Le Blinden-Werkstatt Otto Weidt Museum occupe les lieux qui furent ceux de l’atelier du même nom. Il est situé dans l’une des parties les plus urbaines et les plus photographiées de Berlin-centre – le Mitte –, à deux pas de Hackescher Markt. Son adresse : Museum Blindenwerkstatt Otto Weidt. Rosenthaler Straße 39 – 10178 Berlin. Il est géré par le Gedenkstätte Deutscher Widerstand, le Mémorial de la Résistance allemande.
Au début des années 1930, 160 000 Juifs vivaient à Berlin, soit 4 % de la population de cette métropole. 80 000 d’entre eux quittèrent l’Allemagne entre 1933, année de la prise du pouvoir par les nazis, et le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale. D’octobre 1941 à la fin de la guerre, 55 000 Juifs berlinois furent déportés. Moins de 2 000 revinrent des camps. En mai 1945, il restait 8 000 Juifs à Berlin. Ceux qui avaient survécu étaient généralement mariés à des non-Juifs.
Otto Weidt fonda son entreprise en 1936 sous le nom de Blinden-Werkstatt Otto Weidt, dans le quartier berlinois de Kreuzberg, Großbeerenstraße 92. En 1940, elle déménagea pour Rosenthaler Straße 39. On y fabriquait brosses et balais, des produits qui seront considérés comme nécessaires à l’effort de guerre (Wehrwichtiger Betrieb) car destinés à la Wehrmacht. Otto Weidt qui employait de nombreux Juifs, aveugles ou sourds pour la plupart, fit tout ce qu’il put pour les protéger. Combien de fois soudoya-t-il la Gestapo ? A sa mort, en décembre 1947, Else Weidt, sa femme, prit la direction de l’atelier. En 1952, la Ville de Berlin-Est ferma définitivement la Blinden-Werkstatt Otto Weidt.
Le musée, tout en longueur, occupe l’ensemble de la surface qu’occupait l’atelier, soit onze pièces en enfilade avec vue sur cour. Pièce 1, le bureau d’Otto Weidt. Pièce 11, une pièce sans fenêtre, la cachette utilisée par la famille Horn ; j’y reviendrai.
Une photographie prise en 1941 montre le personnel au grand complet :
Je dénombre trente-six personnes parmi lesquelles vingt ont été identifiées. Je vais en nommer six au hasard :
– Simon Weiß (né en 1900) ; il survécut car marié à une “aryenne”.
– Siegbert Lewin (né en 1902) ; il survécut pour la même raison.
– Ingeborg (Inge) Deutschkron (née en 1922) ; elle a particulièrement honoré la mémoire de celui auquel sa mère et elle doivent d’avoir survécu. Outre les livres dédiés à Otto Weidt, cette écrivain-journaliste a supervisé la création du Blinden-Werkstatt Otto Weidt Museum. Consulter le document PDF www.yadvashem.org. C’est sur sa proposition qu’Otto Weidt se vit attribuer le titre de “Juste parmi les Nations”, en 1971.
– Rosa Katz (née en 1898), assassinée en 1942 à Auschwitz-Birkenau.
– Erich Frey (né en 1889), assassiné en 1944 à Auschwitz-Birkenau.
– Alice Licht, secrétaire d’Otto Weidt. Une séduisante jeune femme à laquelle je reviendrai. Ci-joint, un portrait d’elle :
La plupart des Juifs employés par Otto Weidt étaient déclarés auprès de l’administration mais quelques-uns, valides, étaient clandestins, comme Inge Deutschkron. Vers 1941, quelque trente-cinq personnes travaillaient à la Blinden-Werkstatt. La plupart des employés étaient juifs ; parmi lesquels, je le redis, une majorité d’aveugles ainsi que quelques sourds. La Gestapo se rendait régulièrement sur les lieux de travail pour vérifications. Otto Weidt employait notamment trois Juifs à des tâches administratives, ce qui était strictement interdit. Une sonnette intérieure avertissait de l’arrivée de la Gestapo et les employés illégaux se précipitaient dans une cachette, sous l’escalier. En 1942 les employés juifs furent arrêtés et envoyés au point de rassemblement de Große Hamburger Straße 26. Otto Weidt parvint à les faire libérer. Il insista sur le fait que son entreprise était classée Wehrwichtiger Betrieb et il soudoya quelques officiers de la Gestapo comme il en avait l’habitude. En 1943, le 27 février, au cours d’une rafle connue sous le nom de “Fabrik-Aktion”, un grand nombre de Juifs furent arrêtés, parmi lesquels Gertrud Kolmar que j’évoquerai dans mon prochain article. La Blinden-Werkstatt qui avait été avertie de cette rafle resta fermée ce jour-là. Les employés furent cependant arrêtés pour la plupart, chez eux ou dans la rue, et déportés. De mars 1943 jusqu’à la fin de la guerre, le personnel d’Otto Weidt se trouva considérablement réduit ; l’atelier tourna au ralenti avec trois non-Juifs, quelques conjoints d’“aryens”, quelques “demi-Juifs” et quelques clandestins parmi lesquels Inge Deutschkron, Alice Licht, Erich Frey, Chaim et Max Horn. “Fabrik-Aktion”, une vaste rafle menée à Berlin et dans d’autres grandes villes d’Allemagne contre tous les Juifs employés comme travailleurs forcés ou dans les organismes juifs officiels. “Fabrik-Aktion” (“Großaktion Juden” pour la Gestapo) reste surtout connue pour la Frauenprotest in der Rosenstraße qui contribua notamment à la libération d’un employé d’Otto Weidt, Hans Israelowicz (né en 1924). Sa mère, Elise (née Paulick, protestante convertie au judaïsme, en 1921, à l’occasion de son mariage), se trouvait parmi les manifestantes de la Rosenstraße.
On connaît les noms de trente-trois employés juifs et juives de la Blinden-Werkstatt. J’en citerai encore quelques-uns, un peu au hasard :
– Leon Fischmann (1884-1942). Il avait été marié à une chrétienne, Charlotte Sydow, dont il avait divorcé. Leurs deux filles Ingeborg et Ruth émigrèrent en Angleterre puis en Palestine.
– Leo Goldstein (1925-1943), orphelin de père et déporté avec sa mère de soixante-quatre ans.
– Erna Haney (1895-1990), née Friedlaender, survécut car mariée à un catholique, le professeur de piano Gottdfried Haney.
– Willy Latter (1897-1974) survécut car marié à une chrétienne, Margarethe (née Klüsel), qui bien que convertie au judaïsme n’en était pas moins “aryenne”.
– Siegfried Lewin (1909-1943).
– Kurt Wolf (1902-1942).
Otto Weidt n’agissait pas seul – ce qui lui aurait été impossible – mais pouvait se fier à un cercle qui l’aidait dans ses périlleuses opérations de sauvetage. Je ne citerai que deux de ses relations :
– Theodor Görner, directeur d’une imprimerie située Rosenthalerstraße 26. Il fut opposant aux nazis, et dès le début. Il commença par employer des Juifs, légalement puis illégalement – en fabriquant de fausses pièces d’identité. Theodor Görner fut l’un des premiers Allemands à être reconnu “Juste parmi les Nations”.
– L’officier de police Wilhelm Krützfeld, un nom que j’ai rencontré cet été, à Berlin, lors d’une visite à la Neue Synagoge (Oranienburger Straße). Et, afin de ne pas surcharger cet article, je conseille à ceux qui me lisent de proposer aux moteurs de recherche : “Wilhelm Krützfeld”, “Neue Synagoge Berlin” ainsi que “Theodor Görner”.
Les documents concernant Alice Licht, la secrétaire d’Otto Weidt, sont relativement nombreux : lettres, cartes postales, poèmes, photographies. L’une d’elles prise en 1919 la montre petite fille en compagnie de ses parents, Käthe et Georg, au bord de la mer, tous très élégants dans leurs habits clairs. Sur le sable, ALICE a été écrit avec des coquillages. En 1943, les parents Licht et leur fille furent déportés à Theresienstadt et, six mois plus tard, à Auschwitz-Birkenau. Une carte postale (datée du 16 mai 1944) lancée par Alice Licht du train qui la conduisait à Auschwitz-Birkenau parvint à Otto Weidt. Celui-ci prit aussitôt contact avec l’administration du camp, ainsi qu’en témoigne sa lettre du 9 juin 1944 où il énumère les articles que fabrique sa société (brosses et balais pour usages divers) et sollicite un rendez-vous entre le 12 et le 20 juin 1944 afin de les présenter : un prétexte pour espérer prendre contact avec Alice Licht, alors transférée à Christianstadt, un camp dépendant de Groß-Rosen. Otto Weidt s’y rendit et parvint à lui transmettre un message (avec l’aide d’un travailleur polonais) l’informant qu’un colis avec vêtements, argent et médicaments l’attendait. Vers la fin janvier 1945, alors que l’Armée Rouge approchait, Alice Licht profitant de la confusion parvint à s’échapper. Elle se terra jusqu’à la fin de la guerre dans l’appartement d’Otto et Else Weidt, à Zehlendorf (Berlin) puis émigra pour les États-Unis au cours de l’été 1946.
La carte qu’Alice Licht lança du train qui la conduisait à Auschwitz-Birkenau
La pièce la plus reculée de l’atelier (la pièce 11 selon le plan du catalogue), la pièce sans fenêtre, servit de refuge à la famille Horn qui y dormait la nuit et travaillait dans l’atelier le jour. Début octobre 1943, un informateur, Rolf Isaaksohn, dénonça la famille Horn à la Gestapo : soit les parents, Chaim et Machla, ainsi que leurs enfants, Max et Ruth. Tous furent arrêtés sur les lieux de travail et déportés, le 14 octobre 1943. Aucun ne survécut. Otto Weidt fut interrogé par la Gestapo qu’il dut probablement soudoyer une fois de plus.
Olivier Ypsilantis