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Carnet d’Extrême-Orient (février-mars 2009) – 9/13

 

En Header, une vue de Mỹ Sơn

 

6 mars. Je marche dans les rues de Huế. Des images de guerre ne cessent de me revenir, images de “Paris-Match” et séquences de “Full Metal Jacket” de Stanley Kubrick pour l’essentiel. Je n’oublie pas que 65 % de la population du pays a moins de trente ans, que la plupart des Vietnamiennes et des Vietnamiens sont nés après la guerre. Il y a bien ici une civilisation du sourire et une belle énergie dont on peut prendre note à chaque instant.

Discussion avec Joseph, le gardien de l’église Saint-François-Xavier. Il me décrit l’état du quartier, en 1968 – il avait alors dix ans. Beaucoup de ruines et le clocher de l’église décapité par un obus. “La ville s’est vidée de ses habitants. C’était presque une ville fantôme, avec constructions éventrées, criblées, noircies par les flammes.”

Parcouru la cité impériale à bicyclette. Plan général d’inspiration Vauban. Dans un jardin, du matériel de guerre livré à la rouille et à la curiosité, du matériel fourni par les Américains aux “puppet soldiers for raiding and killing the people” (ainsi qu’il est précisé sur les panneaux), et capturé par les Nord-Vietnamiens, en mars 1975 – les “puppet soldiers”, soit les Sud-Vietnamiens. Dans ce matériel, un char M48 Patton et un canon de campagne automouvant de 175 mm. La silhouette du M113, un transport de troupes, reste l’une des plus caractéristiques de ce conflit. C’est une sorte de boîte parallélépipédique avec l’avant incliné. Des impacts un peu partout sur la brique. Ciel couvert et souffles de fraîcheur. Les colonnes, autant de propositions pour que les dragons s’y enroulent ; ils sont traités à la fresque ou en bas-relief. La très haute efficacité décorative du dragon. Des topiaires dont beaucoup ont la forme d’un éléphant. Cet espace qui fut impérial est tout rafistolé, blessé de partout ; c’est aussi pourquoi il est si émouvant. Mais comment départager les meurtrissures de 1947 de celles de 1968 ? Ici et là, des ensembles reconstitués, clinquants comme des installations foraines. Pluie très fine, très douce avec, toujours, ces souffles frais qui me font remercier. Je déambule dans cet immense complexe et deviens toujours plus attentif aux marques de la guerre. Des photographies de Don McCullin me reviennent, avec intensité, comme celle de ce Marine blessé aux jambes et soutenu par deux camarades.

En compagnie du vendeur de trophées de guerre. Les briquets Zippo des Marines à 20 dollars sont donc des imitations Made in China. Les authentiques se négocient entre 600 000 et 1 000 000 de Dongs vietnamiens. Il me montre l’un d’eux qu’il sort d’un petit sac qu’il porte en bandoulière et me détaille ce qui le différencie d’un faux. Je lui achète dix dog tags (sans leur chaînette) trouvés par son père dans la DMZ, il y a une dizaine d’années, à l’aide d’un détecteur de mines.

 

7 mars. En autocar entre Huế et Hội An. Huế sous une pluie fine, si fine ; Huế sous une pluie douce, si douce. La cathédrale de Huế, gros édifice en béton armé, avec toiture légèrement relevée aux coins afin de donner à l’ensemble un petit air local. Des rizières d’un vert tendre intense. Des silhouettes au travail, courbées, avec le chapeau conique, emblématique. L’envie soudaine de revenir dans l’atelier de taille-douce et dans celui de lithographie, aux Beaux-Arts, à Paris, entre rue Bonaparte et quai Malaquais, pour dire ces scènes dans les griffures de la pointe-sèche et les caresses de la craie lithographique. Des cours d’eau et des carrelets. Le pare-brise emperlé de l’autocar. Le rivage de plus en plus incertain, avec ces carrés et ces rectangles inondés. Les beautés de la rouille, sur la tôle ondulée notamment, beautés que j’avais remarquées au Laos, à Phongsaly surtout. Ciel bas, avec brumes qui estompent les hauteurs et traînent dans leurs replis. Dans l’autocar, des Américains à cheveux blancs. Seraient-ils des vétérans de cette guerre ? Ils ne disent pas un mot mais la façon dont ils observent le paysage me le laisse supposer. Une douceur humide partout répandue. Le vert des bananiers, dans leurs feuilles les plus jeunes, est aussi tendre que celui des rizières. Beaucoup d’églises et de cimetières catholiques. Je me souviens de croix latines dans les campagnes du Kerala mais aussi du Talmil Nadu. Halte à Đà Nẵng (Tourane, du temps des Français), en bord de mer, la quatrième ville du pays. Importantes et nombreuses constructions coloniales. La cathédrale édifiée par les Français, en 1923, remarquable par sa couleur rose bonbon. Je ne pourrai malheureusement pas visiter le Musée de la sculpture Cham, fondé en 1915 par l’École française d’Extrême-Orient.

Hội An, petite ville de quatre-vingt mille habitants, très touristique et qui invite à la sieste – mais je n’ai jamais su faire la sieste, à tel point que j’en suis venu à éprouver de l’admiration pour ceux qui savent la faire. Trouvé une chambre au bord de la rivière Thu Bon. Ciel gris peu nuancé et montagnes lointaines d’un gris à peine plus soutenu.

Hội An fut un important port de commerce du royaume de Champa, entre le IIème siècle et le Xème siècle. Après une période de troubles entre ce royaume et la dynastie Trần, Hội An retrouva son dynamisme au XVème siècle. C’est à Hội An qu’est implantée la plus ancienne colonie chinoise du Sud du Vietnam. La ville fut presqu’entièrement détruite au cours de la rébellion des Tây Sơn. Vers la fin du XIXème siècle, l’ensablement de la rivière finit par empêcher toute navigation et Da Nang commença à supplanter Hội An.

A la nuit tombée. Une douceur de l’air qui, une fois encore, me fait remercier. Une procession, des centaines de fleurs en papier chacune porteuse d’une bougie. Je les observe qui dérivent doucement sur la rivière Thu Bon. Des lanternes colorées partout. Le pont japonais. Le parfum de l’encens. Comme Mary Poppins et les enfants Banks, je suis entré dans une superbe carte postale.

 

8 mars. Vue sur Hội An de la terrasse de l’hôtel. Temps couvert. La rivière amicale. Les façades ocre jaune, les toitures de tuiles sombres.

Une fois encore je goûte la compagnie de Rachel Bespaloff. “Source antique et source biblique”, un titre qui est promesse de régal. La Bible et l’“Iliade” sont nos patries. Ces deux livres “sont toujours à la mesure de notre expérience la plus riche en contradictions”. Et l’auteur nous invite à nous méfier “des interprétations symboliques qui les chargent d’un sens trop riche”. Il est vrai que de telles interprétations sont devenues une véritable manie qui flatte certaines prétentions, alors qu’elles ne sont trop souvent que tours de passe-passe oublieux de nos expériences respectives. Ce qui rapproche la Bible et l’“Iliade” au-delà de toutes leurs différences : “Ainsi, c’est sur une acceptation de non-pouvoir, au sommet des pouvoirs et de la passion de la pensée, que repose l’intelligence du vrai comme sentiment religieux chez les Prophètes et les Tragiques”. Moïse et Prométhée sont punis pour les mêmes raisons. Je lis et relis ce texte d’une intelligence parfaitement belle et je pense une fois encore à Simone Weil. Mais alors que Simone Weil provoque volontiers mon irritation, Rachel Bespaloff suscite mon enthousiasme et sans désemparer. Elle m’invite à suivre les linéaments qui unissent Hébreux et Grecs – tandis que Simone Weil rabaisse les Hébreux, et plutôt furieusement, pour mieux exalter les Grecs. Il y a chez Simone Weil une veine polémiste et il me semble que son tempérament porte parfois préjudice à son intelligence. L’éthique comme “science des moments de détresse totale où l’absence de choix dicte la décision” ; et un peu plus loin : “De l’éthique à la morale il y a la même trahison de la valeur que de la contemplation esthétique à l’hédonisme : la qualité éthique, qui n’a pas de degrés, se dégrade pour devenir qualité morale susceptible d’être évaluée en termes de comparaison”.

 

9 mars. Les plus belles nuits dans mon souvenir : la nuit grecque, la nuit indienne, la nuit indochinoise.

Petit-matin. Les bruits se multiplient. Grisaille fraîche. La réceptionniste arrive sur une mobylette, chemise à longs pans, casque et masque anti-poussière.

