Dans la province de Phongsali, Laos.
18 février. Neuf heures. Départ en autocar pour Phongsali via Muang Xai, capitale de la province d’Udomxai, et arrêt dans cette localité sans intérêt particulier et qui fut bombardée par l’aviation américaine. Il s’agit de s’épargner dix heures de route d’affilée. Udomxai, carrefour routier avec grosse communauté chinoise, environ le quart de la population. Le réseau routier de cette province a été construit par les Chinois dans les années 1960 et au début des années 1970 pour faciliter le déplacement des troupes du Pathet Lao et de l’armée nord-vietnamienne ainsi que le ravitaillement du Nord-Vietnam. Ce réseau qui s’est dégradé reste toutefois le meilleur du Nord du Laos.
Le terrain de pétanque que délimitent des troncs de cocotiers.
Étudier la vie du prince Rouge, descendant du roi de Luang Prabang. Il fut le fondateur en 1949 de l’armée de libération qui allait devenir le Pathet Lao, le parti unique encore au pouvoir. Il fut le premier président de la RDP Lao.
Je commence la lecture de “De l’Iliade” ; et dès la première ligne je suis conduit vers un espace prometteur d’immensité. Chapitre I : “Hector”. Hector et Andromaque. La mise en balance Hector / Achille, et la préférence pour ce premier, Hector avec qui “la volonté de grandeur ne se donne jamais pour rivale la volonté de bonheur”. Cette remarque faite comme en passant et qui m’apparaît comme la soudaine formulation d’une pensée à laquelle je cherchais à donner forme, cette remarque : “l’aptitude au bonheur, qui récompense l’effort des civilisations fécondes”. Le rigoureux parallélisme entre ce que Patrocle annonce à Hector et ce que Hector annonce à Achille lors de ces scènes d’outrage au vaincu. Le vainqueur ressemble à tous les vainqueurs et le vaincu à tous les vaincus. Je vais boire cet essai à petites gorgées. Et puis il me faut compter avec la fatigue du voyage, les cahots de la route et l’intensité des sensations qui décourage volontiers l’écriture. “L’Iliade”, un essai dont l’amplitude s’éprouve dans une suite de vertiges très précis. Homère, une célébration de la force, la force qui est surabondance de vie ; mais la force est également critiquée : elle a tôt fait de se changer en inertie, en bêtise, allant “jusqu’à l’annulation d’elle-même et des valeurs qu’elle a engendrées”. Achille et Hector, des adversaires dignes l’un de l’autre car solidaires : “La mission d’Achille est de renouveler dans les dévastations les sources et les ressources de l’énergie vitale, celle d’Hector est de sauver, par le don de soi, la charge sacrée dont la préservation assure au devenir une continuité profonde”. Le Tout, dans l’“Iliade”, non pas du recollé par la raison : il est antérieur au divorce de la nature et de l’existence. Et la vie dans l’“Iliade” (comme dans la Bible) ne se laisse pas jauger par le vivant. Cet essai a été écrit au cours de la Deuxième Guerre mondiale ; il faut donc probablement lire ces pages en regard des événements d’alors.
En minibus Toyota, une douzaine de places. Vers Oudomxay. Les tuk-tuk proposent sur les côtés de leur carrosserie deux petites compositions identiques. Certaines d’entre elles sont charmantes et naïves ; il serait intéressant de les répertorier. Ce sont généralement des scènes paisibles, avec cocotiers et couchers de soleil framboise, petits temples à toitures curvilignes, stupas qui pointent leurs aiguillons dans un ciel sucré.
England (sur un T-shirt), Food & Drinks, Pepsi, ETL, Hyundri, Toyota, Assurances Générales du Laos (AGL, un autocollant sur notre minibus), VIP (les autocars double-deckers), soit quelques inscriptions relevées dans la gare routière de Luang Prabang. Multiplier ce genre de collages, ils enrichissent la substance du livre et confirment son authenticité. L’emploi qu’en fait Alfred Döblin dans “Berlin Alexanderplatz”.
Le minibus se charge, se surcharge ; et la route est en si mauvais état que j’en viens à plaindre notre véhicule. Aux bagages qui accompagnent les voyageurs s’ajoutent des sacs de concombres et de riz, ainsi que des empilements de cadres en bois qui, me semble-t-il, servent de gabarits pour briques et carreaux en terre cuite. Nombreux voyageurs canadiens à cheveux blancs. Métiers à tisser dans les villages. Maisons végétales. Le bois pour la cuisine est entreposé entre les pilotis, à côté de panneaux en roseau (pour la toiture) qui remplaceront ceux usés par le soleil et les pluies de la mousson.
En gare d’Oudomxay. Un autobus VIP où s’épanouissent des lotus roses parmi lesquels nagent des cygnes blancs. Des femmes en coiffe traditionnelle, signe d’appartenance à telle ou telle ethnie. Parmi ces coiffes, d’épais foulards savamment ramenés en pointe sur la tête. Une vendeuse ambulante propose du sticky rice, dans un morceau de bambou préalablement évidé. Nombreux commerces tenus par des Chinois et grosses maisons style nouveau riche. Je me sens plutôt bien à Muang Xay, aussi appelé Oudomxay, du nom de la province dont cette agglomération est la capitale. Peu de touristes et, en conséquence, regards plus présents, plus sympathiques envers l’étranger. Le dynamisme de ce gros village s’explique par sa situation de carrefour au Nord du pays, de sa proximité avec la Chine et le Vietnam. Les ethnies nationales s’y retrouvent. Nous y passerons la nuit avant le rude voyage vers Phongsaly.
Chambre 202 à la Vilavong Guesthouse, modeste mais propre, avec douche attenante, à 60 000 kips la nuit, soit 6 euros. Les draps, une floraison bleue qui m’évoque celle que j’ai vue à Bangkok, sur un autocar VIP. Le kitsch sucré du Sud-Est asiatique.
Sur TV 5, un film très bien mené inspiré de “La grande peur dans la montagne”, un roman de Ramuz que j’ai lu le cœur battant. Il m’est arrivé de rapprocher Ramuz et Dostoïevski. Malheureusement, il me semble que les générations à venir oublieront cet écrivain et poète suisse.
Le minibus hier. Nous y avons passé cinq heures, entre Luang Prabang et Oudomxay, et pas un mot n’a été échangé entre les quatorze passagers, pas un mot ! Je pense avec amusement à ce qu’aurait été ce voyage avec autant d’Espagnols ou d’Italiens.
19 février. Réveil au petit-matin. Le hall de la Guesthouse chargé de boiseries avec lourds fauteuils auxquels je trouve une allure épiscopale. Le réceptionniste sourit tant que j’aimerais laisser courir mes doigts sur ses dents pour en tirer des notes. Et tandis que je me pénètre de l’atmosphère de ce hall, une certitude me saisit : l’essai de Rachel Bespaloff m’attendait !
Le drapeau laotien honore la lune qui est placée au centre de l’emblème, une pleine lune.
Une douzaine de femmes en uniformes jouent à la pétanque. Certaines sont en pantalons, d’autres en jupes. Je suis en compagnie de l’enfant David qu’elles câlinent en attendant leur tour. On ne cesse de sourire, de se saluer. Je les observe derrière mes lunettes de soleil, j’admire leurs gestes, leurs expressions, leur teint, la finesse de leurs articulations, poignets et chevilles.
La route poussiéreuse, une lumière sans nuance, les jeunes bonzes en tenue safran, sous un parapluie qui s’est fait parasol. Le ciel comme une plaque métallique ; et ces tôles ondulées rouillées qui servent de toitures autant que de clôtures. Les grands palmiers semblent eux aussi métalliques – comme un patient travail de fer forgé.
Je lis et relis Rachel Bespaloff, je lis et relis le chapitre II : “Thétis et Achille” ; et tout en le lisant je me répète que Thétis pourrait avoir servi de modèle à la mère de Jésus. Thétis / Achille, Andromaque / Hector. J’y lis : “En dernier lieu, ce n’est pas dans leurs actes mais dans leur façon d’aimer, dans le choix de l’amour qu’Homère dévoile la nature profonde des êtres”.
18 heures. Le jour commence déjà à tomber. Le soleil rosit l’horizon, un rose sale, strié de câbles électriques, avec d’incroyables emmêlements autour des poteaux, ce qui ferait un excellent sujet pour des gravures à l’eau-forte ou/et à la pointe sèche. Et tandis que le jour tombe et que les néons s’allument, les souvenirs viennent en nombre ; certains m’effleurent, d’autres m’enserrent. Cette distance dans le temps et dans l’espace leur donne un vibrato particulier. Je remarque que mes souvenirs procèdent plus des lieux que des personnes : c’est d’abord le lieu qui vient, puis la personne s’y inscrit avec une précision variable. La rue de poussière, le coucher de soleil lui aussi poussiéreux. L’éclairage triste, quelques néons. Le voyageur est régulièrement conduit à se poser la question : “Que suis-je venu faire ici ?”, une question qui tourne sur elle-même, finit en quelque sorte par s’émerveiller d’elle-même et, de ce fait, ne se soucie plus d’aucune réponse ; elle en vient même à considérer toute réponse avec hostilité.
20 février. 7 h 30, départ pour Phongsaly. Pas d’ombre encore, rien qu’une lumière égale et métallique ; puis l’ombre s’insinue. Fraîcheur. Une poussière rouge partout.
J’écris sur la toile cirée d’une table de restaurant. “Restaurant”, une désignation qui ne convient pas vraiment à cette installation qui tient du campement. Sur cette nappe plastifiée, imitation carrelage à dominante verte, des cercles tangents les uns aux autres et au centre desquels luit un halo blanc où irradient trois roses rouges. Nombreux idéogrammes dans les rues, dorés sur fond rouge. Des maisons maçonnées avec emploi du plein-cintre, de l’arc surbaissé et de la balustrade.
Le vieil autocar vers Phongsaly. Son passage central est encombré de sacs de riz et je dois chercher une place, tout courbé. Au moins neuf heures de route nous sont promises. Route encaissée, relief escarpé mais toujours arrondi.
Hier, ce passage de Rachel Bespaloff m’a dérangé : “Sans Achille, l’humanité aurait la paix. Sans Achille, l’humanité se racornirait, s’endormirait glacée d’ennui, avant le refroidissement de la planète”. Il m’a d’autant plus dérangé qu’il a été écrit entre 1939 et 1942. Puis je me suis dit qu’il me fallait le comprendre en regard de cet autre passage : “Où l’histoire ne montre que remparts et frontières la poésie découvre, au-delà des conflits, la prédestination mystérieuse qui rend dignes l’un de l’autre les adversaires appelés à une rencontre inexorable”. Mais j’y pense ! La Deuxième Guerre mondiale qui vit le déchaînement des idéologies n’a-t-elle pas pour la première fois dans l’histoire de l’humanité mis fin à cette dignité des adversaires, à la dignité de leur confrontation ? Cette désillusion n’expliquerait-elle pas en partie le suicide de Rachel Bespaloff ? Mais je n’insisterai pas car il est particulièrement hasardeux et prétentieux de vouloir expliquer un suicide.
La route, non asphaltée sur presque tout le trajet. J’en viens à plaindre notre vieil autocar, ses essieux et tout ce qui le constitue. Pas un rideau aux fenêtres, pas d’air conditionné, et on roule généralement fenêtres fermées à cause de la poussière. L’autobus se remplit. Le passage est à présent occupé sur toute sa longueur par des voyageurs tassés et entassés sur des sacs. Je détaille la coiffe d’une enfant, une coiffe en feutre ornée de fils de laine multicolores. Chose remarquable : en dépit de la chaleur et de la promiscuité on n’est pas importuné par des odeurs corporelles comme on le serait chez nous. Leur alimentation doit en partie expliquer ce phénomène.
21 février. Autre détail qui plaide en faveur de leur alimentation : leurs excréments ne sentent pas ; rien de comparable à chez nous, avec notre alimentation industrielle. Excréments jaune pâle.
Le marché de Phongsaly. Toute cette nourriture qui n’a subi aucune transformation et qui est bénéfique au corps. Les yeux bleus, les cheveux blonds et le teint pâle de l’enfant David attirent tous les regards – je ne force pas la note si j’écris qu’il les aimante.
Le panorama, une suite de découpes et leur atténuation progressive (comme dans la peinture chinoise) qui me fait écarquiller les yeux dans l’espoir d’en deviner encore une et une encore.
Je reprends la lecture de Rachel Bespaloff. L’“Iliade”, la Bible, “Guerre et paix”, trois œuvres que l’auteur rapproche volontiers. Le rapprochement Hélène, Anna. Cette remarque qui suscite un vertige de réflexion : “Ni Clytemnestre, ni Oreste, ni Œdipe n’existent en dehors du crime qui se confond avec leur être même. Plus tard, les philosophes, héritiers d’Ulysse, introduiront dans l’enceinte de la tragédie le cheval de Troie de la dialectique et rendront à l’individu la responsabilité de sa faute”. A chaque passage de cet essai je me vois placé au centre d’un carrefour aux nombreux embranchements tout en étant guidé par une main ferme, une main qui ne m’empêche toutefois pas de revenir sur mes pas lorsque je me mets en tête d’explorer une autre perspective. Je suis ravi par une telle intelligence et je remercie l’auteur.
Marche dans cette petite capitale de province, Phongsaly. Une chaleur qu’allègent d’amples souffles de fraîcheur. Toitures en tôle ondulée rouillée. Ruelles couvertes de dalles aux formes très irrégulières. Les belles tonalités de la brique, décidément le plus beau des matériaux de construction. Je l’aurai admirée partout dans le monde. Les petits jardins derrière les palissades en bambou. Le balai végétal et la pelle à poussière devant les portes. Et ces gestes si doux qu’elles ont lorsqu’elles balaient – comme si elles caressaient le sol. Bois obscurci par le temps et tôle ondulée rouillée, soit l’essentiel de ce paysage urbain. En cette heure les rues et les ruelles sont désertes. On entendrait le heurt des couverts s’ils ne mangeaient avec des baguettes. Un soixantième anniversaire très célébré : 20-1-1949 / 20-1-2009. Nombreuses maisons habitées par des Chinois, reconnaissables aux enseignes à idéogrammes dorés sur fond rouge et, parfois, aux lanternes rouges placées de part et d’autre de la porte d’entrée. Passe une ombrelle rouge, une ombrelle, une vraie, pas un parapluie, une ombrelle rouge avec fleurs et idéogrammes dorés sur son pourtour. Elle a un pouvoir fascinant au milieu de cette poussière qui recouvre tout. Des antennes-satellites partout, et maintenues de diverses manières – je pense aux bidouillages de Géo Trouvetou. Ainsi, dans cette région du bout-du-monde, connaît-on à présent quelque chose du reste du monde. Les noms “Barcelone” et “Madrid” ne leur sont pas inconnus, grâce au football, un engouement véritablement mondial. Le monastère et les jeunes bonzes qui espèrent sortir de la pauvreté par l’étude.
En fin de journée, repris la lecture de Rachel Bespaloff. Une fois encore, je voulais me passer de tout livre au cours de ce voyage, n’écrire que par l’œil, mais je n’aurai pas résisté à la tentation, à ce petit livre que le voyage rend encore plus précieux. Je lis : “Il n’en reste pas moins que cette notion grecque de culpabilité diffuse représente chez Homère et les tragiques l’équivalent exact de la notion chrétienne du péché originel”. La fécondité que suscitent ces rapprochements entre l’“Iliade” et la Bible, deux livres véritablement inspirés. Chez Homère, nous dit Rachel Bespaloff, la chute est sans date, n’est précédée d’aucun état d’innocence et n’est suivie d’aucune rédemption. Et tout le livre va ainsi, dans des suites d’éclatements – l’intelligence qui fracasse les limites, révèle des proximités et enchante. Le caractère intuitif de cette intelligence.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis