’inviter à l’enfourcher pour descendre vers la pointe de l’Inde, le cap Comorin.
Hier soir, de la fenêtre de ma chambre, les arbres comme découpés dans du papier noir collé sur du papier crépon rose-rouge. Début d’une tentative de description rédigée après avoir pris note de ce tableau composé par Eric Newby : « It was a beautiful morning. Mist still hung over the water and downstream with the early sun shining through it the river was the colour of honey. »
J’y pense. Depuis que je suis en Inde, je n’ai vu personne fumer ou boire de l’alcool.
J’ai oublié de signaler ces groupes d’écoliers et d’écolières en uniforme que j’avais eu tant de plaisir à observer sur les routes et des chemins de l’Inde du Sud et dont je prenais volontiers note. Le groupe d’hier, charmant, avec ces écolières à tresses maintenues par des rubans de la couleur de leurs chemisiers.
Le livre d’Eric Newby est plein de petits tableaux peints en quelques gestes rapides et précis, comme des pochades ; mais je pense plutôt à des eaux-fortes car la langue anglaise est incisive, précise comme un coup de pointe sèche qui découvre le vernis protecteur afin de permettre à l’acide de mordre la plaque de cuivre. Un tableau parmi tant d’autres : « Across the water, where the sun was setting like a huge blood orange, ripples of heat undulated over the flats. Beyond them were some strange-looking mounds, bare except for a few moth-eaten palm trees. Upstream mist was beginning to spread over Kusumkhor, and soon it obliterated it completely. »
Repris par des déboires intestinaux qui engendrent une certaine fatigue. Eric Newby évoque ceux de sa femme, Wanda, une personnalité importante dans ce récit d’un voyage le long du Gange.
Le calcul du Hamas et du Hezbollah est simple. Dans le meilleur des cas on admettra qu’Israël a le droit de se défendre, de répliquer, mais pas trop – ou j’en reviens à ce dont on ne cesse d’accuser Israël et rien qu’Israël, soit de riposte disproportionnée. Donc, très vite, Israël sera vilipendé. La tuerie du 7 octobre qui mériterait des représailles infinies sera très vite oubliée au profit des seules victimes palestiniennes, parmi lesquelles des auteurs ou des complices à des degrés divers de cette tuerie. Le calcul du Hamas et du Hezbollah reposait sur des bases très solides, sur des observations précises et prolongées : Israël se retrouve sans tarder sur le banc des accusés et pour certains, nombreux, trop nombreux, Israël n’a jamais quitté, ne devrait jamais quitter le banc des accusés et déjà parce que son existence même est considérée comme un crime par des masses en constante expansion. Benyamin Netanyahu, un authentique chef d’État et donc de guerre, un homme porté par une vision du monde et de son pays.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis