En header, une vue de Mitzpe Ramon dans le Néguev où Bernard Chouraqui développe son projet de Seconde Alliance.
La Doctrine des Deux Vérités ? Il y a sur terre deux Vérités qui se partagent les esprits et les cœurs : la première, le dévoilement du Royaume par la conquête de la liberté ex nihilo ; la seconde, mensongère, produit de l’aliénation à la science du bien et du mal. Ces deux Vérités ne cessent de s’affronter dans l’Histoire. Cette dernière — la vérité logique et fausse — est vouée à la défaite mais reste redoutable dans les limites de notre monde car elle est vraie en tant que puissance effective du mensonge. Ce qui sépare les hommes relève du choix de leur attachement à l’une ou à l’autre de ces Vérités qui prétendent à l’universalisme. La Vérité seconde a tendance à pousser de côté la Vérité première, à la faire se plier au moins formellement (mais non existentiellement) à la loi de ce monde qui est la loi du plus fort. La Foi comme signe (invisible) de la Vérité première, la Force (la loi du plus fort) comme signe de la Vérité seconde. Israël est lié non pas à la Preuve mais à l’Évidence ; le catholicisme est lié à la Preuve mais la subordonne à l’Évidence. La Vérité seconde activa une dynamique de mort dans l’Histoire. L’Église ne parlait que d’amour mais brimait les Juifs lorsqu’elle ne les brûlait pas. Ainsi, selon la Vérité seconde, la Vérité première mentait puisqu’elle ne détenait pas la force ; et, selon la Vérité première, la Vérité seconde mentait puisqu’elle détenait la force. C’est dans ce noyau de feu et de violence que se joua et que se joue la Rédemption.
Saint-Paul de Giuseppe Obici (1807-1878), au centre de l’atrium de la basilique Saint-Paul-hors-les-Murs, à Rome.
Les responsables de l’entreprise occidentale, responsable de tant de victimes, le Christ-Dieu et Saül de Tarse, avec la terrible torsion que ce dernier fit subir au message de Jésus, Jésus qui s’alimentait directement à la Thora et repoussait toute moralisation de l’Écriture. Il ne voulait pas « des fruits de l’arbre du Bien et du Mal, comme Abraham et Moïse n’en avaient pas voulu ! » Il s’opposait à toutes les justifications dogmatiques de la culpabilité et s’inscrivait pleinement dans la doctrine prophétique d’Israël. La Thora voulait affranchir les Juifs en les initiant au monde-sans-mort, les affranchir du « péché de croire que Dieu a instauré la domination de l’injustice et de la mort qui persuadait les hommes qu’ils souffraient par expiation, parce que Dieu le veut ». Dans la lignée des prophètes d’Israël, Jésus s’élevait contre l’idolâtrie de la souffrance — la souffrance transformée en donnée ontologique et divinement justifiée de l’Histoire. Jésus opposait la liberté au règne de la souffrance et de la mort. Jésus était juif, infiniment juif. Il n’était pas dressé contre la Synagogue. Incapable d’imiter Jésus qui le fascinait, Saül de Tarse le divinisa. Tel est le sens de sa conversion sur la route de Damas. Il fit passer le message de Jésus sur le plan de la morale (au détriment de la liberté), il le divinisa, projetant ses espérances dans un monde futur, post mortem.
Le Christ-Dieu lui servit à colmater le gouffre qui le séparait de Jésus, la morale lui servit à colmater le gouffre qui le séparait de la liberté. Il sublima son impuissance en tournant le dos à la vie terrestre pour un monde futur, et le message de Jésus s’en trouva inversé. Il exprima ainsi le type de l’homme occidental pour les deux mille ans à venir. Autrui se trouva évacué au seul profit de la culpabilisation universelle et au nom de l’amour universel… Exit le prochain. Saül de Tarse inaugura le règne de la culpabilisation universelle et le catholicisme se lia aux maîtres et à leur iniquité. Ce qui allait advenir tient dans ces mots des Épîtres : « Que toute personne soit soumise aux autorités religieuses ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et les autorités ont été instituées de Dieu ». Mais lisez, ou relisez, Romains 13:1.
Le message paulinien, un naufrage. Jésus avait voulu universaliser l’Alliance juive en la portant vers toutes les nations, non en s’adressant aux maîtres des nations mais en plaçant l’emblée l’homme au-delà de leur légalité instituée, à l’instar de la Thora. Ce faisant, les maîtres tombaient d’eux-mêmes dans l’inanité et se trouvaient en quelque sorte évacués. Pour Jésus comme pour Moïse, le monde-sans-mort était aussi et d’abord un monde-sans-maître. L’amour du prochain, cette idée juive, cette ruse de l’Inouï destinée à subvertir le vieux monde des maîtres incapable de l’assimiler, constituait une bombe à retardement, une bombe préparée par Saül et son dogme du Christ-Dieu mais une bombe qui n’allait pas exploser dans le sens qu’il avait prévu. Cette bombe allait exploser au cœur même du paulinisme et le faire imploser, suscitant ainsi la venue de l’homme non paulinien, soit l’homme libre et joyeux tel que l’envisageaient Israël et Jésus. Des hommes et des femmes, des « gentils » souvent plus juifs que les Juifs, avaient pris très au sérieux l’amour du prochain, opérant un travail de sape à l’encontre de la doctrine paulinienne.
Jésus de Nazareth, le Juif infiniment juif, un anti-paulinien dressé contre la morale des maîtres, contre le catholicisme et ses produits. Jésus qui avait rempli sa mission en se jetant héroïquement sur le vieux monde, Jésus par lequel le scandale qui était nécessaire s’était accompli, Jésus rentrait chez lui, dans la Jérusalem juive. Il avait tué le « Dieu » catholique initiant de la sorte le dévoilement du royaume au niveau mondial, soit la prise de conscience de l’inexistence des maîtres tant d’un point de vue pratique que politique.
Christ Pantocrator (VIe siècle) au monastère Sainte-Catherine, dans le Sinaï. Vue d’ensemble et détail.
Tout comme la bourgeoisie de 1789 et sa nouvelle théologie dénommée « laïcité », Karl Marx reproduisit le vieux schéma. Il élabora une théologie paulinienne, inversion et non dépassement de la morale bourgeoise, par laquelle il fit des prolétaires (qu’il prolétarisa métaphysiquement et ontologiquement « en déduisant leur être du statut auquel les avait condamnés la bourgeoisie ») des esclaves jaloux des privilèges et du statut de leurs maîtres, des esclaves déterminés par leur jalousie. Le moralisme vertical du catholicisme fut simplement remplacé par le moralisme horizontal, un moralisme qui s’inscrivit dans le paulinisme.
Il fallait briser les identités, celle de prolétaire comme celle de maître, car le maître était lui aussi esclave de son identité. Or chacun de nous est un « dieu », le maître comme le prolétaire, tous en un et un en tous, ontologiquement, appelés à repousser et dépasser l’imposture des médiations morales qui n’ont jamais fait que maintenir les uns et les autres enfermés dans leurs rôles, les uns et les autres étant appelés à sortir de leur vieille peau, à muer pour vivre joyeusement, avec immense shabbat sur toute la terre : une dépolitisation mondiale de la morale réductrice et une politisation mondiale de l’individuation étaient nécessaires.
Le vieux monde était inquiet. Il pressentait à juste titre que les Juifs, ce peuple de l’Ailleurs, représentaient une menace métaphysique, ce peuple autour duquel il gravitait, ce qui ne faisait qu’ajouter à son inquiétude, une peur panique de fait. Enivrés par l’humanisme révolutionnaire et l’assimilation, les Juifs d’Europe occidentale ne prirent pas la mesure du drame qui s’organisait. Adolph Hitler allait leur rappeler ce qu’était Israël et pourquoi Israël dérangeait. Sa jalousie paroxysmique lui avait fait comprendre que sa morale des maîtres avait pour principal et ultime obstacle les Juifs, les Juifs par ailleurs trop souvent inconscients de leur vocation. Le Mystère d’Israël et le Mystère de l’antisémitisme s’avéraient d’une profondeur vertigineuse. « Rendons à Hitler ce qui est à Hitler : l’antisémitisme est la frénétique passion des hommes privés de Dieu qui mesurent en intuitionnant l’être juif, la résistance qui les séparant d’Israël les sépare de Dieu, et les séparant de Dieu les sépare d’eux-mêmes. Le seul et formidable péché de l’antisémitisme, c’est de charger Israël de son impuissance à se rejoindre, c’est le manque de foi qui l’empêche de se libérer de sa pesanteur propre et d’accéder librement au mystère de l’Alliance ». Israël déchiqueté par l’Occident paulinien, par les loups de la chrétienté, voilà ce qui est trop oublié et qui doit être rappelé.
La Shoah : dernier acte de l’ère paulinienne, plongée dans le nihilisme. Bernard Chouraqui comprend — il a la révélation — qu’il est sorti du nihilisme mais aussi qu’il y a pour tous les êtres un au-delà du nihilisme qu’il faut nommer afin de dévoiler cet Ailleurs et ainsi échapper à la mort. Cet Ailleurs, le royaume d’Israël célébré depuis longtemps dans ses Shabbats. Des hommes et des femmes préparaient l’après paulinisme mais il leur manquait… Dieu pour soutenir la force de leur révolte, il leur manquait « un Lieu où inscrire dans la joie et la plénitude la pratique nouvelle des ferveurs retrouvées ». Il leur fallait comprendre que ce monde-sans-mort, ce monde transfiguré, était imminent, que toutes les nations marchaient sans le savoir encore vers le Dieu d’Israël.
Les jeunes juifs sépharades déracinés en Occident n’avaient pas le choix ; ils ne pouvaient s’installer dans le nihilisme, ils s’en étaient évadés. Les plus audacieux de ces déracinés, dispersés au quatre coins du monde, avaient compris que le temps de la Seconde Alliance était là, que l’Appel devait être proclamé sur les ruines du vieux monde. En Israël même, les Juifs ashkénazes se trouvaient enfermés dans les contradictions de son expérience parmi les nations. Les Juifs sépharades d’Israël, dominés par les Juifs ashkénazes aliénés à l’Occident, se voyaient contraints à participer à l’édification d’une société calquée sur l’Occident capitaliste. Le Juif ashkénaze Menahem Begin obsédé par le passé juif et l’identité juive activait la méfiance juive. Cette méfiance était certes légitime mais il en oubliait la générosité juive, la justice juive, l’altérité juive. Pris par leurs contradictions, les Ashkénazes anémiaient l’être et le projet juifs et ce faisant confinaient leurs frères sépharades aux tâches subalternes. Il fallait que les Sépharades se saisissent de leur rêve et l’activent. L’être juif s’enfonçait dans un mini-Occident qui le banalisait. Certes, les Sépharades avaient bien des défauts et bien des faiblesses et il y avait parmi eux quelques canailles, mais ils étaient porteurs d’une intuition nourrie par leur périple en Orient, porteurs de qualités comme l’hospitalité et la générosité. Les Ashkénazes se retrouvaient aussi déracinés que leurs frères sépharades en Occident, un déracinement qui avait « presque complètement évacué d’eux le nihilisme auquel le sionisme était lié puisqu’il était partiellement édifié à partir de l’intuition occidentale et nihiliste de l’Être et de l’histoire ». Pourtant, il suffisait d’un rien pour que les Juifs sépharades d’Israël libèrent leurs énergies et, portés par l’héritage prophétique, qu’ils aident Israël à retrouver la clé historique de l’être juif qui est ouverture à l’altérité, à faire passer le monde et Israël dans l’ère de l’après-nihilisme, dans l’ère post-paulinienne, et à initier l’ère de la Seconde Alliance au nom de tout Israël afin de parvenir à l’insurrection contre le vieux monde, le monde-sans-mort. (Je rappelle que ce livre est le premier livre de Bernard Chouraqui et qu’il a été publié en 1979 ; et que je ne fais que rendre compte aussi scrupuleusement que possible de la pensée de l’auteur).
Ce monde-sans-mort ne peut être sans la justice ; la moindre injustice le réduit en poussière. Israël ne pouvait répandre le malheur et tolérer le malheur dans ses frontières. L’intuition prophétique devait conjointement saisir Ashkénazes et Sépharades pour illuminer le monde. Revenir à l’arbre de la vie après avoir recraché la pomme, soit le fruit maudit de l’arbre de la science du Bien et du Mal, du Savoir logique des savants et des philosophes, édificateurs d’institutions sociales, véritables vampires. Une colère venue d’Israël devait secouer le vieux monde, initier l’insurrection joyeuse, faire accéder à la Judéité profonde que recèle tout homme. Dans cette entreprise les Juifs sépharades tiendront un rôle central puisqu’ils détiennent les clés de l’après-nihilisme pour la construction du Troisième Temple et, avec elle, celle de la Seconde Alliance. Faire volte-face, en finir avec l’envoûtement…
Olivier Ypsilantis
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