En Header, MBK, le plus célèbre centre commercial de Bangkok.
Dans ces pages, j’ai le plus souvent choisi d’écrire les noms de lieux ou de personnes en vietnamien, soit notre alphabet avec des signes diacritiques (le vietnamien en a cinq, avec l’accent grave, le crochet en chef, le tilde, l’accent aigu et le point souscrit), non pour me donner un air savant mais pour confirmer une ambiance à laquelle seront d’abord sensibles celles et ceux qui ont voyagé dans ce pays. Le crochet en chef, soit par exemple : Ả ; le tilde, soit par exemple : Ã ; le point souscrit, soit par exemple : Ạ
30-31 janvier. Devant la gare de Murcia, une jeune aveugle et son chien. L’enfant David l’observe avec de grands yeux, bouche bée. Il me questionne. Je m’efforce de surmonter mon émotion. Rien ne m’émeut plus qu’un aveugle que guide un chien ; et je ne conçois pas de plus belle collaboration entre deux êtres.
Autre émotion, bien différente mais que je me dois de rapporter. Il y a quelques jours, dans l’avion Genève-Alicante, un homme écrivait. Il devait avoir la quarantaine. Il écrivait dans un cahier d’écolier Oxford. Il lui arrivait d’ouvrir un livre dont j’aurais aimé connaître le titre. Prenait-il des notes de lecture ? Ils sont devenus si rares ceux qui écrivent ainsi. Par ailleurs, l’acte d’écrire est en soi tellement humble et, par ailleurs, tellement antinaturel que je ne cesse de le questionner.
La petite gare de Murcia, ses trois lettres en fronton, MZA (Compañia de los ferrocarriles de Madrid a Zaragoza y Alicante). Le confort du wagon, ses rideaux bleu-vert aquatique. Le paysage s’ouvre à mesure que nous allons vers Castilla-La Mancha. Les hauteurs sont repoussées au loin, toujours plus au loin. Puis c’est la plaine, des vignobles à perte de vue. Dans une revue RENFE, je détaille des reproductions de peintures rupestres du Nord de l’Espagne, parmi lesquelles les ours d’Ekain, les chevaux de Tito Bustillo et les biches rouges de Covalanas ; je lis quelques articles ; l’un sur Darwin, ce formidable observateur qui fit le tour du monde et passa le reste de sa vie dans sa demeure du Kent sans plus jamais la quitter ; l’autre sur les églises rupestres de la Cappadoce, Göreme ! Je pense aux églises pareillement rupestres du Tigré, en Ethiopie, ainsi qu’à ces paysages d’Espagne qui ne peuvent que faire penser à la Cappadoce – Guadix et ses environs.
Atocha, la gare-serre. La Cuesta de Moyano et ses kiosques à livres en bois gris clair, élégants. Lumière dorée, température d’une douceur particulière. Serait-on déjà au printemps ? Le Ministerio de Agricultura, un édifice que j’imagine volontiers à Prague et dans lequel aurait travaillé le docteur Franz Kafka. Le Thyssen-Bornemisza expose un peintre pour lequel j’éprouve une grande tendresse, Pieter Jansz Saenredam, un célébrant de l’ambiance – cette lumière crémeuse, savoureuse à souhait.
Barajas T1. Vers Bangkok via Doha (Qatar). A bord d’un A 330 de la compagnie Qatar Airways. L’ultramoderne confort. Ces procédures aéroportuaires qui peuvent être envisagées comme un rituel. Somnolence. On prie, plus ou moins tourné vers La Mecque. Courte escale à Doha. L’aéroport immense et la flotte dernier cri de la compagnie Qatar Airways. Nombreux employés et ouvriers indiens, probablement originaires du Kerala pour beaucoup. Les hôtesses de l’air, toutes avec petit chignon joliment placé au-dessus de la nuque. L’avion survole l’Inde, au nord de Bombay. L’écriture aime le voyage. En voyage on observe, simplement ; et j’insiste sur l’adverbe car rien n’est plus difficile qu’observer : nous avons presque toujours le regard obstrué, et à un tel degré que si la réminiscence n’était pas constamment agissante nous serions probablement aveugles – mais n’est-ce pas précisément elle, la réminiscence, qui fait de nous des aveugles ? La réminiscence, ce vecteur de l’écriture qui par ailleurs ne cesse de contrarier son exercice.
Voyager, se sentir dans un même temps exalté et écrasé, éprouver ses terribles limites – qui suis-je moi qui ne parle pas la langue du pays visité ? – et se dilater par des sensations inédites, par des forces qui se disent enfin à la faveur d’un signe probablement attendu. Le voyage favorise l’énergie qui procède de notre conscience avivée de notre fragilité et d’une menace permanente qui n’est que la transformation incessante de tout ce qui nous constitue, une menace garante de vie.
Ma fille Sarah me redisait hier son attachement à Benjamin R. Elle le revoyait devant son téléviseur, devant ses émissions favorites : les reportages sur le monde animal. “J’aimerais être dauphin ou baleine, me reposer du monde des hommes” lui avait-il confié, une réflexion que m’avait également faite ce rescapé d’Auschwitz.
1er février. Bangkok. Notre hôtel devant le quartier chinois. L’écriture se fait plus sélective que jamais avec cette prolifération de micro-événements que suscite le voyage. Dans le quartier chinois. Touffeur et odeurs douceâtres. Je pense à Alexis de K., à son œuvre influencée par l’Extrême-Orient, par son enfance à Singapour. Saturation de l’espace. Le réseau électrique semble avoir été tissé par de monstrueuses araignées. Les réparateurs s’y retrouvent-ils ? J’en viens à redouter que la ville ne disparaisse sous ce réseau arachnéen.
L’après-midi dans MBK, un gigantesque centre commercial. La finesse des femmes, leur corps, leur démarche, leurs gestes. On ne cesse de nous sourire : je suis accompagné de l’enfant David, blond aux yeux bleus et à la peau bien blanche.
Bangkok est bien moins dépaysant que Bombay. Pas d’éléphant et de vache. Le parc automobile est flambant neuf et, ce qui est plaisant, il propose des couleurs qui égayent la ville – on pense à des jouets. On retrouve les rickshaws (dire tuk-tuk ici), mais ce sont surtout les commerces ambulants qui conservent à la ville son caractère extrême-oriental. La cuisine est dans la rue. Je suis attablé face à un carrefour, un entrecroisement de ponts, et d’ultramodernes gratte-ciels. Je déguste une soupe de légumes. Nous sommes une centaine de consommateurs servis par quatre cuisines fumantes et odorantes.
2 février. L’enfant David n’est jamais plus heureux qu’en tuk-tuk. Notre chauffeur est laotien. Père de quatre enfants, il travaille à Bangkok pour nourrir sa famille restée au pays. Il a placé une photographie de son dernier, deux ans, contre le pare-brise. Au-dessus de lui, un Bouddha découpé dans une revue. Il m’invite à rendre visite à quelques Bouddhas. J’accepte. Bouddha sait sourire, et les religions sourient si peu. J’entre dans une pagode où l’un d’eux est allongé. J’allume trois bougies et trois baguettes d’encens (une pour Odile, une pour David, une pour moi) afin qu’il protège notre voyage.
Ici comme en Inde, je préfère la rue aux musées et aux monuments. Je me suis débarrassé de l’homme cultivé que j’ai tant promené. Marche dans le quartier des accessoires automobiles où j’ai une pensée pour Peter Stämpfli – ai-je vraiment faussé compagnie à l’homme cultivé ? Le bonhomme Michelin un peu partout ; à l’entrée d’un garage il salue, mains jointes. Dans une ruelle, quelques vieilles femmes s’adonnent au karaoké ; voix chevrotantes et aigres qui font rire l’enfant David. Passe un marchand de balais et de plumeaux, balais végétaux et plumeaux constitués de fines plumes dorées, tous délicats comme des ornements de danseuses du Crazy Horse ou des Folies Bergères.
Un écrivain a-t-il célébré Bangkok comme Alfred Döblin a célébré Berlin ? Bangkok attend son Franz Biberkopf, et mieux ! Le Berlin des années 1920 ferait figure de village à côté du Bangkok d’aujourd’hui.
3 février. Je suppose que l’écriture est une forme du remerciement, en voyage surtout.
Ils ne cessent de cuisiner ! Pas un aliment qui ne soit haché menu. Le dédale du quartier chinois. Un fabriquant d’autels ; je l’observe travailler. Structure en contreplaqué peint à la laque rouge sur laquelle sont appliqués des éléments en bois doré : calligrammes et éléments décoratifs, faîtiers pour la plupart. Nous avons passé trois nuits dans un hôtel au nom évocateur, White Orchid, mais trompeur. Départ en autocar, à 17 heures. Nous arriverons à Vientiane demain matin. Vientiane ! J’imagine une ville provinciale, à vie lente et dispersée. J’écris dans le hall de l’hôtel d’où j’observe la circulation. Je comprends seulement maintenant que je ne cesse de chercher l’Inde, de vouloir trouver le détail qui me la dira.
4 février. De Bangkok à la frontière laotienne. Notre autocar ressemble à un lupanar roulant, avec salon au rez-de-chaussée, capitonnage rouge, rideaux rouges, froncés et galonnés, éclairage rouge. La carrosserie des autocars sert de support à bien des fantaisies. Les artistes de l’aérosol s’en donnent à cœur joie. Le répertoire est ample et notre autocar s’orne d’une Formule 1 jaune mise en perspective, avec la déformation destinée à en souligner la puissance. A l’avant de notre autocar sont peintes d’amusantes créatures marines comme on en voit dans “La Petite Sirène” de Walt Disney. Ces autocars sont richement éclairés et lorsqu’ils freinent ou déboîtent leur éclairage multiplie ses richesses. Les moteurs (placés à l’arrière) sont eux aussi éclairés (de jaune, de rouge, de vert ou de bleu) et composent des tableaux finement striés, horizontalement. Ces peintures roulantes contribuent à présent au caractère du pays. La route de Bangkok à la frontière laotienne est à quatre voies, avec terre-plein central, éclairage et glissières de sécurité sur de longues sections. C’est une route sans déclivité et avec peu de courbes.
Cette fatigue particulière au voyage, une fatigue qui provoque un allègement, une transparence. Tout nous est alors donné, sans que nous le sachions. Je pense à Jean Grenier.
5 février. Six heures du matin. Arrêt dans un café-restaurant avec vaste terrasse sur pilotis. Le Mékong ! De l’autre côté, le Laos ! J’ai une pensée pour mon père qui aurait tant aimé voir ce fleuve et ce pays, le Laos ! L’enfant David qui contemple lui aussi le grand fleuve me demande si c’est Dieu qui a créé l’homme ; ce n’est pas la première fois qu’il me pose cette question. Avant de remonter dans l’autocar, il tient à offrir l’un de ses gâteaux à Bouddha. Il le place délicatement entre des bananes et un ananas. De Nong Khai à Vientiane, toujours en autocar. J’observe les jardins potagers le long du fleuve ; ils sont très petits et particulièrement soignés. Traversée du Mékong par le First Thai-Lao Friendship Bridge, construit par les Australiens et inauguré en 1994. Des rizières. L’enfant David m’explique qu’il aimerait rapporter deux autels comme ceux que nous avons vus à Bangkok, l’un pour honorer Bouddha, l’autre pour honorer Dieu – il dit aussi Jésus. Il m’explique qu’il leur offrirait chaque jour des présents en pensant aux morts, à tous les morts que están en el cielo. Il me parle de ces choses plus spontanément en espagnol qu’en français.
Arrivée à Vientiane à 9 heures. La capitale du Laos est bien telle que je l’espérais, provinciale, délicieusement provinciale. Elle est comme une récompense, le repos après Bangkok. Trouvé un logement dans une belle maison du centre-ville, à quelques pas du Mékong. Le mari est pédiatre, la femme est pharmacienne. Elle s’exprime dans un français très soigné. Elle a de la famille en France, installée là-bas depuis 1975, année de la prise du pouvoir par le Pathet Lao.
Marche dans Vientiane. Conversation avec un coiffeur, la cinquantaine passée. Il a étudié à Nice et s’exprime dans un français assez fluide. Et tandis que nous conversons il me propose une cigarette, des Bastos ! Un ami pied-noir m’a rendu ce nom familier. Il a soutenu une thèse de doctorat intitulée “Jeanne-Paule Sicard 1913-1962. L’anonymat et l’influence en politique”. Jeanne-Paule, une femme apparentée à Juan Bastos, le fondateur, à Oran, de la compagnie de tabac du même nom. Nombreux joueurs de pétanque, l’une des marques françaises au Laos, comme le cricket est l’une des marques anglaises en Inde. Nom d’un hôtel : “Comme chez soi”.
Sous la véranda. Conversation avec notre hôtesse qui ne fait chambres d’hôtes que depuis trois mois. C’est une belle maison de famille ornée de colonnettes engagées et de lambrequins. En face, le “National Mother and Child Hospital”. Elle nous évoque les déboires de sa famille avec le régime mis en place en 1975 : militaires logés à domicile, surveillance, tracasseries administratives, etc. L’un de ses oncles occupa un poste ministériel avant l’arrivée du Pathet Lao au pouvoir, ce qui l’incita à cacher son nom de jeune fille et à se réfugier derrière celui de son mari. Elle conclut avec un sourire triste : “Rien à voir avec ce qui s’est passé à côté, au Cambodge”. Enfin, elle nous rapporte un souvenir : “Des livres français avaient été cachés dans le double plafond de l’école où j’étudiais. Une tempête fit tomber la toiture et les livres apparurent ; ils furent saisis et détruits. J’aurais aimé en ramasser mais je n’ai pas osé de peur d’être le mouton noir de l’école”.
Marche. Dans les restaurants des rouleaux de papier hygiénique font office de serviettes, ce qui dans un premier temps n’ouvre pas l’appétit. Comme en Inde, les parapluies se font parasols au cours de la saison sèche. Dans l’axe principal de la ville se profile une sorte d’arc de triomphe – faut-il y voir un pastiche de celui de la place de l’Étoile à Paris ? Cette grosse chose fut édifiée entre 1957 et 1969 grâce à des fonds et du ciment américains, du ciment initialement destiné à la construction de l’aéroport de Vientiane, d’où son surnom : “piste verticale”. Il glorifie la lutte du Laos contre la France. L’intérieur en est parfaitement triste, rien que du ciment nu, mais d’en-haut on jouit de la plus belle vue sur la ville. La Lane Xang Avenue (les Champs-Élysées de Vientiane) conduit au palais présidentiel, un harmonieux édifice d’époque coloniale, implanté au bord du Mékong. Visite du stupa That Luang (XVIème siècle). Il figure dans les armoiries du pays et contiendrait une relique de Bouddha.
Promenade à bicyclette dans le quartier français. Beaucoup de maisons dans un état de relatif abandon. Le grand Mékong ne se fait guère sentir à Vientiane. Il est loin, à peine visible, pauvret, de l’autre côté du parapet de sacs de sable mis en place il y a peu afin de contenir ses débordements. Le Mékong, l’un de ces fleuves qui expliquent, comme le Nil, l’Indus ou le Gange expliquent les pays qu’ils traversent. Le Vietnam entre le Delta de la rivière Rouge et le Delta du Mékong, ces belles floraisons limoneuses sur la carte du pays. L’Espagne a le Delta de l’Èbre, une floraison limoneuse aussi. Je me promène dans Vientiane et je dois faire des efforts pour me convaincre que je suis à Vientiane-sur-Mékong.
Ici, en Asie du Sud-Est, l’adéquation entre l’alimentation et le milieu est probablement la plus élaborée au monde. Ici, les corps ne s’embarrassent d’aucune graisse superflue et la frugalité n’est en rien une contrainte.
Écrire dans le voyage, loin de sa table de travail, loin des habitudes qui, certes, savent aider mais qui savent aussi épuiser, et plutôt insidieusement. Le voyageur accueille et recueille ; ainsi aide-t-il l’écriture qui en retour l’aide.
(à suivre)
Olivier Ypsilantis