En Header, le paysage à Vang Vieng, comme dans une peinture chinoise.
9 février. Vers Luang Prabang avec étape à Vang Vieng. Les rizières d’un vert si tendre. Les temples aux toitures élégamment relevées. La pointe de mon stylographe tressaute. Tant de cahots, parfois si violents qu’ils nous précipitent les uns contre les autres. Des routes sans le moindre marquage. Les chauffeurs méritent d’autant plus notre gratitude qu’ils peuvent conduire dix heures sans être relayés et sans presqu’aucune halte. Partout, au bord des routes, des écoliers sac en bandoulière. Des buffles couleur de poussière. De délicates palissades en bambou. Des habitations sur pilotis. L’envie de rendre compte de l’habitat dans une suite de linogravures, comme je l’ai fait à l’île de La Réunion et à l’île Maurice. La saison sèche est bien avancée, la végétation est rêche et les verts peinent dans les bruns. Des temples aux coloris de vignettes publicitaires. Des petits jardins potagers aux verts tendres ; mais aucun de leurs verts n’est aussi tendre que celui des rizières. Le relief s’accentue. Vang Vieng, une agglomération où j’ai le déplaisir de retrouver de nombreux sacs à dos de race blanche, bruyants et généralement tatoués. Mais Vang Vieng est implanté dans un paysage admirable qui ne peut qu’évoquer les maîtres de la peinture chinoise, avec ces escarpements où des arbustes parviennent à s’accrocher. J’aimerais les dire par les caresses de la craie lithographique sur des pierres au grain très fin. A ce propos, ma toute première lithographie n’avait-elle pas pour thème une montagne inspirée d’un maître chinois ?
Promenade à bicyclette dans les environs de Vang Vieng. Beaux travaux de vannerie. Des coqs d’une grande beauté, hauts sur pattes, avec un plumage à la palette somptueuse de roux, de dorés et de verts minéraux. Bel habitat végétal sur pilotis. J’aimerais séjourner au Laos durant les mois de la mousson afin de prendre note d’une ambiance, probablement la plus enveloppante des ambiances.
10 février. A bicyclette dans les environs de Vang Vieng. J’admire le relief et j’explique à l’enfant David, très attentif, l’espace et la technique de la peinture chinoise. Et rien ne manque à cette peinture en laquelle nous sommes : la rivière au premier plan, le pont en bambou que nous venons d’emprunter, les deux femmes avec de l’eau jusqu’à la ceinture qui ramènent des algues et les trient avec des gestes lents, caressants. Je contemple ces montagnes et il me vient que les peintres flamands et chinois se ressemblent au moins sur deux points : la minutie et une limitation des thèmes, ce qui permet d’envisager leurs compositions avec une acuité particulière. Ainsi, Vermeer de Delft et Pieter de Hooch ne sont-ils pas chinois à leur manière ? Et Morandi ? L’immensité de l’intimité. Baignade. Un pont vétuste à cinq piliers en béton, tablier en bois et réseau de haubans arrimé aux portiques qui prolongent les piliers. Ce petit pont est cantonné de projectiles plantés tête en bas ; ainsi leurs ailettes se sont-elles faites éléments décoratifs.
11 février. Ma mémoire conservera la forme de ces montagnes qu’auraient tant aimées les maîtres de la peinture chinoise, cette peinture qui compte parmi mes premières émotions et que je découvris dans un placard d’une maison de famille où des revues avaient été empilées jusqu’à une hauteur qui dépassait l’enfant que j’étais.
Les femmes conduisent leurs motocyclettes d’une main, de l’autre elles tiennent leurs ombrelles – des parapluies. Des étalages de fruits ; je serais bien en peine d’en nommer la moitié. Les fruits ! Ils me font devenir panthéiste ! Je ne sens jamais plus Dieu que lorsque que je contemple des fruits sur un arbre. Je me dis qu’Il a vraiment pensé à l’homme, qu’Il lui a offert le monde.
J’emprunte le pont cantonné de projectiles. Ils ont été ornés de fleurs. Est-il possible qu’un tel pays ait connu la guerre ? Combien de fois cette question me reviendra-t-elle au cours de ce voyage ?
