En Header, l’entrée de l’Institut français de Luang Prabang
14 février. Luang Prabang. Emblème national, le Vat Phat That Luang de Vientiane, en remplacement du marteau et de la faucille, assez discrets dans le paysage laotien. L’attitude relativement souple, pragmatique pourrait-on dire, des communistes laotiens, tant envers les partisans du roi qu’envers le clergé bouddhique. On frémit en pensant au Cambodge.
Se lever le plus tôt possible, avant le soleil, et faire sa toilette ; enfin, goûter le lever du soleil. On écrit et on prend le thé tout en s’amusant à fixer le soleil jusqu’à ne plus le pouvoir. Viennent alors les heures métalliques avec cette lumière particulière.
Les jardins potagers si soignés le long des berges du Mékong (le Nil de l’Indochine) et de son affluent, la rivière Nam Khan. Sur le Mékong, de longues, très longues embarcations. Des toitures de temples aux emboîtements dynamiques et curvilignes. Ces trois lettres omniprésentes : ETL.
Aujourd’hui la Saint-Valentin, très célébrée ici aussi. Des airs sentimentaux diffusés un peu partout. Les berges du Mékong et la femme qui m’offre à boire. Huit enfants. Elle m’explique qu’elle et son mari font vivre la famille avec un jardin potager qu’elle me montre avec un sourire. Les alignements de salades d’un vert trop vert dans cet espace aux tons poussiéreux. En contrebas, la famille possède aussi une pisciculture. Visite d’une briqueterie à peu de distance, une fabrique installée sur le lieu d’extraction de l’argile. Je fais le guide et explique à l’enfant David le processus de fabrication de la brique, une technique millénaire. Beauté de l’argile, de ces fours qui pourraient être séculaires, de la peau des ouvriers qui se confond avec l’argile. Leur rythme lent et régulier. Une ouvrière porte sur son dos un nouveau-né qui dort. Salaire : deux euros la journée soit vingt mille kips.
15 février. Dimanche à Luang Prabang. A bicyclette. Tout en pédalant, je pense à ce dîner, hier, dans une lumière digne des plus beaux Rembrandt. L’alcool (de riz) aiguise mon attention qui s’attarde sur certains détails : les motifs du carrelage, les veines du plancher, le tracé des branches. Dans la rue des enfants jouent avec leurs tongs qu’ils lancent comme nous lancions cette soucoupe appelée frisbee. Je note que ce bien-être que j’éprouve dans les rues d’Indochine et d’Inde tient en partie à ce que les commerces ne sont pas séparés de la rue : ils sont dans la rue, avec ces installations sommaires mais ordonnées et très denses, tandis que chez nous la rue est vraiment laissée à elle-même.
Un voyageur américain qui a vécu à Bangkok me confirme que nombre de logements n’ont pas de cuisine, que les repas sont pris dans la rue, dans ces petits restaurants innombrables qui ont volontiers des allures de campements. Qu’il est agréable de manger ainsi, sur le trottoir, dans la nuit tiède ! Cette activité culinaire contribue pour l’essentiel (et à Bangkok, ville très occidentalisée, plus que partout ailleurs) au caractère de la rue extrême-orientale. De retour en Europe, on ne peut qu’être nostalgique de la rue asiatique.
Les petits immeubles fin années 1950 – début années 1960, les balcons qui courent sur toute leur longueur, des balcons en ciment moulé et ajouré. L’année de construction est souvent inscrite à leur fronton ; ainsi, je lis : 1958, 1960, etc. La riche palette de la rouille sur la tôle ondulée. Nombreux arcs surbaissés, une caractéristique des maisons coloniales.
La belle tradition du papier découpé (motifs souvent inspirés de la vie de Bouddha) et du dessin au pochoir dans l’ornementation tant intérieure qu’extérieure des temples.
Le Centre culturel lao-français (inauguré le 19 novembre 2007), un ravissant édifice où travailler, se reposer, recevoir. Les galeries qui permettent le passage d’une pièce à une autre confirment l’intimité de chacune de ces pièces. Par ailleurs, ces galeries qui forment l’enveloppe de l’habitation ménagent un noyau de fraîcheur. Les petites cheminées d’angles à redans me disent les années 1930. On devine tout un art de vivre, un microcosme de bien-être.
En face du Centre culturel, un temple où je détaille les motifs au pochoir qui en saturent les murs (motifs dorés sur fond rouge) mais aussi les plafonds et les colonnes extérieures. Très beaux volets ajourés avec entrelacs de serpents et de floraisons en symétrie. De la gueule d’un dragon s’élèvent des volutes végétales. Parmi tant de motifs au pochoir, des scènes de l’Enfer, dont celle du condamné scié en deux.
Randonnée à bicyclette. Au bord de la route, un immense panneau invite à l’utilisation du préservatif : un homme prend congé de sa femme et de son fils. Ce mari et père est camionneur – son camion est garé de l’autre côté de la route. A côté de lui un préservatif l’attend ; il a des bras et des jambes et il sourit, visiblement heureux d’accompagner monsieur.
En Inde, pas de papier. On se nettoie le fondement à l’aide d’un petit jet placé au bout d’un flexible, ce qui est autrement plus hygiénique que le papier dit hygiénique. Ici, au Laos, pas de balayette (cette chose parfaitement répugnante) pour nettoyer les éventuelles traces laissées par les déjections ; on nettoie la cuvette avec un jet d’eau actionné par une manette. Nous devrions étudier la question. Il nous faudrait supprimer le papier et la balayette. J’allais oublier : ici, le papier hygiénique sert aussi de serviette dans nombre d’établissements, ce qui m’a d’abord coupé l’appétit ; à présent je m’en moque.
La relative fatigue qu’engendre l’imagerie, qu’elle soit bouddhiste ou catholique. Je me repose volontiers dans les géométries de l’islam ou de la musique de Bach, probablement la moins figurative des musiques – et la plus géométrique.
A la nuit tombante, marche dans Luang Prabang. La lumière très oblique fait ressortir cette poussière rouge qui recouvre tout, une poussière habituellement terne mais qui en cette heure flamboie.
Les façades des temples où sont exposés d’une manière plutôt didactique les faits et gestes de Bouddha, des images circonscrites comme dans une BD, avec coloris suaves, autant d’images que je commente pour l’enfant David qui me pose de nombreuses questions sur Bouddha, Jésus et leurs pouvoirs particuliers. Il me redit qu’il ne faut pas oublier de faire de temps en temps une petite offrande à Bouddha, un fruit ou un gâteau déposé à deux mains devant un autel. Il a revu un atelier de fabrication de petits autels en bois et il aimerait en rapporter un chez lui, en Espagne.
16 février. La pension encore endormie. La bienfaisante lumière du petit-matin. Les ombres longues, amicales, les bruits espacés, reconnaissables. La jeune femme qui balaie la terrasse puis la rue avec un balai végétal, si délicat. J’aimerais en rapporter un pour l’accrocher à un mur de la maison. Ici, les balais ont la beauté d’objets exposés dans les musées ethnologiques.
Écrire avant que ne s’imposent les heures métalliques – entre dix heures et dix-sept heures, en cette saison –, des heures qui laissent sans voix. Le retour attendu et discrètement célébré des heures aux ombres longues. Les souvenirs affluent alors, parmi lesquels (aujourd’hui) : la maison aux estampes japonaises, au jardin enclos où méditer, avec son saule-pleureur qui plongeait le “salon rose” dans une lumière sous-marine, le “salon rose” ainsi appelé pour son papier-peint et le capitonnage de ses fauteuils.
Ces façades de temples avec entrées constituées d’arcs en plein-cintre jumelés, le point de rencontre de ces arcs n’étant prolongé par aucune colonne. Je note deux styles (deux périodes) dans la construction des habitations : les années 1930, avec toitures en pente, emploi harmonieux de la maçonnerie et du bois (non seulement les huisseries mais aussi la superstructure) ; et la fin des années 1950 / le début des années 1960, un style auquel j’ai fait allusion.
Les heures chaudes, métalliques. J’ai d’un coup la nostalgie du ciel de Murcia, de son bleu intense. On attend la tombée de la nuit, le dîner dans la rue.
Ce voyageur français, de soixante-dix ans, qui, à Vientiane, m’évoqua avec émotion un écrivain quelque peu oublié, Jean Hougron, un grand voyageur en Extrême-Orient que j’ai lu lorsque j’avais une quinzaine d’années. J’avais été saisi par sa capacité à faire entrer le lecteur dans une ambiance particulière et à l’y maintenir.
17 février. J’en reviens à cette idée que le style pourrait être influencé par le format de la page ou de la feuille sur laquelle s’exerce l’écriture, par le format mais aussi par la contexture du papier et autres particularités, bien que dans une moindre mesure.
Une fois encore, les tiroirs de la mémoire, ces tiroirs autour desquels l’écriture rôde, maraude. Les archives et le voyage – les archives qui sont voyage et le voyage qui enrichit les archives.
Je constate aujourd’hui ce que je n’ai pas voulu admettre d’emblée : le livre me manque. Cette absence de livre dans mon sac de voyage est toutefois préméditée : ainsi puis-je espérer une plus grande disponibilité du regard.
Sept heures trente. Les ombres longues. Une employée de la Guest House place des fleurs couleur safran devant le petit autel, sous la véranda, des fleurs disposées sur des cônes en feuille de bananier. Passe un groupe de jeunes moines bouddhistes. Leurs habits sont très précisément de la couleur de ces fleurs votives. Le Mékong coule sous mes fenêtres. J’allais oublier qu’il prend sa source sur le plateau tibétain et borde le Laos sur plus de mille huit cents kilomètres. Le Mékong qui, depuis le traité franco-siamois de Bangkok de 1893, constitue l’essentiel de la frontière entre la Thaïlande et le Laos, sans oublier celle entre la Birmanie et le Laos.
Une magnifique surprise, dans une librairie plutôt minable, un petit livre qui nourrira ce voyage : “De l’Iliade” de Rachel Bespaloff (1895-1949), son œuvre maîtresse. La rencontre déterminante avec Léon Chestov dans le cercle duquel figurent notamment Gabriel Marcel et Benjamin Fondane. Elle écrit à Gabriel Marcel : “Je me suis accrochée à Homère. C’était le vrai, le ton, l’accent même de la vérité. Je considère d’ailleurs la Bible et l’Iliade comme des livres véritablement inspirés – à prendre à la lettre”. Un régal m’est promis.
Promenade à bicyclette dans les environs de Luang Prabang. La sueur, la poussière de la route, un bien-être pourtant. Je me rafraîchis en détaillant des scènes de la vie de Bouddha peintes sur les murs extérieurs d’un temple, des scènes à dominante bleu aquatique. Halte chez une Canadienne de Montréal, dans une véranda végétale installée sur la berge du Nam Khan qui domine Luang Prabang. Je détaille la végétation, d’immenses bambous essentiellement, une exubérance que structure la petite construction où nous nous sommes installés.
Les escaliers des temples et les gardiens, soit les naga (sont supposés vivre dans le Mékong). Les naga peuvent aussi faire office de main-courante. Ceux du temple contigu à notre pension ont été passés à la peinture argentée. Ce sont des ensembles impressionnants et très élégants, avec ces reptiles qui se courbent en proue. On pense à des proues de pirogues, à des îles mélanésiennes, coralliennes, avec vagues d’opale.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis