Wie heißt sie ?
Ces photographies ont été prises par Hugo Jaeger, un proche de Hitler qui s’était fait une spécialité des parades nazies. Dans sa production se trouvent aussi une trentaine de photographies plutôt insolites, prises fin 1939 dans le ghetto de Kutno, à une cinquantaine de kilomètres de Lodz. Dans cette sucrerie désaffectée vivaient quelque huit mille Juifs. Ce ghetto sera liquidé en 1942. Quel est donc le nom de cette jeune femme si belle ? Ses vêtements sont pauvres et on devine à l’arrière-plan un sol boueux. Elle sourit et il est étrange de trouver dans l’objectif d’un photographe nazi un si beau visage, visage d’un peuple voué au mépris radical.
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Dans son ouvrage ‟Warum die Deutschen ? Warum die Juden ? : Gleichheit, Neid und Rassenhass”, l’historien allemand Götz Aly (né en 1947) défend une thèse simple et curieusement peu mise en avant au profit d’autres thèses beaucoup plus ‟savantes” : la haine de l’Allemand pour le Juif s’explique essentiellement par l’envie. Et cette haine ne fut pas l’apanage des nationalistes, des réactionnaires et j’en passe… L’envie, substrat de l’antisémitisme, superstructure de l’antisémitisme… Mon intuition me l’a souvent soufflé.
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A ceux qui ne l’ont pas lu, je conseille la lecture d’un livre peu volumineux intitulé ‟Un vivant qui passe – Auschwitz 1943 / Theresienstadt 1944”, un entretien de Claude Lanzmann avec Maurice Rossel alors délégué à Berlin du Comité International de la Croix-Rouge (CICR). C’est à partir de cet entretien fidèlement transcrit (aux Éditions Mille et une nuits, en 1997), et réalisé en 1979, que Claude Lanzmann a travaillé à son film ‟Un vivant qui passe” alors qu’il tournait ‟Shoah”. Lorsque Maurice Rossel donna à Claude Lanzmann l’autorisation de publier l’interview en question, il l’avertit : ‟Maintenant octogénaire, je ne me souviens plus très bien de l’homme que j’étais alors (…) Soyez charitable, ne me rendez pas trop ridicule.” Claude Lanzmann ajoute : ‟Je n’ai pas cherché à le faire.” Il se devait d’en avertir le lecteur car à la lecture de ces pages on a la sensation de rêver ; je n’exagère en rien. Ce livre agit comme un narcotique. On est parfois pris par l’envie de se moquer du Suisse Maurice Rossel, de le traiter de gogo, mais sa sincérité désarme et force le respect. Ils sont si nombreux ceux qui s’emploient à faire de la chirurgie esthétique sur leur mémoire… Lisez ce livre si vous ne l’avez lu, vous vous pincerez pour vous assurer que vous ne rêvez pas.
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A bien y penser, les écrivains allemands ont beaucoup compté dans mes années de formation. Leur marque en moi est indélébile, de Thomas Mann à Hermann Hesse, de Gottfried Benn à Wolfgang Borchert, de Heinrich Böll à Peter Handke, d’Albrecht Goes à Martin Niemöller… A mesure que j’avance en âge et que l’Espagne se fait mon pays, je prends la mesure de leur influence toujours agissante.
Le journal de Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen, ‟Tagebuch eines Verzweifelten”, a été traduit en français sous le titre ‟La haine et la honte” et sous-titré ‟Journal d’un aristocrate allemand, 1936-1944”. Cette lecture a profondément marqué mes années de jeunesse. Cet aristocrate est un conservateur, un réactionnaire diront même certains au lexique trop limité et trop rigide pour comprendre que le réactionnaire est d’abord l’homme qui réagit, tout simplement. C’est pourtant parmi des conservateurs et des réactionnaires que se sont levés les premiers et les plus fermes opposants au nazisme, les plus lucides aussi. Parmi eux, permettez-moi de citer une fois encore Helmuth James, comte von Moltke. A ce propos, Hermann Rauschning (dont on peut contester l’authenticité de ses entretiens avec Hitler) a fort bien montré que le nazisme n’était pas d’essence réactionnaire mais révolutionnaire, un mot qui peut être chargé de ténèbres.
Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen, assassiné à Dachau le 16 février 1945, était un grand lecteur de Spengler, penseur désordonné et crépusculaire qui n’en marque pas moins ceux qui l’ont lu. Son livre majeur, ‟Le déclin de l’Occident” (‟Der Untergang des Abendlandes”), un livre dégoté dans la bibliothèque de mes parents lorsque j’étais à peine adolescent, me colle encore à la peau bien que je m’en défende.
Je n’ai pas lu l’étude de Friedrich-Percyval Reck-Malleczewen sur John Bockelson, chef de la secte des anabaptistes de Münster. Il jugeait criantes les similitudes entre cette secte et le nazisme. Les nazis saisirent l’ouvrage alors qu’il était sous presse. Il y a chez cet Allemand une rage lucide, proche de celle de Georges Bernanos.
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Heinz Siegfried Heydrich est le frère de Reinhardt Heydrich, l’organisateur de la « Solution finale (au problème juif) ». Il lui arriva quelque chose d’étrange, peu évoqué mais qui bizarrement me revient souvent en tête. Bien d’autres choses me reviennent ainsi sans que je sache pourquoi ; et j’aimerais les pousser de côté. C’est comme si une voix venue de très loin me demandait d’enquêter. Le cas de Heinz Siegfried Heydrich s’est mis à me préoccuper. Que s’est-il passé en lui, après la mort de son frère aîné survenue le 4 juin 1942, suite à l’attentat du 27 mai 1942, à Lidice ? Heinz Siegfried eut accès au coffre-fort personnel de Reinhardt au 8, Prinz-Albrecht Straße, à Berlin, siège de la Gestapo. Il passa la nuit enfermé dans une pièce à consulter les documents qu’il recélait. Dès le lendemain, ses proches notèrent un changement dans son comportement, un silence, une prostration. Heinz Siegfried se mit à aider des Juifs, à imprimer à leur intention de faux documents sur les presses du journal pour soldats qu’il dirigeait, ‟Die Panzerfaust”. Se croyant découvert, il se suicida.
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Lorsque j’ai commencé à lire Mario Rigoni Stern, je ne savais pas qu’il était l’ami de Primo Levi. Peu importe, me direz-vous. Il se trouve pourtant qu’en lisant cet homme du Nord de l’Italie, du plateau d’Asiago (province de Vicence), j’ai pensé plusieurs fois et avec intensité à Primo Levi sans savoir pourquoi. En découvrant leur amitié, je me suis dit que quelque chose avait guidé mon intuition, une même humanité, dense, loin de tous les poncifs, une charge vitale venue de l’observation nue et intense, à Auschwitz pour Primo Levi, sur le front russe pour Mario Rigoni Stern, sous-officier au 6e Reggimento alpini, Battaglione ‟Vestone”. Deux hommes qui ont souffert très différemment mais avec un même regard. En quatrième de couverture de ‟Il sergente della neve”, Primo Levi écrit : ‟Le fait que Mario Rigoni Stern existe est en soi miraculeux. Miraculeuse d’abord sa propre survie : celle d’un homme qui s’est toujours campé aux antipodes de la violence et que le destin a contraint à participer à toutes les guerres de son temps. Miracle, enfin, que Mario Rigoni Stern soit parvenu à garder son authenticité dans notre époque de fou.” Quelques années après cette lecture, un autre livre me sauta à la vue. Il était exposé dans la devanture de la librairie Masséna, à Nice. J’entrai le cœur battant. Le livre : ‟Retour sur le Don” (‟Ritorno sul Don”) de Mario Rigoni Stern. En quatrième de couverture, je lus : ‟Trente ans après, l’auteur du ‟Sergent dans la neige” revient dans les steppes russes parcourir à nouveau le tragique itinéraire où la plupart de ses camarades sont tombés. Passé et présent alternent…” C’était en 1999, le livre venait de paraître en français. Le retour sur les lieux… Mais les lieux ont-ils une mémoire ? Oui, sur les rives du Don probablement, mais sans doute pas dans ces villes allemandes monstrueusement pilonnées et reconstruites…
En apprenant par la presse espagnole la mort de Mario Rigoni Stern, en juin 2008, j’eus le sentiment de perdre un ami. Il était né en 1921, il avait quatre-vingt-sept ans. J’ai très rarement éprouvé cette sensation de perdre un ami à la mort d’un écrivain. Je l’aurais probablement eu à la mort de Primo Levi, en 1987, mais je connaissais alors si mal son œuvre.