Partout des hortensias ; mais taillés de près, ils ne sont que bouts de bois. Tant mieux ! Je n’aime pas les hortensias, j’en ai trop vus dans les cimetières. D’une manière générale, je préfère les plantes aux fleurs. Elles sont plus sobres et plus architecturées. Ce goût me vient probablement de ma mère qui disposait des plantes chez elle, et jamais de fleurs.
A propos de cimetières : cette proximité – de l’autre côté du mur – ne m’est aucunement désagréable. Je m’y suis même promené, hier, à la nuit tombée. La gentillesse des habitants de cette île est telle que je ne puis imaginer que leurs morts reviennent inquiéter les vivants.
Les vapeurs très blanches d’une centrale géothermique (elle fournit en électricité Ribera Grande). Des vaches partout, dans des pâturages d’un vert phosphorescent. Plantations de thé et d’ananas. Ne pas dire abacaxi comme je le dis mais ananás. Ce matin, un commerçant m’a repris gentiment mais fermement en m’expliquant que la saveur et la richesse en jus de o abacaxi sont bien supérieures à o ananás.
Une île verdoyante… A Ilha Verde…
Quelques mots goûtés lors d’une halte. Kime : a silly fellow. Looth : shelter, a sheltered place. Mirk, Murk : dark, gloomy, un mot essentiellement utilisé par des écrivains écossais et, à l’occasion, par Shakespeare, Spencer et Milton. Un exemple avec Spencer’s Fairy Queen : « Then to her iron waggon she betakes, / And with her bears the foul, well-favoured witch, / Through mirksome air her ready way she makes. »
Longue conversation avec un retraité de la marine marchande, soixante-quinze ans. Il commence par m’énumérer les pays qu’il a visités et ses principales escales. Son portugais me semble plus clair que celui de Lisbonne. Nous devisons, assis sur un muret en pierre sèche, devant l’océan. Il me désigne des collines couvertes de verts pâturages, couvertes d’ananas lorsqu’il était enfant et où il travaillait avec son père. Je l’écoute et me répète que ma facilité à le comprendre tient probablement au fait que nous sommes sur la route du Brésil.
Dans un village voisin, assis devant un muret en pierre sèche, je me perds dans la contemplation des falaises puis du muret – sa structure – et du va-et-vient des lézards. L’extraordinaire beauté de ces petits animaux si discrets, beauté de leur morphologie mais aussi de la si délicate palette de leur camouflage.
Lagoa das Furnas. Des vues qui auraient inspiré les maîtres de la peinture chinoise. L’odeur soufrée des fumeroles. Água muito quente. Des bouillonnements par endroits, comme des casseroles sur un fourneau. Une zone grise, stérile, avec, par endroits, des traces jaunâtres, du soufre. Dans une cavité, un bouillonnement plus puissant avec grand remuement boueux. On pense aux origines. Des alvéoles sont prévues pour la cuisson d’aliments destinés à des restaurants. Caldeira das Furnas, volcanisme secondaire avec notamment ces campos fumarólicos et ce nascente de águas termais. Par endroits, un bruit de soufflerie venu de la terre. Dans le village de Furnas, des plantations d’ignames richement irriguées. En l’église Nossa Senhora da Alegria. Fraîcheur et silence sépulcral. Toutes les statues et tous les crucifix sont empaquetés dans des étoffes mauves en attendant la Résurrection. Alors que je marche dans Furnas, des souvenirs me viennent, activés tant par l’odorat que par la vue. L’odorat avec cette odeur de ciboulette qui me fait revenir à Milly-la-Forêt, dans une maison de famille ; la vue avec cette maison et son jardin qui me font revenir dans la petite ville thermale de Salies-de-Béarn. C’est ainsi, le voyage multiplie les rapports dans l’espace et le temps. Marche autour du Lagoa Congro.
En marchant sur la crête de la caldeira de Sete Cidades
27 mars. Lag : the extreme end, and also a verb, to remain behind, at the very end or last. « The lag end of my life », Shakespeare, Henry IV. « The senators of Athens with the common lag of people », Shakespeare, Timon of Athens. Smirl : a mischievous or roguish trick. Sloom : to sleep heavily and soundly ; distinguished from slumber, to sleep lightly. Yex, Yox, Yoxen : to cough, higgouch.
Pris par des rêveries géologiques. Mouvements tectoniques. Les fosses qui se creusent tout en se remplissant de lave et desquelles finissent par s’édifier des chaînes de montagnes immergées d’où émergent à l’occasion des îles. Le Mid-Atlantic Ridge (de l’Arctique à l’Antarctique) rencontre le Indian Ocean Ridge. Le long de cette faille, l’Islande (la plus grande île née de la croûte océane), les Açores, Ascension, Saint Helena et Tristan da Cunha. Les Açores, soit la rencontre en T de trois plaques tectoniques : les plaques nord-américaine, africaine et eurasienne. Ce point de rencontre se situe entre le groupe ouest et le groupe central de l’archipel des Açores, entre Flores (l’une des deux îles du groupe ouest) et Faial (l’une des cinq îles du groupe central). Flores et Corvo, les îles du Grupo Ocidental, s’élèvent de la plaque nord-américaine. Les cinq îles du Grupo Central s’élèvent d’un centre diffus (spreading centre), le Tercera Rift, qui s’est formé il y a quelque trente-six millions d’années. Quant aux deux îles du Grupo Oriental (dont São Miguel), on ne parvient pas à déterminer avec exactitude si elles s’élèvent de la plaque africaine, eurasienne ou d’une Azorean microplate.
L’île de São Miguel, la plus grande des neuf îles, s’est formée par étapes. D’abord sa partie Est, la plus élevée, avec le Pico da Vara, puis sa partie Ouest, avec Sete Cidades. São Miguel fut donc à l’origine constitué de deux îles. L’activité volcanique modifie encore ce vaste archipel. Ainsi, en 1811, à peu de distance de São Miguel, une petite île se forma en quelques semaines. Une frégate anglaise qui croisait au large, le HMS Sabrina, l’aborda. Son commandant, le capitaine James Tillard, planta le drapeau de l’Union Jack sur une île encore fumante qu’il baptisa Sabrina. Peine perdue. Un autre navire britannique de passage quelques mois plus tard ne put retrouver l’île ; elle avait disparue sous les eaux. Plus récemment, en 1957, une éruption sur la côte ouest de l’île de Faial lui ajouta deux kilomètres carrés.
28 mars. Flurch : a great abundance. « Flush of money » seems to be a corruption of a « flurch of money ». Whang : a large cut or slice ; whence whanger, one who takes a large cut, slice, or piece. Whelm : to turn. « Overwhelm » is still current, but « whelm » is nearly obsolete. « Till billows gape and gales blowhard, / And whelm him o’er », Robert Burns, To a Mountain Daisy ».
Le plus ancien traité entre deux pays, The Treaty of Eternal Friendship (1373) ou Treaty of Windsor entre Edward III et D. João I.
Les ananas des Açores, les meilleurs du monde probablement. Ils remplacèrent les oranges vers 1850. Ils sont cultivés sous serres. Principales zones de plantation, à Fajã de Baixo, près de Ponta Delgada, Lagoa et Vila Franca do Campo. C’est une culture complexe, me semble-t-il (voir détails), qui risque de disparaître progressivement. Il n’est pas certain que les glasshouses soient remplacés lorsqu’ils devront l’être. Fajã : une étendue côtière plane, ménagée par une coulée de lave ou un glissement de terrain.
Lagoa do Fogo, le lac de São Miguel que je préfère, pour sa sobriété probablement. Ses abords de moorland par endroits.
Le commerce des oranges a dominé au XIXème siècle dans plusieurs îles des Açores, une exportation essentiellement destinée à l’Angleterre, un luxe alors et seulement accessible entre novembre et mai. Aux époques victoriennes, c’est à Noël que la demande en oranges (et en citrons) était la plus forte. « Buy my fresh St Michael’s » pouvait-on entendre dans les rues de Londres. C’est à la fin des guerres napoléoniennes que l’exportation d’oranges des Açores prit de l’ampleur. Ainsi, vers le milieu du XIXème siècle, des centaines d’embarcations faisaient la navette entre les Açores et l’Angleterre, essentiellement avec des topsail schooners, des bateaux rapides indispensables pour transporter une denrée fragile. Au cours de l’année 1854, soixante millions d’oranges et quinze millions de citrons furent débarqués rien qu’à Londres, de soixante-dix embarcations. La flotte des topsail schooners commença à décroître dans les années 1860 avec les bateaux à vapeur, surtout quand les installations portuaires de Ponta Delgada purent les accueillir (vers 1870). Et pour finir, dans les années 1880, une maladie ravagea les orangers des Açores.
Marche dans Mosteiros, au soleil couchant. Des souffles frais ne cessent d’envelopper le marcheur dans des gestes plus ou moins prolongés. Des rafales de vent comme au ralenti, parfois. On se salue. Le maillage du pavé s’affirme en ces heures de lumière franchement transversale. Je pense à ces textes laissés en chantier sur mon bureau de Lisbonne. Face à l’océan et ses puissants remuements, Kafka et Prague – une certaine ambiance – me deviennent improbables ; et je me demande si je retrouverai l’énergie qui m’a porté au cours de l’élaboration de ces textes. Mais pourquoi m’inquiéter ? Je me sens toujours guidé lorsque j’écris sur Kafka, toujours !
J’apprends qu’un meurtre a été commis à Paris, une femme âgée, juive, assassinée par son voisin musulman. Quel est donc ce pays où l’on assassine des femmes âgées ? Quel est donc ce pays où l’on assassine des Juifs ? La France que j’ai quitté il y a vingt-cinq ans m’inquiète de plus en plus. Je ne tiens plus à lui que par la langue – ce qui est probablement l’essentiel –, mais quelque chose s’est brisé en moi depuis des années, un manque de confiance, une inquiétude. Les médias de France vont probablement sauter d’un euphémisme à un autre afin de masquer une fois encore le caractère antisémite de ce crime, de le masquer aux masses toujours prêtes à se laisser berner afin de protéger leur confort de lâche. La masse est molle, toujours, molle et malléable, et les médias de masse s’y entendent à ce sujet. Les médias de masse sont une émanation des masses, ils protègent leur confort, leur avachissement, le bon fonctionnement de leur transit intestinal – et il est considérable –, la profondeur de leur sommeil de brute. Jusqu’à quand refusera-t-on de nommer ? Ce pays, la France, m’inquiète décidément de plus en plus, et j’aimerais répondre à cette inquiétude autrement que par le départ et diverses mises en mouvement. Il reste l’écriture, certes, l’écriture comme arme de combat et de dénonciation – mais jusqu’à quel point ?
Mireille Knoll, née en 1932, assassinée le 23 mars 2018. Elle s’était réfugiée au Portugal pour échapper aux nazis.
Cette femme s’appelait Mireille Knoll. Ce que j’apprends par le blog Boker Tov Yerushalayim : « Mireille Knoll a pu échapper à la Rafle du Vel’ d’Hiv’ grâce au passeport brésilien de sa maman en 1942 ; elle a succombé en 2018 face à la haine et la barbarie d’un islamiste, poignardée à onze reprises, dans l’appartement familial, avenue Philippe Auguste, Paris, 11ème arrondissement ». On y ajoute : « C’est la même barbarie qui tue des enfants juifs à Toulouse, égorge un prêtre dans son église à Saint-Étienne-du-Rouvray ou un officier de gendarmerie à Trèbes » :
https://bokertovyerushalayim.wordpress.com/2018/03/27/mireille-knoll-1932-2018/
Cet article simplement intitulé « Mireille Knoll, 1932-2018 » reprend un message sur Facebook, message de Monsieur Meyer Habib. Dans le fil de réflexions qui fait suite à cet article, Boker Tov Yerushalayim signale un commentaire du Figaro, une liste (non exhaustive) des agressions les plus graves commises contre les Juifs, liste que scandent : « J’habite un pays où… » et « Parce que juifs (juives)… ». Une liste à lire et à poursuivre…
(à suivre)
Olivier Ypsilantis