Vers Luang Prabang en autocar. L’habitat se fait de plus en plus végétal. Belles cloisons en vannerie. Des courbes et des courbes, des cahots et des cahots. La somnolence qui s’installe dans l’autocar. Les souvenirs affluent dans des affleurements, dans des effleurements. Ils sont vifs et précis, portés par cette fatigue particulière que suscite le voyage. Partout, au bord de la route, des petits écoliers, le sac en bandoulière. Je pense à l’Inde. Des panneaux célèbrent le régime ; ils sont très colorés et d’une naïveté plutôt agréable. L’air s’est allégé. 11 heures 30. Halte pour le déjeuner. Une délicieuse soupe de légumes qu’accompagnent quelques morceaux de viande. Sur des kilomètres et des kilomètres le paysage est encore digne des grands maîtres de la peinture chinoise. De fait, tout en le détaillant, je me vois le peindre, en partant de l’encre la plus diluée pour aller vers des rehauts de plus en plus soutenus. Des villages de plus en plus végétaux puis entièrement végétaux. Sharp curve – Slow down.
La nuit d’hier, à Vang Vieng, en terrasse, au bord de la rivière. Personne. Un serveur très lent et très souriant. Cette nuit laotienne m’a reconduit vers d’autres nuits d’une parfaite plénitude, des nuits indiennes et des nuits grecques. Dans les villages et au bord des routes, ils sont nombreux à battre des têtes de roseaux sur l’asphalte afin d’en faire tomber les graines. Ils les lieront et feront ainsi de magnifiques balais. Autour de chaque point d’eau, on se lave et on fait la lessive ; une fois encore je pense à l’Inde. Des enfants, beaucoup d’enfants. Certains sont si petits et si menus qu’ils se distinguent à peine de la volaille. On n’ose croire à une telle fragilité.
Arrivée à Luang Prabang à 17 heures. La rivière limoneuse avec, le long de ses berges pentues, des petits jardins potagers, bandeaux aux délicates géométries.
12 février. Luang Prabang. La fraîcheur du petit-matin, plus sensible qu’à Vientiane et qu’à Vang Vieng. L’agréable guest house. Son propriétaire s’exprime dans un français parfait ; il a vécu trente-trois ans en France, dans un village de Basse-Normandie. Il a fui le pays en 1975, date charnière dans l’histoire de ce pays, comme dans celle du Vietnam.
Luang Prabang, entre le Nam Khong et le bien plus modeste Nam Khan. La rencontre de ces deux cours d’eau donne à la vieille ville cette forme en bec, ou en ergot si vous préférez. Dans la perspective de notre rue, une petite hauteur boisée, le Phousi, que coiffe un temple lancéolé et doré, le Wat Chom Si. Le beau répertoire des constructions de style colonial.
A bicyclette. Visite d’un petit temple dans les environs de Luang Prabang. La riche imagerie (des fresques), avec suites d’images compartimentées qui évoquent la B.D. Dans la partie basse, des scènes de l’Enfer avec condamnés sciés, empalés, plomb fondu coulé à la louche dans les bouches, langues arrachées et j’en passe. L’enfant David interloqué. Dans la partie haute, des scènes suaves devant lesquelles l’enfant ne s’attarde pas tant. On ne sortira donc jamais de ces histoires de Paradis et d’Enfer, du manichéisme qui navre, même s’il sait donner de beaux élans à l’imagination et à l’éloquence.
Luang Prabang a été déclaré World Heritage Site en 1995 par l’UNESCO. L’Anglais Norman Lewis qui y voyagea dans les années 1950 compare cette petite ville à un “tiny Manhattan ”. La comparaison peut sembler forcée mais la forme dans laquelle s’inscrit cette ville (avec la confluence de ces deux cours d’eau) justifie en partie cette comparaison.
L’extraordinaire énergie et habileté d’Auguste Pavie, nommé vice-consul à Luang Prabang, en mai 1886, après dix-sept années passées au Cambodge et en Cochinchine. Lire ses aventures au cours desquelles il sauva la vie du vieux roi Unkham qui demanda la protection de la France, la France qui arracha le morceau au Siam.
J’écris dans une paillotte que je détaille tant et si bien que je me vois la construire, avec tout le savoir nécessaire. Le vent souffle et fait tomber de grandes feuilles desséchées d’un bois de hauts teks. Je ferme les yeux et c’est comme s’il pleuvait. Je me retrouve loin d’ici : j’ai quinze ans et peut-être moins ; je suis sous un hangar en tôle ondulée, dans la plaine de Beauce ; j’accompagne mon père qui chasse et la pluie nous a surpris.
Retour à la pension, dans la rue calme qui désigne le Poushi, le Lycabette de Luang Prabang en quelque sorte.
A bicyclette. Partout dans les villages, une publicité pour crème faciale : Pop-Popular. We enhance the loveliness of women. Paris. London. New York. Une femme blanche aux yeux bleus sourit en se passant ladite crème sur le visage.
Dans un village Hmong. J’y détaille les techniques de construction dans lesquelles n’entre que du végétal. Pour la toiture, des baguettes de bambou d’environ deux mètres le long desquelles sont ficelées avec de la fibre végétale de longues feuilles de roseaux. Ces éléments sont placés suivant une pente en se chevauchant, constituant ainsi une belle protection contre le soleil – mais ces toitures savent-elles protéger des pluies de la mousson ?
Avant de m’endormir j’ai repensé à ce dîner à Vang Vieng, avec ce clair de lune d’une incomparable douceur, et je me suis revu m’adonnant à des célébrations à la mine de plomb (ou au fusain) et à l’estompe, célébrations de cette lumière lunaire. L’artiste n’est plus assez attentif à la nature, il est tombé dans l’adoration des Idées, il se pâme devant les Concepts. Il faudrait qu’il revienne aux variations atmosphériques, à l’ambiance. Mon affection la plus profonde va aussi aux peintres de la vieille Chine, aux maîtres flamands et aux aquarellistes anglais.
13 février. On se couche tôt (vers vingt-deux heures) et on se lève tôt (vers six heures) afin de profiter de la fraîcheur du matin qui rend le pas allègre. La chaleur s’affirme vers dix heures et le rythme général se ralentit. On s’attarde sous les auvents, les feuillages. On se dit qu’il faudrait tout de même se remettre en mouvement, poursuivre le programme que l’on s’est imposé.
Prochaine étape : Phongsali, la province la plus septentrionale du pays.
Des notes désordonnées prises dans la lumière du petit-matin, une lumière légèrement métallique qui m’évoque certaines peintures de Whistler. Le soleil délimité et jaune comme cet œuf sur le plat que m’apporte mon hôte. J’observe les constructions et je me vois constructeur. Nombreux détails agréables, comme ces lambrequins richement ajourés.
Une fois encore, je remarque que d’assez nombreux voyageurs écrivent. Le voyage est vécu comme un événement – une rupture – digne d’être consigné. La photographie est alors jugée insuffisante. Mais celui qui écrit ainsi ne pense pas nécessairement être lu. Il pense qu’un jour, un peu par hasard, il retrouvera ce qu’il a écrit et revivra le voyage.
Lecture d’articles sur le commerce de la ferraille de guerre, des bombes à fragmentation (CBU ou Cluster Bomb Unit) en particulier, très prisées des récupérateurs. J’en devine transformées en bacs à fleurs, en éléments de clôtures, en pilotis, etc. Cette ferraille de guerre est très présente le long de la Route 7, entre Phonsavan et Hanoï. Il serait intéressant de travailler à une typologie de l’objet dévié de sa fonction, du matériel belliqueux plus particulièrement. A l’île d’Yeu, ce sont les poteaux anti-débarquement de la Deuxième Guerre mondiale qui, un peu partout, marquent les limites des parcelles. Ils constituent l’un des jalons de ma mémoire estivale et insulaire, comme les murets en pierre sèche et les haies de tamaris.
Visite du Palais royal converti en musée, un bâtiment de plain-pied qui s’organise autour de la Salle du trône. Il fut construit en 1904 pour servir de résidence au roi Sisavang Vong. S’y mêlent influences laotiennes et françaises – un tout harmonieux. Et les Laotiens croient-ils vraiment que les esprits des souverains hantent les palais ? Dans ce qui fut la salle de réception, à droite en entrant, des peintures (marouflées me semble-t-il) montrent des scènes de la vie laotienne. Je leur trouve un air français plutôt prononcé, un air Maurice Denis. J’apprendrai qu’elles ont été réalisées par un artiste français, Alix de Fautereau, dans les années 1950. La Salle du trône, à dominante rouge, est incrustée de charmantes mosaïques qui ont employé huit artisans pendant trois ans et demi. Les appartements de la famille royale sont spacieux mais non démesurés et le mobilier pourrait être celui d’un bourgeois français d’alors. Ce palais fut habité jusqu’en 1975. Dans les jardins, une imposante statue du roi Sisavang Vong de facture plutôt désagréable : elle siérait plus à un dirigeant communiste qu’à un monarque. En fronton, l’emblème du royaume, l’éléphant à trois têtes sous un parasol. J’imagine une domesticité au pas lent et traînant ainsi que des gardes somnolents.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis