Le soleil est à peine levé et comme chaque matin je lis quelques pages d’Eric Newby, je fais ainsi un voyage dans le voyage. Ci-joint, la description d’une de ses nuits et pas des plus agréables… : « The rest of the night resembled an awful dream. It was more like being on a quayside than in a station waiting-room. The whistles of the locomotives when they blasted off were as loud as ships’ sirens, and as the trains came in porters carrying goods and chattels marched over me, where I lay on the floor, planting their great feet on my shins as they went. All through the night something, probably a rat – but I was too frightened to look – rustled and writhed under the head of my bedding roll. At about half-past two bathing and clearing of throats began in the wash-house, and from time to time a disgruntled figure would emerge with his dhoti covered with nice fresh paint; even the departure of a singularly beautiful girl wrapped in a sari of blue and gold tissue who for some unexplained reason had spent the night in the men’s waiting room was spoiled by her breaking wind as she went through the door. At six-thirty rain began to fall with such violence that it seems as if it was filling with water. It was a night both to remember and forget. »
L’employé préposé au nettoyage de l’hôtel arrive à la même heure qu’hier et s’adonne au même travail, soit passer une feuille de papier-journal qu’il a froissée sur la baie vitrée de la réception déjà parfaitement propre, suite à son travail d’hier. Pourquoi ne nettoie-t-il pas ce qui n’est pas vraiment propre ? Il y aurait beaucoup à faire. Arrive l’employée au beau sari mauve foncé orné de motifs dorés. Son pas lent et majestueux. Elle accomplit le même travail qu’hier, soit balayer avec d’amples gestes lents le carrelage de la réception, à l’aide de ce balai constitué d’herbes longues, fines et souples qui ne doivent probablement rien laisser passer. Ce type de balai est probablement plus efficace que nos balais à poils courts et drus mais je ne comprends toujours pas pourquoi un manche qui éviterait d’avoir à se courber n’y soit ajusté. Il est vrai que cette manière de balayer est peut-être envisagée comme un exercice de yoga, comme un complément au yoga. Dans la cour de l’hôtel, je reste subjugué par la ligne de la Royal Enfield Classic 350. Son propriétaire (un employé de l’hôtel) s’approche, souriant, et nous entamons une conversation sur cette belle machine.
Un souvenir (il n’a que quelques jours). Dans ce village de l’Himalaya, à la sortie du village que nous atteignons après avoir laissé passer sur un étroit chemin mal empierré des femmes chargées « comme des baudets », d’un côté l’école secondaire, une construction non dénuée d’élégance mais que la végétation et l’humidité semblent vouloir dévorer, de l’autre côté une toiture en tôle ondulée à double pente soutenue par quatre hautes poutres métalliques : les morts y sont incinérés à ciel ouvert.
Parmi les moments les plus agréables du voyage, la toilette du matin. Les ablutions très bruyantes – dont Eric Newby rend compte avec un agacement amusé, avec un amusement agacé –, ablutions dont j’ai rendu précédemment compte. En Inde j’éprouve plus que partout ailleurs le désir de me raser de prêt. La barbe même naissante m’est désagréable dans ce climat chaud et humide. Le soir, la chemise est lavée dans le lavabo (elle sèchera dans la nuit tiède) car transporter du linge sale dans sa valise ou son sac à dos ajoute de la fatigue à la fatigue. J’insiste : la fatigue est supportable aussi longtemps que l’on parvient à rester propre ; et une douche (froide de préférence) équivaut à plusieurs heures de sommeil, le voyageur le sait mieux que quiconque.
Chez le coiffeur. Les coiffeurs indiens (tout au moins les coiffeurs pour hommes) coiffent remarquablement bien ; et ils travaillent vite, avec un matériel très rudimentaire. Ils ont affaire à des cheveux d’une grande vitalité – la calvitie n’est pas un mal indien. Et tandis que le coiffeur me coiffe, une vache se met à bouser le derrière tourné vers nous, à bouser sur les marches (en ciment) du « salon » de coiffure, un « salon » entièrement ouvert sur la rue et qui ressemble à un campement de Gitans – et n’y voyez aucune connotation dépréciative, j’aime de plus en plus tout ce qui tient du campement. Donc, la vache se tourne vers nous pour bouser, j’assiste à la dilatation de son anus et à une chute qui éclabousse jusqu’à l’intérieur du « salon ». C’est une sacrée bouse, c’est une bouse sacrée. On ne peut éviter d’évoquer les excréments des animaux en Inde et, à ce propos, le mot dung ne cesse de revenir dans « Slowly Down the Gange ».
Scène de rue. Une vache poursuit un enfant qui enfoncé dans sa poussette mange des gâteaux que lui tend sa mère. La mère s’affole, un homme intervient et se met à taper sur la bête, pas méchamment, un peu timidement. Son comportement déplaît néanmoins à un policier qui s’est gardé d’intervenir et qui lui fait les gros yeux. La vache veut des gâteaux et promène ses naseaux dans la poussette. La mère est de plus en plus inquiète et la poussette zigzague. Je me décide à intervenir et me place résolument entre la vache et la poussette. La vache s’efforce alors de me contourner et je fais signe à la mère qui se tient comme paralysée de s’éloigner, ce qu’elle finit par faire. Le policier s’éloigne en me gratifiant d’un salut vaguement militaire, mon ego s’en trouve exalté.
Eric Newby : « This was Hindu India. Here you could be dead but not gone; equally well you could be gone but not dead. » L’Inde ou la terre de tous les contrastes. Ce que j’affirme est réversible à l’infini.
Le voyage. Jean Grenier a écrit ces lignes auxquelles je ne cesse de revenir : « On vous demande pourquoi vous voyagez. Le voyage peut-être, pour les esprits qui manquent d’une force toujours intacte, le stimulant nécessaire pour réveiller des sentiments qui dans la vie quotidienne sommeillaient. On voyage alors pour recueillir en un mois, en un an, une douzaine de sensations rares, j’entends celles qui peuvent susciter en vous ce chant intérieur faute duquel rien de ce qu’on ressent ne vaut. On passe des jours à Barcelone à visiter des églises, des jardins, une exposition, et il ne vous reste de tout cela que le parfum des fleurs opulentes de la Rambla San José. Était-ce donc bien la peine de se déranger ? Évidemment oui. »
23 octobre
Réécouté les entretiens Bat Ye’or, cette femme courageuse et lucide vilipendée par le conformisme, des entretiens conduits par Yana Grinshpun. La chape qui pèse aujourd’hui sur la plupart des pays européens, à commencer par la France, chape constituée en grande partie d’antisémitisme et d’antisionisme, est en partie consécutive à nos tractations avec le monde arabo-musulman, un monde lui-même infecté par l’antijudaïsme et l’antisémitisme chrétiens récupérés par les voies de la sécularisation par la droite puis toujours plus par la gauche qui s’empresse de traiter de « fascistes » les amis d’Israël, un procédé élaboré et activé par les appareils de propagande/répression staliniens. On plaque une désignation injurieuse et avilissante sur celui qui doit être dénoncé et réprimé. C’est dans l’ordre du langage un procédé qui évoque la flétrissure, la marque infâmante appliquée au fer rouge. Ceux qui font usage d’un tel procédé ne savent même pas qu’il a été frénétiquement employé par l’une des pires dictatures de l’histoire, soit la dictature stalinienne. La France comme élément politique majeur de la structuration d’Eurabia (mot valise qui fait fusionner Europe et Arabie), avec la reconnaissance de l’O.L.P., en 1975. La zone euro-arabe autour de la Méditerranée, zone destinée à contrebalancer l’influence américaine. Favoriser une fusion islamo-chrétienne et expulser du christianisme toute influence juive. Faire revivre la tolérance musulmane (une tolérance fantasmée), notamment en exaltant le souvenir de al-Andalus, un souvenir revu et corrigé, un souvenir qui n’est que propagande. Il y a un peuple juif, il n’y a pas de peuple palestinien ; et il y a un peuple arabe (qui vient d’Arabie), un peuple conquérant. Vers une libanisation de la France ? Relire « Le Mur de Fer » de Vladimir Jabotinsky, le plus lucide des textes sionistes, un texte écrit dans les années 1920 et toujours très actuel, plus actuel que jamais.
Devant notre chambre, la belle Royal Enfield Classic 350. Je ne puis détacher mon regard de cette mécanique à la fois élégante et rustique et qui inspire confiance. Rien que de la mécanique et pas d’électronique.
La lecture du Chapter Twelve de « Slowly Down the Ganges » me replace dans des souvenirs vietnamiens, des paddy-fields, comme ce passage : « All the crops were low and green and the absence of sunlight intensified their greenness. » Et tout en lisant, j’observe par intermittence la femme de ménage qui vient d’arriver. Elle passe le balai avec la même élégance nonchalante. Une fois encore je ne comprends pas que les balais indiens soient sans manche ; il faudra que j’enquête.
« India supports restoration of peace between Ukraine and Russia and is committed to providing “all possible assistance” to end the crisis, said Prime Minister Narendra Modi on Tuesday (October 22, 2024) during a bilateral meeting with Russian President Vadimir Putin. »
Après le 7 octobre 2023, ce n’est pas le Hamas qui est accusé officiellement de génocide mais Israël et par l’Afrique du Sud qui le 29 décembre de la même année ouvre le bal devant la Cour de justice internationale (C.J.U.) de l’O.N.U. fondée sur la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (C.P.R.C.G.) de 1948. Israël a l’habitude d’être accusé de tous les maux, notamment par les Nations Unies. Mais le plus déprimant est que cette propagande répétitive finit par entrer insidieusement dans bien des têtes par ailleurs préoccupées par tout autre chose. Ainsi nous communique-t-on quotidiennement le nombre de victimes palestiniennes « selon le Hamas ». Certes, on prend soin de préciser « selon le Hamas » mais cette précision (cette mise en garde) finit par ne plus même être entendue tant elle est prononcée machinalement, comme si de rien n’était, et seul le nombre des victimes est retenu. Dans ce nombre qui se veut très précis, le décompte n’est pas fait des combattants du Hamas, et des non combattants qui peuvent être des complices à des degrés divers. Bref, tout est rapporté pour faire apparaître Israël comme l’acteur d’une vengeance aveugle. Et les images passées en boucle viennent conforter les téléspectateurs dans cette image négative d’Israël avec arrêts sur images montrant de préférence des enfants tués ou blessés, comme si les Israéliens – « le Juif » – trouvaient un plaisir particulier à tourmenter les enfants, des images qui réveillent de vieux préjugés… Cette répétition incessante du nombre des victimes « selon le Hamas » et ces arrêts sur images finissent par effacer la tuerie du 7 octobre pourtant à l’origine de cette guerre. Une fois encore les victimes juives sont effacées au profit d’autres victimes qui apparaissent comme les victimes d’une violence gratuite, d’un déchaînement inexplicable. Il est par ailleurs entendu qu’Israël ne doit pas trop se défendre, se défendre le moins possible, car dès qu’Israël réplique la réponse est jugée « disproportionnée ». Aucun pays n’a droit à un tel traitement médiatique. Que se passe-t-il donc pour qu’il en soit ainsi ? Des préjugés ancestraux seraient-ils sans cesse flattés et réactivés ?
(à suivre)
Olivier Ypsilantis