En Header, la résidence d’été de Bảo Đại
16 mars. Đà Lạt est né d’une suggestion d’Alexandre Yersin (qui découvrit le site en 1893) à Paul Doumer.
De nombreux catholiques de la région sont originaires du Nord-Vietnam qu’ils ont fui après les accords de Genève. La région de Đà Lạt n’a été ni bombardée ni minée. Il semblerait que les belligérants se soient entendus pour l’épargner, contrairement aux proches régions des Hauts-Plateaux du Centre (au nord-ouest de Đà Lạt) dont les frontières avec le Cambodge et le Laos marquent la limite occidentale.
Canotage sur le lac (un lac artificiel de quarante-cinq hectares aménagé en 1919) autour duquel la ville s’est organisée. Il est bordé par un golfe de soixante-cinq hectares.
Retour au marché central, une construction plutôt laide début années 1960. Le moins religieux des hommes ne peut que remercier Celui qui a tant donné aux hommes. Des échoppes proposent tout ce qu’il faut pour honorer les divinités, à commencer par des bâtonnets d’encens de tailles diverses. Ces échoppes sont magnifiquement colorées (le rouge et l’or y dominent) et proposent de belles images de style populaire réalisées pour la plupart à la taille d’épargne. Je déguste des fruit shakes, je suis aux portes du Paradis.
Des souffles frais. Ce climat est vraiment béni des dieux ; je ne sais à quelle autre expression faire appel pour exprimer une telle adéquation entre l’homme et son milieu. Tout en marchant j’en viens à me demander si ce n’est pas le rire qui explique le succès de La Vache qui rit, ici, au Vietnam ; et tandis que je m’interroge de la sorte, j’aperçois dans une vitrine des boîtes de ce fromage placées entre des représentations de Bouddhas joviaux et ventrus.
Visite de la pagode Linh Sonh (soit “Montagne sacrée”). Beaux claustras, un réseau de lignes dans lequel on finit par deviner des swastikas. Parmi les offrandes à Bouddha, des pyramides de fruits. Les dragons faîtiers, autant de belles efflorescences colorées. Utilisation de morceaux de vaisselle pour la décoration. On pense bien sûr à Gaudí. Dans un coin de la cour, à côté d’un monceau d’assiettes et de pots qui attendent d’être réduits en morceaux, trois jeunes ouvriers travaillent à la décoration de dragons. Sur un moulage en terre cuite, ils appliquent à l’aide d’un ciment-colle des morceaux de vaisselle qu’ils taillent à l’aide de petites pinces. Les joints sont enfin peints avec un colorant de la tonalité de ces morceaux ; et il faut s’approcher pour les distinguer. La pagode Linh Son fut construite entre 1936 et 1940 par l’homme le plus fortuné de Đà Lạt, directeur d’une entreprise de construction. Outre cette pagode, il construisit de nombreux ensembles dans cette ville, dont la gare.
Retour au Paradis – le marché – pour y prendre quelques desserts. Tout en les savourant j’ai des expressions d’extatiques qui semblent amuser mes voisins de table, des Vietnamiens.
Pluie fine et tiède, si fine et si tiède, à peine de la pluie. Un ciel digne des plus beaux ciels d’Île-de-France, avec de puissants étagements. J’observe la rive sud du lac autour duquel la ville s’est développée. Je pourrais être quelque part sur la côte basque, à Biarritz ou Anglet par exemple. Je m’installe dans un petit bar et, bien que n’étant pas buveur de bière, je commande une Saïgon Export pour le seul plaisir de prononcer ce nom, un nom effacé par le régime, Saïgon étant devenu Thành phố Hồ Chí Minh – soit Hô Chi Minh Ville.
A la nuit tombée, marche dans Đà Lạt. Une fois encore je suis subjugué par la richesse du marché, lieu mystique où je ne puis que prier et me livrer à la gourmandise, la gourmandise étant une manière de prier me semble-t-il.
Le soir, allongé sur le drap – sur les pékinois –, je commence à lire une petite étude en anglais sur la piste Hô Chi Minh. L’emploi de milliers d’éléphants pour la construction de cette piste. La remise en service de la piste de Trường Sơn (voir les trois frères Tây Sơn) par Hô Chi Minh. La création de l’Unité n° 559, le 20 mai 1959, chargée de l’amélioration et de l’entretien de cette piste.
17 mai. Un bel exemple de syncrétisme : le caodaïsme. Pourquoi ne pas me faire caodaïste ?
A étudier, l’influence de T. E. Lawrence sur Giap. Les trois niveaux de toute action militaire : tactique, stratégique, politique-diplomatique. Ainsi Điện Biên Phủ et l’offensive du Tết sont-ils des échecs tactiques mais des succès stratégiques et plus encore politiques-diplomatiques. Les écrits de Võ Nguyên Giáp ont été publiés chez Maspero. La rencontre Võ Nguyên Giáp / Raoul Salan et l’estime réciproque. On dit que Võ Nguyên Giáp aurait offert à Raoul Salan le commandement des troupes de la République Démocratique du Vietnam. Le général William C. Westmoreland rendit hommage à Võ Nguyên Giáp dans un livre dont le titre n’est autre que : “Võ Nguyên Giáp”. Me procurer les trois tomes des “Mémoires” de ce général vietnamien. Il y déclare notamment que “The Seven Pilars of Wisdom” est son livre de référence avec plus particulièrement le chapitre 33 : “The Evolution of the Revolt”, un texte dans lequel l’auteur se demande si la guerre se limite nécessairement à l’anéantissement de l’ennemi. L’objectif des Arabes était géographique (occuper autant de territoires que possible au Moyen-Orient) et ne visait pas nécessairement à l’anéantissement des troupes turques. Les trois concepts (ou catégories d’analyse) à partir desquels T. E. Lawrence organisa la lutte : l’algébrique, le biologique, le psychologique.
Petit-déjeuner au marché. Les fruits ! Les fruits sont l’un de nos plus beaux points de contact avec le monde. L’écriture si fluide tôt le matin et qui s’empâte au cours de la journée. Dommage que l’architecture de ce marché soit insignifiante. J’imagine tant de richesses mais exposées à la vente dans le Mercat Central de Valencia, par exemple.
En bicyclette sur les hauteurs de Đà Lạt. Le quartier français. L’Institut Pasteur, une construction années 1930, avec ses redans. Au-dessus de l’entrée, le buste de Pasteur inscrit dans une médaille en bronze.
Visite de la résidence d’été de Bảo Đại, dernier empereur du Vietnam. Sitôt que l’on en franchit le seuil, on est transporté dans les années 1930 – un délice ! Ce palais fut construit entre 1933 et 1938, dans ce style (l’Art déco) qui reste le plus moderne des styles : il n’a jamais vieilli. Aux murs, des photographies signées Studio Harcourt. L’exil de cet empereur en France, après 1955. Il décédera à Paris en 1997. Dans chacune des vingt-six pièces flotte une odeur qui elle aussi est d’époque. Sobriété des volumes, luminosité, hygiène, fonctionnalisme. A l’étage, les chambres dont la chambre jaune (couleur impériale) : la chambre du prince héritier, Bảo Long, fils aîné de l’empereur. Il décédera à Sens en 2007. Sa mère gagna plusieurs concours de Miss Beauté. Beaucoup de Français parmi les visiteurs. Certains ont vécu en Indochine et laissent échapper des souvenirs, souvenirs d’enfance et de jeunesse. Des guides âgés s’expriment dans un français parfait. Ils se souviennent du temps des Français. Terrasse avec buis taillé, jardin en forte déclivité et planté de pins, une sobriété qui répond à celle du palais.
Visite de la “Crazy House”. La maîtresse des lieux s’est diplômée en architecture à Moscou. De retour au Vietnam elle s’installa à Đà Lạt, séduite par le climat et la gentillesse des habitants. Elle commença la construction de la “Crazy House” en 1990, une construction qui s’inscrit dans la liste des architectures “folles” parmi lesquelles le Palais Idéal du Facteur Cheval et le Luxor Hotel & Casino à Las Vegas. Mon un mètre quatre-vingt-dix me fait souffrir dans cet ensemble affreusement tarabiscoté. Mais qu’importe : il s’agit bien d’une histoire d’amour entre cette maison et son auteur, une histoire probablement nourrie de souvenirs d’enfance.
Devant la cathédrale, une antenne-relais affecte un air de tour Eiffel. Un peu plus loin, au centre d’une place, une structure métallique, plus modeste, affecte un même air. Elle est garnie de pots avec fleurs aux vifs coloris.
Soirée en terrasse à boire du jus de canne à sucre d’un goût plus douceâtre (léger goût de citronnelle) qu’à Bombay où ce jus brûlait légèrement la gorge tant il était chargé en sucre. Il me semble par ailleurs qu’il était sensiblement plus foncé, comme du cognac.
18 mars. Entre 8 heures à 15 heures, dans l’autocar Đà Lạt – Sài Gòn. Une fois encore je note que les antennes-relais ressemblent à des petites tours Eiffel.
Le Vietnamien, je le vois soit dans la rizière soit dans l’échoppe ; et, bien sûr, à bicyclette ou à motocyclette.
La terre rouge, aussi rouge que la terre d’Aragón aux abords de Teruel. Un ciel Sisley. Je le contemple et me souviens de la tristesse qui me prenait au Laos, en fin de matinée et en début d’après-midi, sous le ciel métallique, sans nuance. Arrêt. Des toilettes propres, avec savon et sèche-main, et non-payantes. Je n’ai connu au cours de ces dernières semaines que des toilettes sales, sans un morceau de savon… et payantes ! Il me semble qu’au Laos certains villages vivent de la fréquentation des latrines publiques, un simple trou nauséabond. Un autocar complet désireux de se soulager, ce sont quelques dizaines de milliers de kips.
Vers Sài Gòn. Des villages qui sont autant de vastes marchés. Pas une maison qui n’ait son échoppe. Des Bouddhas, des Saintes Vierges et des Jésus devant les pagodes et les églises mais aussi sur les balcons des habitations. Leurs gestes de bienvenue, leur invitation à l’apaisement. Ils font bon ménage ces trois-là.
Arrivée à Sài Gòn, ville de plus de huit millions d’habitants – et qui n’en comptait que dix mille dans les années 1860. Sài Gòn ! J’ai en tête quelques images, vieilles cartes postales en noir et blanc ou sépia qui montrent des avenues ensoleillées, peu fréquentées, avec de grands hôtels qui ne détonneraient pas à Deauville ou à Biarritz. Sài Gòn ! Ce sont aussi des images de 1975 (du 30 avril) qui me reviennent.
Sài Gòn, ville chaleureuse. Des sourires et des sourires, encore et encore ! La ville est belle si l’on s’attache au comportement de ses habitants, à l’extraordinaire énergie qu’ils expriment. Je me demande dès à présent qu’elle place occupera cette ville dans mes souvenirs. Je prends des notes dans un bar, devant une Saigon Export. J’observe le va-et-vient. Je pourrais séjourner ici plusieurs mois pour une immense “Tentative d’épuisement d’un lieu saïgonais”. Et Sài Gòn attend son Alfred Döblin !
19 mars. Saïgon 1859, Saïgon 1956-1975, Saïgon 1986 (la réforme économique). La division de la ville en seize districts (quartiers) et cinq districts ruraux. Nous logeons dans un petit hôtel du District 1, près du grand marché Bến Thành, construit en 1914 et appelé “Les Halles Centrales” par les Français d’alors. Son entrée à beffroi est devenue un symbole de la ville. Dans ma mémoire, “Saïgon” amène automatiquement “Cholon”, le quartier chinois, Saïgon-Cholon. Au sortir de l’hôtel, touffeur et mouvement, un mouvement comme nous n’en connaissons pas dans nos métropoles, un mouvement où l’homme est encore bien présent – très peu de voitures. On est comme une goutte d’eau dans un océan, une impression que j’ai éprouvée dans certaines villes d’Inde, une impression reposante – paradoxalement dira-t-on.
Le Palais de Justice. Bel ensemble ocre avec, à l’étage, colonnes engagées et jumelées à chapiteaux ioniques. Visite du Palais de la Réunification. A droite de l’entrée, deux T-54. C’est un T-54 qui enfonça la grille du Palais, alors présidentiel, le 30 avril 1975. Tout en marchant dans le parc qui entoure cet ensemble, je me suis vu d’un coup transporté dans le jardin national d’Athènes. C’est l’un des plaisirs du voyage (et non des moindres) que ces bonds spatio-temporels ; ils donnent un vertige comme doivent en donner certaines drogues. A l’intérieur du Palais de la Réunification, des salles aux belles proportions avec toujours une lumière traversante. A l’étage, la salle des cartes (centre nerveux des opérations militaires) et, à côté, le bureau du président de la République du Sud-Vietnam avec porte secrète qui conduit à un souterrain long de quelque dix miles. Cet ensemble années 1960 a des proportions d’une belle rigueur, une rigueur qui manque toutefois dans les matériaux. Par exemple, je désapprouve ce mélange bois et marbre dans le revêtement. Sur le toit, un hélicoptère Bell UH-1 Iroquois, surnommé Huey, l’un des emblèmes de la guerre du Vietnam, le “taxi volant” de cette guerre. Nombreuses installations souterraines et ambiance fin de monde. Des images de Berlin avril 1945 s’imposent. Mais j’y pense ! Berlin 30 avril 1945 ! Saigon 30 avril 1975 ! Cet ensemble conçu par l’architecte Ngô Viết Thụ s’élève sur l’emplacement d’une construction fin XIXème siècle qui servit de résidence au gouverneur général d’Indochine. Elle fut progressivement agrandie pour devenir le Palais Norodom, résidence du président Ngô Đình Diệm après le départ des Français. En 1962, ce palais est attaqué par l’aviation du président et lourdement endommagé, un attentat manqué à la suite duquel Ngô Đình Diệm ordonne la construction d’un autre palais pourvu d’abris à l’épreuve des plus gros projectiles. La construction est achevée en 1966, soit trois ans après l’assassinat du président et de son frère, en novembre 1963. Le président Nguyễn Văn Thiệu l’occupera jusqu’en 1975. “Thieu”, encore un nom qui me reporte dans de lointaines lectures de “Paris-Match”. Le plan de masse du Palais de la Réunification et sa façade ont une structure idéogrammatique, ainsi que je l’apprends par une plaquette achetée à l’entrée.
Cathédrale Notre-Dame (construite entre 1877 et 1883), du néo-roman, un petit air basilique Saint-Sernin (Toulouse).
Dans la poste centrale. Voûtes en berceau avec structure métallique. En façade, sous l’horloge, deux dates : 1886-1891. Entre chaque fenêtre, dans des cartouches à l’encadrement très chargé en stuc, des noms de savants : Ampère, Chappe, Arago, Volta, Gay-Lussac, Descartes, Morse, Joule, Franklin, etc. Mais que vient donc faire Louis XI dans cette liste ? Cet ensemble a un délicieux air Henri Labrouste.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis