‟Peut-être — effrayante hypothèse — les juges-pénitents sont-ils incapables de condamner la croyance scientiste dans la lutte des races et la survie du plus apte autrement qu’en actualisant ou qu’en recyclant saint Paul, c’est-à-dire le grief fait à la postérité d’Abraham de se crisper sur ses prérogatives dynastiques et de s’en tenir aux liens du sang quand on lui propose l’union des cœurs.” Alain Finkielkraut
En lisant ‟The Secret Passion of the New Antisemitism”, un article d’Assaf Sagiv, rédacteur en chef depuis 2007 de la revue ‟Azure – Ideas for the Jewish Nation”, revue fondée en 1996 et publiée par ‟The Shalem Center” (Jérusalem), en anglais et en hébreu.
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La haine du Juif s’est élaborée à partir de paradigmes inhérents à certaines sociétés qui opposaient l’universalité (leur prétention à l’universalité) au particularisme juif. Elle a commencé à se structurer au cours de la période hellénistique, dans l’aire conquise par Alexandre le Grand. La grécité (Greekness) y était exaltée comme mode de vie et de pensée. Dans ‟Judaism from the Greek Perspective and the Emergence of the Modern Hellenistic Jew”, Yaacov Shavit écrit : ‟Hellenism had a sense of cultural mission and its culture was disseminated not only as the fruit of unavoidable contacts between various segments of the population, but as part of a deliberate policy. Hellenism was an assimilationist civilization with a cosmopolitan dimension, a-national and a-ethnic. It saw in «culture» a platform for human partnership, and not in «race» or «religion»”.
L’opposition entre l’hellénisme et le judaïsme était inévitable ; il promettait d’être lourd de conséquences. Des affrontements eurent lieu sur la terre d’Israël et dans des villes comme Alexandrie. Des écrits ouvertement anti-juifs virent le jour. Ce sont les premiers dans le genre, les premiers d’une très longue série. Leurs auteurs, des lettrés hellénistiques : Manetho, Diodorus Siculus, Lysimachus et Apion, le plus connu de tous.
Manetho affirmait que les Juifs ne s’étaient pas enfuis d’Égypte à l’occasion d’une révolte contre Pharaon, mais qu’ils en avaient été chassés parce que considérés comme néfastes pour la société égyptienne. Il affirmait même que les Juifs constituaient une menace pour toutes les autres civilisations. L’Égypte des Ptolémées considérait les Hittites (une menace pourtant directe) comme moins dangereux que les Juifs, une menace jugée fondamentale et à nulle autre pareille. Bref, selon Manetho, les sociétés devaient se protéger des Juifs, en commençant par les envoyer dans le désert ou en les exterminant si cette mesure s’avérait insuffisante. Plus j’étudie ces anti-juifs (je n’ose dire antisémites) des époques hellénistiques plus je me dis que la hargne et la haine de Simone Weil à l’égard des Juifs et du judaïsme boit à cette source, à la source grecque. Il faut lire et relire ce texte central, ‟Israël et les Gentils” dans ‟Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu” (Éditions Gallimard, Collection ‟Espoir”). C’est un texte atroce, atroce parce qu’injuste, qui reprend tous les poncifs anti-juifs hellénistiques.
Antiochus VII, tétradrachme, Antioche, 138-129 av. J.-C.
L’historien Diodorus Siculus jugeait que les Juifs étaient condescendants et qu’ils s’adonnaient à l’usure à des taux excessifs, d’où la triste condition des Gentils durant des siècles, etc., etc. Je n’insisterai pas. Nombre de poncifs anti-juifs ont été élaborés bien avant le christianisme par des intellectuels de l’époque hellénistique. Selon cet historien, l’attitude détestable des Juifs envers les autres est à l’origine du siège de Jérusalem (en 135-134 avant J.-C.) conduit par le souverain séleucide Antiochus VII. Ses conseillers l’avait incité à en chasser les Juifs accusés de vouloir se couper du reste de l’humanité. Ils lui avaient assuré que ces derniers avaient été expulsés d’Égypte, détestés de tous parce que détestant tout le monde… Bref, les Juifs étaient responsables de leurs propres malheurs et n’avaient qu’à s’en prendre à eux-mêmes.
Lysimachus est l’un des propagateurs d’une version anti-juive de l’Exode, version probablement élaborée à partir d’autres sources que celles de Manetho. Et Apion ? En lien un article de la Jewish Encyclopedia :
http://www.jewishencyclopedia.com/articles/1641-apion
L’Exode (la sortie d’Égypte) et ses réécritures au cours de la période hellénistique me semblent un point névralgique dans l’étude de la formation de l’antisémitisme. Le christianisme n’aurait-il pas été contaminé par cette ambiance ?
Un autre paradigme en compétition avec le judaïsme est personnifié par le Juif hellénisé Saul de Tarse, Paul. La théologie paulienne s’est employée à faire glisser l’élection divine, Israël selon la chair vers Israël selon l’esprit (voir l’Épître de Saint Paul apôtre aux Galates 3 : 26-29), soit tous ceux qui reconnaissaient en Jésus le Messie : ‟Car vous êtes tous fils de Dieu par la foi en Jésus-Christ ; vous tous, qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. Et si vous êtes à Christ, vous êtes donc la postérité d’Abraham, héritiers selon la promesse.” Sans vouloir dénoncer la foi chrétienne, je me demande une fois encore si le Juif Paul de Tarse — Saint Paul, l’un des piliers de l’Église — n’a pas été l’auteur de l’un des plus formidables coups de force de l’histoire, un coup de force conduit par un Juif contre le judaïsme. Saul de Tarse était-il pleinement conscient de la gigantesque dynamique qu’il mettait ainsi en marche ? Une dynamique qui fit que les Juifs — sa famille — se retrouvèrent peu à peu relégués par une bonne partie de l’humanité au rôle de témoins de la véracité du ‟Nouveau Testament” ; une fois encore, je fais usage d’une désignation qui me dérange : je lui préfère celle de ‟Second Testament”.
Les Juifs n’allaient pas tarder à être considérés comme d’intéressantes pièces archéologiques mais aussi comme des entêtés à convertir, tantôt par la force tantôt par la persuasion. Ce n’est pas tout. Selon certains, parmi lesquels saint Augustin, leurs malheurs étaient la preuve de leur erreur à ne pas reconnaître le Messie en la personne de Jésus. Plus je lis saint Augustin, plus je comprends la pensée distordue de George Steiner concernant les Juifs. Saint Augustin est un penseur admirable (voir ses réflexions sur la mémoire et le temps), sauf lorsqu’il pérore sur les Juifs. Il est vrai qu’il faut replacer l’homme dans son époque, celle qui vit les débuts du christianisme, à cheval entre le IVeet le Ve siècle, une époque qui suivait de peu la naissance de l’Église de l’Empire romain — en 324-325, avec l’empereur Constantin 1er. Les Romains avaient massacré et dispersé les Juifs. Les chrétiens (à l’exemple de saint Augustin) verront dans leurs malheurs la preuve vivante de la véracité du message chrétien. Et le serpent commencera à se mordre la queue…
(à suivre)