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Carnet indien (janvier-février 2003) – 6/8

 

11 février. Vers Trivandrum, vers le sud. Avant le départ, je bois au comptoir d’un petit stall de la gare d’Ernakulam un jus de pomme pur fruit ; l’Inde c’est aussi cela, des jus de fruits naturels en vente partout.

Ils s’inquiètent, une rougeur, une piqûre de moustique, une égratignure, et ils vous conseillent de prendre soin de vous. Une irritation sur une joue m’est venue cette nuit, un insecte probablement, et ainsi ai-je pu bénéficier de la sollicitude de beaucoup – mais est-ce vraiment de la sollicitude ? Albert le Syriaque me conseille une pommade ayur-védique que je me procure dans un établissement de la rue aux épices. Au rez-de-chaussée de cet établissement, un entrepôt encombré de sacs en toile de jute qui embaument : des plantes médicinales. A l’étage, la pharmacie tenue par une très belle femme que j’observe discrètement. Elle me regarde avec un sourire qu’elle s’efforce d’atténuer. Elle a le nez assez fortement busqué, ce qui est rare ici.

Ils nous observent, assez discrètement, aussi discrètement qu’ils le peuvent. Nous restons une curiosité – mais pour combien de temps ?

Les enfants ne cessent de me réclamer mes stylos à bille, j’en suis donc venu à les cacher. Le besoin d’écrire ne prévient pas et il peut être si fort qu’il doit être satisfait sans tarder.

Nuit entre Ernakulam et Trivandrum. Les cocotiers immobiles comme du fer forgé et des quadrilatères d’eau partout. Les familles dorment sous des moustiquaires.

La désorganisation n’est qu’apparente. Ne vous y trompez pas, ce pays a l’une des plus anciennes traditions administratives du monde, des Maurya aux Moghols ; les Anglais l’ont vite compris, ce qui leur a permis en perfectionnant cette tradition d’étendre leur domination. L’Inde, un pays organisé, je puis le constater quotidiennement.

Qu’a-t-elle à nous apprendre l’Inde ? Beaucoup, à commencer par la valeur de la prière.

Arrivée à Light House Beach, à quelque cinquante kilomètres du cap Comorin. En terrasse au Velvet Dawn. Seaside Cottages où ma chambre donne sur la plage. Allongé sous le ventilateur avec le ressac pour accompagner le sommeil.

 

Une vue du cap Comorin

 

12 février. Sous un tel climat, l’ascétisme s’impose de lui-même. On peut se contenter de bananes et de noix de coco. Et s’inquiéter du lendemain semble une incongruité.

Light House Beach doit son nom à ce phare qui flanque la plage, un phare annelé de rouge et de blanc. C’est avec une surprise non dépourvue d’inquiétude que j’y retrouve de nombreux Visages Pâles. Il n’y avait rien au début des années 1990, rien que quelques paillotes. Aujourd’hui, les touristes y viennent nombreux. On leur propose ce qu’ils attendent de l’Inde, c’est-à-dire rien d’inquiétant, du rassurant comme des articles du magazine Marie-Claire. C’est l’ayur-védique (une science millénaire) récupéré par des amateurs voire des charlatans qui grâce à ce tourisme se font des mensualités à faire rêver la plupart des Indiens. Et puis, il y a le yoga, le foot massage, le Panchakarma, etc., autant de savoirs dont on ne propose que des ersatz.

Ces peaux foncées émeuvent les Visages Pâles, stimulent leur désir. Des ladies, la soixantaine et plus, contemplent un groupe de jeunes pêcheurs qui, torse nu, ramènent leurs filets sur la plage. Elles aimeraient effleurer leurs torses de leurs doigts, de leurs lèvres, elles aimeraient…

Les patrouilles de la Tourist Police, chemises bleues, pantalons kaki. Au Kerala il est à présent interdit de fumer, même dans la rue. Les dealers sont peu nombreux et sur leurs gardes, l’alcool est rare et cher. A l’ascétisme spontané s’ajoute un ascétisme imposé. Il arrive que les vins d’Espagne me manquent, ces vins tirés du tonneau et qui invitent à une exaltation douce. Ô les tabernas et les bodegas ! Mais ici l’ivresse n’est pourtant pas moindre, avec ces couleurs, ces parfums, la beauté de certaines femmes.

15 heures, un orage. Il me replace d’emblée dans une intensité du souvenir, dans des lieux parmi lesquels Cesson, les orages à Cesson. Ces retours, ces irruptions, la texture du temps.

A l’entrée de Trivandrum, de part et d’autre de la rue, des empilements de poteries à l’ocre vif. Je pense à une antique cité marchande, grecque.

 

13 février. Light House Beach. Rafales de vent dans la nuit et coupures de courant. Le ventilateur s’arrête, les moustiques m’attaquent.

Petit-déjeuner dans un restaurant en hauteur, cerné par des cocotiers où croassent des corbeaux qui se posent sur les tables lorsqu’elles se libèrent. Qu’ils sont beaux ces oiseaux aux noirs ardoisés ! Ils sont beaux alors qu’ils ne cessent de fouiller l’ordure !

A l’étranger, les Allemands se regroupent tandis que les Français s’évitent.

Nuit tombante ; on passe de trois à deux dimensions, on pense à du papier découpé. Émotion : le cap Comorin désigne l’Antarctique sans qu’aucune terre ne s’interpose.

Dîner sous les cocotiers, avec nos doigts pour couverts et des feuilles de bananiers pour assiettes. Raclements de gorges, crachats, rots, autant de manifestations d’une conception probablement élaborée de l’hygiène et du bien-être.

 

14 février. Des pêcheurs convertis en masseurs ayur-védiques, des homosexuels des deux sexes, des pédophiles, des femmes seules qui rêvent de s’abandonner à ces hommes au corps harmonieux, au teint de bois précieux… Bref, c’est toute une petite société – ou plutôt plusieurs petites sociétés – aux préoccupations précises qui fréquente cette plage. Et cette faune au triste pelage est une manne pour les Indiens. Les tentatives pour faire de ce lieu une station balnéaire de qualité n’ont pas abouti. Mais le tourisme de qualité répand partout son ennui, non moins sûrement que cette faune. Derrière la plage, parmi les cocotiers, un couple d’Anglais me fait découvrir les lieux où ils s’amusèrent tant : nuits blanches avec musique, danse, alcool, drogue, sexe. Tout y est dans le plus complet abandon, avec quelques vestiges devant lesquels ils s’exclament et se souviennent.

La lessive de l’hôtel sèche sur les rochers, des dizaines et des dizaines de draps et de serviettes. Plus de la moitié de l’activité humaine consiste en nettoyage et en entretien. Au loin, la silhouette d’une mosquée autour de laquelle s’agglutinent des maisonnettes de pêcheurs, des musulmans. Ils ne veulent pas d’étrangers chez eux, m’assure un ami, et leur jettent volontiers des pierres lorsqu’ils s’approchent. Leurs embarcations au loin, avec petites voiles sombres et triangulaires. La coque est constituée de trois éléments de tronc de cocotier maintenus ensemble par du chanvre.

 

15 février. Nuit tranquille ; je suis protégé par Good Knight (Jumbo coil). Réveillé par les cris des pêcheurs qui tirent un immense filet à ses deux extrémités. Ils sont une trentaine d’hommes répartis en deux équipes. Au loin, le long du filet, d’autres pêcheurs crient et battent l’eau tandis qu’une barque patrouille, l’une de ces longues barques à proue et à poupe élégamment relevées ; elle est maniée par des rames ovales. La poche ne cesse de se réduire et des pêcheurs se sont placés en ligne devant elle. Ils frappent l’eau, bras écartés, et tous crient ; ainsi le poisson ne sortira plus de la nasse qui se réduit, se réduit, se réduit… Les croassements des corbeaux se multiplient tandis que le fond du filet est tiré sur la grève. Grand mouvement de pêcheurs et de curieux. Une masse brune prise dans le filet palpite, des thons. Sur le sable doré, des cordages de chanvre bien lovés, des filets bruns, des barques noires, des palmes de cocotiers qui, entrecroisées, constituent un abri contre le soleil. Un peu plus loin, mes voisines, deux lesbiennes italiennes, prennent le soleil ; l’une d’elles doit pratiquer le body-building ; elle est du genre hommasse comme beaucoup de lesbiennes ici. Essaims de vendeurs ambulants sur la promenade ; ils sont particulièrement actifs en début de journée. Quelques mendiants particulièrement difformes, dont ce garçon atteint de poliomyélite (jambes fines comme des allumettes) qui avance les jambes passées derrière les bras. Nombreux homosexuels introvertis. Filets et cordages achèvent de sécher. Discussion avec un Allemand. Il vit à Berlin chez sa mère, une très belle femme m’assure-t-il, qui fut chanteuse de cabaret. Son plus grand plaisir, se travestir. Si je le désire, il me promet d’apparaître demain soir dans ses plus beaux atours qu’il emporte toujours avec lui. Je lui déclare poliment que je préfère fermer les yeux pour mieux écouter le ressac et me souvenir, que ma mère était elle aussi très belle mais qu’elle n’était pas chanteuse de cabaret. Les marchands ambulants ne cessent d’aller et venir. Les vendeuses de fruits se sont accroupies le long de la promenade ; toutes sont du même village, à une vingtaine de kilomètres d’ici. Elles ont le visage ascétique et toutes ont ramené leur chevelure en chignon. L’une d’elles s’est installée devant ma chambre ; je me vois forcé d’être son client ; je marchande car le prix de ses ananas me semble excessif.

Discussion avec G., un Français, la soixantaine, routard en Asie depuis une vingtaine d’années. Il déclare ne pas aimer lire et s’ennuyer dès la deuxième ligne. “Un seul écrivain m’intéresse parce que je l’ai bien connu, Paul Léautaud.” Mon cœur fait un bond, les souvenirs se bousculent. G. a passé son enfance et sa jeunesse à Fontenay-aux-Roses, à quelques pas du domicile de cet écrivain, rue Guérard. Puis il en vient au général Leclerc et déclare tout de go que le général de Gaulle a commandité sa mort, par jalousie. Je connais le refrain et ne puis m’empêcher de sourire. Enfin, il évoque des characters qui séjournèrent ici, à Kovalam, et qu’il a bien connus. Beaucoup sont morts d’overdose.

 

16 février. Kovalam. S’adonneraient-elles à leurs heures perdues à la prostitution ? Femmes perdues à leurs heures perdues…

Une fluidité en tout ; et nous sommes bien malheureux lorsque nous ne la percevons plus.

L’écriture : dans un même temps l’attention et la distanciation.

Même scène avec les filets, mais aujourd’hui des rapaces planent en nombre au-dessus d’eux.

Des limites du cynisme. L’usage du cynisme nécessite un grand sens de la mesure – un sens que je ne porte pas nécessairement aux nues. Que vaut-il s’il n’est qu’une commodité que s’offrent les esprits paresseux ? Que vaut-il s’il n’est qu’une suite de faux-fuyants destinés à protéger le confort intellectuel ?

 

17 février. Je préfère l’architecture indo-musulmane à l’architecture hindoue et ses proliférations d’images, hybrides à souhait, écœurantes à la longue. L’islam et ses strictes géométries qui savent donner par répétition des floraisons à l’infini.

Promenade dans les environs de Kovalam. Les très élégants pique-bœufs. Les bananiers et, en futaie, les cocotiers. Une mère épouille ses enfants, tous sont accroupis. On se lave autour des puits. On ne cesse de se brosser les dents. Des tranchées d’irrigation, un dense réseau qu’il faut soigneusement entretenir ; mais en Inde la main-d’œuvre est innombrable. Des femmes à leur toilette, poitrines nues ; elles se cachent mais sans précipitation. Les enfants : “School pen ! School pen !” Je leur explique que je n’en ai qu’un et que si je n’écris pas je risque de mourir. Ceux qui connaissent un peu d’anglais me regardent stupéfiés et s’éloignent en me regardant comme si je venais d’une autre planète. Sueur, bonheur, la brise marine, les jus de fruits naturels enfin. Des corps sans le moindre empâtement, les musculatures qui se lisent clairement, une alimentation des plus saines. Des croassements et un bêlement lointain. Des maisonnettes en briques crues avec briques cuites aux angles. L’idée de travailler à une fiction ne m’a jamais été aussi étrangère. N’être qu’œil et prendre des notes.

De la nécessaire réorganisation de la pensée hindoue sous la pression de l’islam, religion monothéiste, démocratique quant à son organisation, et qui repoussa toutes les doctrines caractéristiques de la foi hindoue. Étudier la pensée de Ramanuja (né en 1017), sa contribution au renouveau spirituel de l’Inde, une pensée qui sera diffusée dans le Nord du pays, alors sous occupation musulmane, par Ramananda qui s’établit à Bénarès où afflueront les disciples. Parmi eux, Kabîr, un tisserand musulman. Ils seront les maîtres d’œuvre du mouvement “Bhakti”, une nouvelle interprétation de l’hindouisme inspirée du monothéisme et de l’égalitarisme islamiques. Les commentaires du “Gita” dans les milieux populaires et l’accent mis sur l’aspect “Bhakti” de la doctrine, une doctrine qui, grâce à Mirabai, princesse de Chitor, sert encore de guide aux paysans du Gujerat et du Rajputana.

L’envie de repartir sur les routes et les voies ferrées, d’observer le paysage qui se dévide et d’en prendre note.

J’hésite à me rendre au Pongala, un rassemblement autour du temple d’Attukal Bhagavathy, à Trivandrum, où des dizaines de milliers de femmes honorent de leurs offrandes la Déesse. Je préfère pour l’heure la compagnie des vagues.

 

18 février. Regret. Pourquoi ne pas avoir pris un bain de foule, un bain de femmes ?

On ne peut dénier aux Mongols (Gengis Khan et ses successeurs) cette qualité : dans leur politique mondiale, ils ne se sont jamais embarrassés de considération de race ou de religion. Qu’on se rappelle du Premier ministre de Gengis Khan et de son fils. Les remarquables résultats que surent obtenir les Mongols en Inde tiennent en grande partie à cette qualité.

A l’Indian Coffee House de Trivandrum, en attendant le train pour Ernakulam. C’est un édifice en briques où les consommateurs sont installés sur toute la hauteur de cette structure hélicoïdale, avec banquettes et tables maçonnées. Les nombreux ventilateurs tournent et l’air passe par des ouvertures aussi nombreuses que dans un pigeonnier.

En train. A nouveau cette campagne qui serait parfaitement belle si l’homme n’y avait répandu son désordre. Toilette autour des points d’eau – et ils ne manquent pas au Kerala. Toitures en tôle ondulée, en tuiles mécaniques ou bien végétales (des palmes de cocotiers séchées) ; des terrasses aussi.

Trivandrum, les grands verres de jus de banane agrémenté de morceaux d’ananas, au prix modique de cinq roupies – une buvette dans l’axe du temple d’Attukal Bhagavathy.

Des affichettes placardées dans le train mettent en garde le voyageur : Unscrupulous elements, posing as travellers, may drug you and take away all your belongings. Be extra-cautious while interacting with strangers et autres recommandations dans le genre. Enfin : A vigilant attitude will ensure a happy and safe journey.

Que de parapluies sous le soleil ! Les backwaters, l’une des images du paradis terrestre.

Ce matin, au lever du jour, une partie de cricket improvisée sur le sable lissé par les vagues. Trois baguettes plantées côte à côte.

 

19 février. La Chine, les plus grands travaux de l’humanité mais aussi les vertiges de la miniaturisation.

Retrouvé Ernakulam et la Saas Tower, ma maison en quelque sorte ; retrouvé les saris gris bleu (ou bleu gris ?) de ses femmes de ménage et le beau sourire de l’une d’elles ; retrouvé le jus de raisin de l’Indian Coffee House ; retrouvé la navette à l’intérieur rose bonbon qui me conduit à Fort Cochin.

Jew Town. Le Sacré-Cœur de Jésus saignant et flamboyant partout en vente. Thé et ventilateurs, conversations agrémentées de longs silences nullement gênants – les Indiens ne les redoutent pas.

L’Inde, une célébration de la lenteur, une lenteur aussi majestueuse qu’efficace.

Appuyée à l’Himalaya, l’Inde désigne l’Antarctique. Le pédoncule qui relie l’Assam au reste du pays.

La belle chrétienne au sari rose saumon, une croix latine en sautoir. Elle vend de nombreux articles religieux et resplendit sur fond d’ors ecclésiastiques.

Partir. Il me semble à présent que je ne pourrai plus écrire que dans des compartiments de trains, avec l’espace qui se dévide, qui ne cesse de se dévider.

Le plus beau monnayage indien, celui du Sultan Tipu (1787-1799) de Mysore. Consulter l’étude de Geo. P. Taylor, “The coins of Tipu Sultan”. Les éléphants dont les trompes et les queues répondent aux caractères arabes magnifiquement frappés. Les pièces de la dynastie Shahi (800-880) avec le cavalier et le taureau qui évoquent certains dessins de Pablo Picasso. La diversité des rapports plus ou moins conscients qu’entretint le dessinateur Pablo Picasso avec nombre d’antiques civilisations est stupéfiante.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis

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