Il y a quelques années, j’ai découvert le document suivant que j’ai mis en ligne sur ce blog même dans un article intitulé « Carnet 1 » :
http://zakhor-online.com/?p=5180
Dans ce document tourné le 6 mars 1945, à peu de distance de la cathédrale de Köln, un M-26 Pershing du 32nd Armored Regiment (de la 3rd Armored Division) détruit un Panther Ausf.A de la 9.Panzerdivision. Mais le but de cet article n’est pas de souligner l’importance de ce nouveau blindé de l’US Army, exceptionnel à bien des égards, il est tout autre.
Mars 1945, des fantassins américains dans les ruines de Köln.
Avant d’en venir à cette réponse à une question (question qui me sollicitait régulièrement sans que je comprenne pourquoi et réponse qui me fut donnée inopinément), je dois au lecteur quelques précisions sur ce que nous montre la caméra du Sgt. Jim Bates, cameraman au U.S. Signal Corps, dans le document suivant :
https://www.youtube.com/watch?v=GkUnMhD2qTY
En simplifiant, et dans l’espoir de ne commettre aucune erreur. Nous sommes aux abords de la cathédrale de Köln dont la silhouette est omniprésente dans les perspectives de décombres. Deux Sherman sont positionnés dans la Komöndienstraße, obstruée par des ruines. Un obus puis un deuxième touchent l’un des Sherman — voir le document ci-dessus où le chef de char s’extrait de la tourelle avec une jambe en moins. Ces coups au but ont été tirés par un Panther positionné sur le parvis de la cathédrale. Dans une rue voisine avance une unité américaine qui est avertie par radio de ce qui vient d’arriver. Elle reçoit l’ordre d’intervenir avec ses M-26 Pershing, un char capable d’affronter les plus puissants chars allemands, un char très supérieur au Sherman donc.
Jim Bates : « A Tank Commander named Robert Early went on foot to investigate. I asked to go along and we went on the mezzanine of a building and saw the tank. He told me to stay there and he would come back in his tank and try to put the German tank out of commission and I could photograph it ». Jim Bates va filmer la destruction du Panther par un Pershing. Quelque cent dix mètres séparent les deux blindés. Le Pershing tire trois obus perforants de 90mm qui tous font mouche. Le Panther prend feu et finit par exploser. Cette scène est l’une des plus emblématiques de la Seconde Guerre mondiale. Aucun duel de blindés n’a été filmé avec une telle précision et, surtout, avec une telle charge humaine ; car c’est bien l’homme qui apparaît dans cette séquence, plus que ces masses d’acier : les membres de l’équipage allemand touchés par le Pershing, les membres de l’équipage américain touchés par le Panther, ces civils, ces cadavres de civils et… cette jeune femme qui semble dormir d’un sommeil calme.
Le Panther touché par un Pershing. Un membre de l’équipage tente de s’extraire de la tourelle.
Et j’en viens au sujet même de cet article, à cette réponse trouvée en ligne, hier, 27 août 2016. Ceux qui ont visionné le document de Jim Bates, ci-dessus, auront été à coup sûr intrigués — profondément intrigués — par cette séquence qui montre une jeune femme endormie — blessée ou morte ? — dans une rue de Köln et secourue par des soldats américains. Le visage de cette jeune femme m’est souvent revenu et avec lui bien des questions. Car, enfin, que faisait-elle dans ces rues du centre de Köln hachées et défoncées par les balles et les obus ? Et qui était-elle ? Ces questions me revenaient assez souvent, et à l’improviste, au réveil ou sous la douche, dans la rue ou chez un commerçant… Que faisait donc cette voiture circulant entre deux tanks employés à se détruire ?
Une fois encore, j’ai visionné il y a peu ce document dans lequel semblent s’intercaler des séquences rapportées selon la technique du copier-coller. Et les questions se sont ruées, parmi lesquelles : Que fait cet homme (un civil en chapeau me semble-t-il) qui marche comme à la promenade alors que les balles claquent sous ses talons ? Que fait cette voiture civile qui circule elle aussi comme à la promenade ? Que fait cette jeune femme couchée à côté d’une voiture — celle qui circulait juste auparavant ? — et autour de laquelle des infirmiers américains s’affairent : on lui prend le pouls, on ouvre son col, probablement pour faciliter la respiration (ce qui me laisse supposer qu’elle est encore en vie), avant de la recouvrir d’un manteau) ? A-t-elle survécu ? Bref, les questions à son sujet ne cessaient de me solliciter.
Mais hier soir donc, alors que j’étais occupé à une toute autre recherche, une vidéo placée sur la droite de l’écran attira mon attention ; je pus lire : Battle of Cologne 1945. A young woman between the… Et sur l’image, je reconnus le visage de celle qui m’interrogeait et au-dessus de laquelle se penchaient des infirmiers américains.
Ces réponses, je les dois à un journaliste allemand originaire de Köln, Hermann Rheindorf. Qu’il en soit remercié. Hermann Rheindorf a mené une recherche méthodique (principalement en 2006/07) à partir d’archives tant américaines qu’allemandes ainsi que de témoignages de survivants des deux côtés. Le passage en question s’inscrit dans un documentaire d’une durée de 170 mn, intitulé dans sa version anglaise « March 1945. Duel at the cathedral – U.S. troops battle for Cologne & the Rhine » (titre allemand « Köln 1945 – Nahaufnahmen: Was Sie und der Rest der Welt nicht wissen »)
http://railtrailsvideo.weebly.com/march-1945.html
Un Sherman touché par un Panther positionné sur le parvis de la cathédrale de Köln. On distingue à l’arrière du blindé américain le chef de char, Karl E. Kellner, qui, jambe arrachée, tente de fuir son blindé en feu. Il mourra peu après de sa blessure.
Ci-joint, un passage de cette longue enquête menée par Hermann Rheindorf. Des survivants des deux côtés témoignent :
https://www.youtube.com/watch?v=eYkqUG8DLIA
Enfin, deux vidéos, la première en anglais, la seconde en allemand, où il est question de cette jeune femme avec réponses à mes questions :
https://www.youtube.com/watch?v=FFU4q2KkVmA
https://www.youtube.com/watch?v=GUDT9flAOpA&feature=youtu.be
Hermann Rheindorf interroge la mémoire du canonnier du Panther (Gustav Schäfer) et du Pershing (Clarence Smoyer) entre les tirs desquels la voiture civile s’est trouvée prise. J’apprends que cette voiture est une Opel P4, qu’elle est conduite par un épicier, quarante ans, Hans Delling. Il est accompagné de son employée, Katharina Esser, vingt-sept ans. Blessée, et alors que son patron vient d’être tué d’une balle en pleine tête, elle se laisse tomber sur le trottoir après avoir ouvert la portière. C’est elle ! Tout en visionnant ce document, je me laisse aller à penser qu’elle a été sauvée après avoir été soignée dans un hôpital de campagne (field hospital) américain et qu’elle est même peut-être encore en vie… Clarence Smoyer l’Américain et Gustav Schäfer l’Allemand qui ont quatre-vingts ans passés lorsque Hermann Rheindorf les interroge pensent avoir touché l’Opel P4 de leurs tirs. Ils regrettent tout en insistant sur le chaos général et la tension des équipages, sur la mauvaise visibilité , et on peut les croire.
Je me suis souvent interrogé sur cette femme comme endormie dans le fracas des combats. Ce visage semblait venir d’ailleurs, d’un avant qui n’avait jamais connu la guerre. J’éprouvais le besoin de mettre un nom sur ce visage, à la manière d’un enquêteur. La réponse est arrivée hier. J’ai cru durant quelques instants qu’elle avait survécu à la guerre, son nom ne figurant sur aucune croix et, surtout, sur aucun registre d’inhumation.
Mes espoirs allaient vite être réduits à rien. Hermann Rheindorf nous révèle ce qui suit. Alors que le secteur semble sécurisé et que la jeune femme repose sur le trottoir dans l’attente d’être évacuée, couchée sur le côté, sous une capote militaire, une unité anti-chars de la Wehrmacht contre-attaque. Les combats reprennent et un char américain finit par rouler sur le corps de la jeune femme. Il n’en reste presque rien, d’où le silence des registres… Une résidente de la Christophstraße a décrit la scène, le 16 janvier 1946, dans une lettre détaillée remise à la police de Köln.
Christophstraße. Progression de l’infanterie américaine. Katharina Esser, couchée sur le trottoir, à côté de l’Opel P4, attend d’être évacuée.
Olivier Ypsilantis