La route de Hội An à Mỹ Sơn. Rizières, buffles au regard si doux qui paissent avec de l’eau jusqu’aux genoux. Il arrive que leurs maîtres somnolent sur leurs dos, en amazone. Bouquets de bananiers et de bambous.

Mỹ Sơn, à cinquante-cinq kilomètres de Hội An. Mỹ Sơn, le plus important témoignage architectural du royaume de Champa et qui fonctionna sans interruption du VIIIème siècle au XIIIème siècle. Les échanges soutenus entre Java et le Champa. Les très grosses destructions causées par les bombardements américains sur ce site transformé en base par le Viêt-Cong. Philippe Stern (alors conservateur au Musée Guimet et membre de l’École française d’Extrême-Orient) écrivit à Richard Nixon au plus fort de la guerre du Vietnam pour lui demander de sanctuariser les plus importants monuments du pays, parmi lesquels Mỹ Sơn et le musée de Đà Nẵng. Épaisse végétation et relief accidenté. Ce site à présent très visité fut découvert par les Français en 1869 et dégagé de la végétation. L’influence indienne y est remarquable, une rareté dans un pays à forte influence chinoise. A quelques mètres d’un cratère de bombe, un yoni et un lingam, une érection placée au centre d’un carré inscrit en creux dans un socle épais, le tout taillé d’un bloc dans la masse. Les briques ocre rouge sont brunies par le temps. Sur des moignons de temples, des fissures plus ou moins marquées, des impacts de schrapnell, de la mousse, des plantes et jusqu’à des arbustes qui profitent du moindre renfoncement pour prospérer. Des petits musées lapidaires sont installés in situ, avec la participation de Daimler Benz AG. Les murs intérieurs sont eux aussi criblés d’impacts et deux bombes non explosées sont exposées à côté de sculptures. Devant ces jeux de la brique, je me vois soudain transporté en Espagne, en Aragón, devant des églises du mudéjar. Au centre d’un cratère de bombe s’élève un arbre haut d’environ quinze mètres. Des fûts de colonnes en pierre à section octogonale ; certaines sont lisses, d’autres cannelées, avec bases en fleur de lotus. Des lingams et des yonis un peu partout, de tailles variables mais tous conçus à partir d’un même modèle. Des temples réduits à des monticules herbeux à des moignons de structures. Une touffeur, une fongosité, des hauteurs qu’empoissent des brumes chaudes, des délicatesses (thèmes végétaux le plus souvent) taillées dans la brique (et non produites à partir d’un moule) et menacées par la mousse et les racines. Sous un hangar, un temple en nettoyage avec une étonnante sculpture en ronde-bosse : un bœuf à bosse qui m’évoque la sculpture celtibère, sculpture à laquelle j’ai toujours trouvé un air oriental. Des érections dans la végétation. Des temples de guingois et un moignon de temple que maintiennent de puissants étais, un moignon de temple fragilisé par l’onde de choc d’une explosion. A deux mètres de ce moignon, un énorme cratère au bord couvert de fougères et de roseaux. Les lingams de Mỹ Sơn sont arrosés par une eau sacrée recueillie à une source située sur une hauteur supposée être la demeure de Shiva, le mont Hồn Qua – qui a bien une forme de canine. Le carré en creux – le yoni donc – est pourvu d’une mince fente, au milieu de l’un de ses côtés, fente qui permet l’évacuation de l’eau.

Retour à l’hôtel. En compagnie de Rachel Bespaloff. Je ne cesse de la remercier, je la remercie à chaque page. Je la remercie lorsqu’elle écrit que le lien qui rattache l’éthique à la poésie est “infiniment plus profond et plus solide que celui qui l’enchaîne à la morale”, la morale étant une dégradation de l’éthique, la morale étant “susceptible d’être évaluée en termes de comparaison”. Notons que les institutions religieuses n’ont cessé de s’éloigner du socle éthique (et poétique) pour s’adonner à la morale dans le but de mieux s’imposer. Notons que les appareils religieux et leurs hiérarchies n’ont cessé de masquer le socle éthique – poétique – pour mieux imposer leur formalisme et leur catéchisme. L’Église catholique, apostolique et romaine (pour ne citer qu’elle) est oublieuse de la Bible qui a recours à la poésie, la poésie qui restitue la vérité de l’expérience éthique – le socle –, expérience que traduisent l’aphorisme et le paradoxe. Le paradoxe ! La puissance infinie du paradoxe ! Le paradoxe si connu du monde juif !

 

10 mars. J’ai médité ces mots de Rachel Bespaloff tout en marchant : “Tous les hommes vivent dans le chagrin : l’égalité véritable n’a point d’autre fondement”.

Il me semble parfois que je voyage pour le seul plaisir de rentrer chez moi, de retrouver ces habitudes qui soutiennent l’écriture et le dessin et qui se fondent dans une discipline. Mais, par ailleurs, je sais trop combien les habitudes et la discipline finissent par porter préjudice au travail si on ne les oublie pas de temps à autre.

Quelques titres dans “Le Courrier du Vietnam” : “Protestation contre la décision de la Cour suprême américaine”, avec ce refus de reconnaître l’effet de l’agent orange (dioxine) et d’indemniser ses victimes. “Temps capricieux et changements climatiques”. Dans un quart de siècle, les changements climatiques pourraient provoquer de graves inondations et saliniser les écosystèmes d’eau douce à Cà Mau, dans la partie la plus au sud du pays. “Souveraineté vietnamienne sur les archipels de Paracels et Spratly”, deux archipels revendiqués par les États voisins. “Le Vietnam est le premier investisseur étranger au Laos”. Dans le “Việt Nam News” : “France may rejoin NATO command”. Dans un magazine feuilleté dans le hall de l’hôtel, un article sur Robert Frank que célébra Jack Kerouac dans sa préface à “Les Américains”, un recueil de photographies publié en 1958 ; un article sur l’œuvre photographique de Cy Twombly, un délicat célébrant de l’ambiance comme le furent les plus grands dont Josef Sudek ; et, en pleine page, la grande mosquée de Djenné (Niger) qui figure dans mon album intime des plus belles architectures du monde.

A lire : “Ho Chi Minh, de l’Indochine au Vietnam” de Daniel Hémery, et “Putain de mort” (“Dispatches”) de Michael Herr, livre culte du journalisme de guerre au Vietnam.

Deux marques françaises bien présentes dans le paysage vietnamien : La vache qui rit de Benjamin Rabier et le Bibendum de Michelin de O’Galop (Marius Rossillon). Une eau minérale partout présente a pour nom “La Vie”, un nom qui se décline sur de très nombreux parasols.

Tout en marchant je pense aux céramiques de la dynastie Trần (1225-1400) vues au Musée des Beaux-Arts du Vietnam (Hanoï). J’aime tant leur simplicité qui est aussi celle de l’art minoen.

J’apprends par Internet ce qui suit ; et je me demande si je ne fais pas un mauvais rêve. A Köln, le bâtiment des Archives historiques, haut de six étages, s’est effondré, enfouissant les archives privées d’Heinrich Böll, soit des centaines de boîtes qui contenaient notamment des manuscrits inédits et quelque quatre-vingt mille lettres. Ces papiers récemment acquis n’avaient pas été digitalisés ou microfilmés. “Seule consolation : l’édition de ses Œuvres complètes en vingt-sept volumes, prévue pour l’année prochaine, s’était faite sur ces sources à jamais disparues ”, écrit Pierre Assouline dans son blog. Où la désignation Trümmerliteratur acquière une bien curieuse résonnance.

Et j’apprends par un guide qu’à Da Nang, sur le port, reposent dans un ossuaire les restes de soldats français et espagnols, membres du corps expéditionnaire (envoyé contre l’empereur Tự Đức qui persécutait les catholiques) tués au combat et morts de maladie (beaucoup plus nombreux) entre août 1858 et mars 1860.

(à suivre)

Olivier Ypsilantis 

2 thoughts on “Carnet d’Extrême-Orient (février-mars 2009) – 9/13”

  1. Cher Olivier
    J’ai apprécié comme toi le livre de Rachel Bespaloff
    et ta comparaison avec Simone Weil me semble tout à fait judicieuse,
    la première sachant distinguer en appréciant, la seconde dénigrant le judaïsme et les Juifs (Paul Giniewski lui avait consacré un livre éclairant, Simone Weil ou la haine de soi)
    Amitiés
    Pierre

    1. Cher Pierre,
      Simone Weil dont je reconnais l’intelligence supérieure m’énerve à un point que tu n’imagines pas. Après lecture de certains de ses écrits j’ai eu des éruptions cutanées et de l’hyperacidité gastrique, ce qui m’a obligé à consulter dermatologues et gastro-entérologues ; bref, une fortune. Je ne la lis plus. Kol touv

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