Par la fenêtre, des terrasses en ciment gris dont sortent des bouquets de tiges métalliques qui attendent probablement une surélévation. Des toits en tôle ondulée rouge ou verte et inclinés (slanted roofs). Un chaos urbanistique cerné par les premières hauteurs de l’Himalaya densément boisées, de leur pied à leur sommet. Sur le balcon où j’écris, deux fauteuils en plastique marron avec entre eux un pot duquel s’élève une plante, soit six larges feuilles assoiffées. Et je reprends ma lecture d’Eric Newby : « The sky was full of stars and there was a bitter wind from the north. At intervals a train lumbered over the bridge, otherwise, apart from the howling of the jackals, the silence was complete. Not even the river, now that it was flowing over a bed of deep sand, made the smallest sound. »
Ici comme ailleurs en Asie, je me couche peu après le soleil et me lève avec lui voire un peu avant lui. Ce rythme s’impose à moi et se coucher tôt permet de se lever tôt et en Asie rien n’est plus agréable que ces moments où la lumière du soleil est encore à peine perceptible. Je l’ai vécu avec un même plaisir en Israël qu’au Vietnam. Dans ces moments, le moindre bruit acquiert une qualité exceptionnelle, une pureté qu’il perdra lorsque se multiplieront les bruits.
Dans la rue un homme m’aborde. Il se propose de me nettoyer les oreilles. Il tient à la main une élégante petite mallette sur laquelle il est écrit en grosses lettres orange : EAR CLEAN. Une vache s’approche de moi alors que je me repose sur un banc public. Je commence à la gratter entre les yeux qu’elle ferme de contentement. Lorsque je m’arrête, elle me sollicite en me poussant de son naseau. Je reprends donc l’exercice en me disant qu’il vaut tous les exercices de méditation préconisés par les maîtres spirituels, car faire plaisir à un animal… Et ce faisant, je fais plaisir aux dieux de l’hindouisme.
20 octobre
La passerelle que j’emprunte au-dessus du Gange est très empruntée et les vaches y créent des bouchons. Mais que viennent-elles faire ici ?! L’une d’elles a même décidé de s’allonger en travers. Qu’importe ! Elles me deviennent de plus en plus sympathiques et je les vois comme des protectrices de ce voyage. Je n’hésite pas à leur distribuer des caresses et si possible entre les yeux car ce point me semble plus religieux ou, disons, plus sacré que l’échine par exemple.
Au petit-matin j’observe le hall de l’hôtel qu’un employé balaye à grands gestes lents. Dans la rue, de la poussière et des tas de gravât. Un immeuble en construction, une carcasse en béton (la structure) que l’on commence à cloisonner avec de la brique, des échafaudages en bambou, posés dans la rue des paquets de tiges métalliques pour le béton armé, des paquets de tiges de bambous pour les échafaudages. Passe une vache qui s’installe sur les marches de l’entrée de l’hôtel. Un employé qui porte la lourde valise d’un client s’efforce de passer sans la déranger, une image de l’Inde parmi tant d’autres.
Eric Newby monte à bord d’un autocar bondé et note : « There was a warm, animal smell of bodies; but it was less disagreeable than it would have been in England, because the majority of the occupants were addicted to ritual bathing. » J’ai souvent pu vérifier (et je vérifie encore) la justesse de cette remarque. A ce propos, je me souviens d’un voyage en autocar au Laos, le plus éprouvant des voyages en autocar dans mon souvenir. C’était au départ de Phongsaly, au nord du pays. Une chaleur accablante, pas d’air conditionné, pas de rideaux aux fenêtres, et nous ne pouvions ouvrir les fenêtres tant la circulation soulevait de poussière, un long voyage chaotique (avec roue crevée au passage d’un gué) dans un autocar bondé, avec paysans assis dans le passage sur de gros sacs en toile de jute et des poules sur leurs épaules. Et pourtant, à aucun moment je n’ai eu à souffrir d’une mauvaise odeur, comme dans le métro parisien par exemple, avec relents d’urine ou relents de sueur. Peut-être que le ritual bathing est une explication à ce phénomène, mais il me semble qu’il n’explique pas tout. Le végétarianisme doit y être au moins pour un peu. Les Africains même les plus propres dégagent souvent une forte odeur, une odeur acide, une odeur qui m’avait prise dans le métro de New York. Bref, cette histoire d’odeur corporelle pourrait faire l’objet d’une intéressante étude. J’ai souvent noté en Inde cette toilette compulsive : se laver et se relaver et se re-relaver et ainsi de suite sur un mode mécanique. Et j’allais oublier ces bruits formidables à l’heure de la toilette, avec renâclements et raclements venus des profondeurs de la gorge et des fosses nasales, exercice que je pratique quotidiennement, un exercice très efficace et qui désencombre les voies de la respiration – la respiration, une préoccupation essentielle en Inde, une préoccupation des plus importantes et à laquelle nous ne prêtons pas assez attention en Occident.
L’Inde est donc à la fois un pays sale et propre, le pays de tous les contrastes, de tous les contraires. C’est un pays sale à sa manière et un pays propre à sa manière, autrement dit c’est un pays pareillement sale et propre d’une certaine manière.
Sur le parking de l’hôtel, des Royal Enfield de divers modèles ; je ne me lasse pas de les détailler. Une vache au beau pelage s’est installée entre elles. Des deux roues sont si chargées qu’elles disparaissent sous leur charge, une charge qui à l’occasion balaye l’asphalte ou la poussière des chemins. Seul le guidon est visible, et encore ! Je le répète, il y aurait un reportage photographique à faire sur ce thème : ce que les femmes et les hommes transportent sur leur dos, ce que les deux roues transportent, sans oublier les camionnettes et les camions. J’avais eu en tête un tel reportage au Vietnam.
Une image du Bijnor : « In the main street clouds of flies hung over heaps of uncollected filth and blanketed the sweetmeats in the open-fronted shops; sewage brimmed over in the open drains that ran down either side of the street, or, when it reached a sufficiently high level, spilled through dark holes into unimaginable depths beneath, living the residue to make its way downstream by gravity which scarcely operated in a place that was as flat as a pancake. » La force expressive (descriptive) de la langue anglaise, en l’occurrence la description de la saleté, avec cette volonté de nous faire partager son dégoût m’évoque ce chef-d’œuvre autobiographique de George Orwell « Down and Out in Paris and London » où les passages évoquant la saleté la plus extrême ne manquent pas – voir notamment les cuisines des grands restaurants parisiens. Eric Newby fait immédiatement suivre cette description de Bijnor de la remarque suivante : « I began to sympathise with the two drunken men in the rickshaw. If one had to live in Bijnor this was one way to escape from the realities of the place. » Ce genre de remarque émaille le récit d’Eric Newby. Il marque comme une forme de distanciation, un mouvement qu’il opère volontiers après avoir rendu compte d’une situation désagréable et de sa mauvaise humeur consécutive. Ainsi prend-il de la hauteur envers lui-même par une autodérision plus ou moins marquée, une spécialité britannique – à ma connaissance, aucun peuple ne fait un usage aussi élaboré de l’autodérision.
Rishikesh. Je séjourne à présent sur l’autre rive du Gange. La circulation y est beaucoup plus réduite et de petites plages le long du Gange permettent d’y faire trempette. J’y ai trouvé un sympathique établissement pour écrire et lire sous les arbres tout en buvant du thé ou du sweet lassi.
21 octobre
Le grand registre de l’hôtel à couverture toilée et cartonnée, Foreigner’s Arrival and Departure, un registre aux pages gondolées par l’humidité ; et tandis que je le signe des gouttes de sueur tombent dessus. J’ai de plus en plus plaisir à écrire dans les halls des hôtels, surtout au petit-matin. Le hall de cet hôtel, ses divans en velours défraîchi recouverts d’un voilage blanc à bouquets de fleurs, les ventilateurs, l’un d’eux mal assuré et qui grince doucement. La femme en sari mauve foncé qui balaye avec d’amples gestes lents à l’aide d’un balai sans manche, ce qui l’oblige à se courber (je me suis toujours posé des questions à ce sujet), un balai constitué d’herbe longues, fines et souples qui ne doivent probablement rien laisser passer. Sur le comptoir, un Bouddha dans la position du lotus. A sa droite, les deux tubes luminescents et bleutés d’un Fly Trapper. Sur le bureau des piles de registres et des carnets à souches. La réceptionniste écrit à la main avec application sur l’un de ces carnets ; et tout en l’observant je note combien il est devenu rare (et en seulement quelques années) d’écrire à la main. Elle écrit avec application et je l’imagine écolière, pareillement appliquée. Sa queue de cheval bien ajustée avec une raie parfaite bien dans l’axe du nez. La régularité de ses traits et son teint parfait. Une fois encore je pense à Georges Perec. Qu’aurait-il rapporté d’un voyage en Inde ? Des inventaires probablement, des énumérations.
Le soir dans la chambre de l’hôtel. Je ferme les yeux et j’écoute. Le croassement de quelques corbeaux, les klaxons, toujours les klaxons, le gémissement des essieux puis une sorte d’incantation venue d’un temple.
Parmi mes grands plaisirs en Inde : goûter à l’aide d’une paille et très lentement (pour faire durer le plaisir comme on s’en doutera) un sweet lassi. En Israël, au Sar-El, c’était le fromage blanc, très onctueux, et le cottage cheese. A propos d’alimentation, deux règles d’or, très simples : moderation and simplicity. Modération bien sûr ; et simplicité : j’ai toujours repoussé les recettes compliquées car préjudiciables à la digestion, à la santé donc. En Inde j’évite les sauces et me contente de riz légèrement parfumé, de fruits et de sweet lassi. L’air est nourricier dans ce pays, tant de parfums et tant d’odeurs ! On peut sans peine manger plutôt frugalement. Et il y a les couleurs ; en Inde les couleurs nourrissent, en Inde les couleurs sont nourricières. Sous le ventilateur de la réception. Des souvenirs grecs me reviennent, des souvenirs de poses extraordinairement alanguies, avachies même, avec tout de même, parfois, les mouvements d’un komboloï, mouvements non dénués de vivacité, sans oublier la tapette à mouches que les Grecs savent manier avec une surprenante vivacité.
22 octobre
J’écris dans un petit café de Rishikesh. Une fatigue légère. La sueur que sèche le ventilateur. Une musique techno allègre. Je ferme les yeux et me laisse porter. Je regarde en contrebas les eaux vert bronze du Gange et pense à Israël, au juste combat que mène ce pays. Le droit à se défendre est uniquement remis en question lorsqu’il s’agit d’Israël. Une telle attitude est dictée par de vieux mécanismes mentaux. Cette musique techno me grise comme un bon alcool. Je regarde le Gange en contrebas, ses eaux vert bronze. Israël a probablement plus de partisans qu’on ne le croit ; simplement, ils sont plus discrets, beaucoup plus discrets que ne le sont ses contempteurs, et ces probablement mieux ainsi : la discrétion est volontiers garante d’efficacité. Et tandis que je détaille des constructions sur l’autre berge je me vois transporté d’un coup dans des souvenirs vietnamiens, ceux qui me reviennent le plus souvent, des souvenirs de Hué, Hué dans des brumes humides et tièdes, légèrement argentées.
Dans la nuit, hier, des coups de vent dans les feuillages, deux chiens qui aboyaient et semblaient se répondre, des aboiements qui résonnaient sous la voûte céleste, et par moments le plic-ploc du robinet de la salle de bain.
Conversation, hier, avec l’ami sikh. Il aborde spontanément un sujet que nous n’avions jamais abordé, Israël. Il se déclare pro-israélien, ce dont je me réjouis. J’en viens à me dire qu’en Inde des religions (à commencer par l’hindouisme) n’ont rien à voir avec le judaïsme de par leur généalogie et se trouvent donc dans un rapport de parfaite neutralité envers lui, un rapport que ne peuvent avoir le christianisme et l’islam. La relative sympathie des Indiens non-musulmans envers Israël tient d’abord, me semble-t-il, à leurs inquiétudes envers les Musulmans dont le pourcentage dans la population totale du pays ne cesse d’augmenter, probablement par le taux de natalité. L’Inde se sent par ailleurs inquiète car flanquée de deux États musulmans, le Pakistan et le Bangladesh (Pakistan oriental). Le pourcentage de la population musulmane du pays varie sensiblement selon les sites que je consulte et celui que me donnent des Indiens varie lui aussi sensiblement. Ce pourcentage serait plus ou moins de 17%, ce qui représenterait environ deux cent millions de personnes et ferait de l’Inde le troisième pays musulman au monde.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis