Arbèles (1er octobre 331 av. J.-C.)
Le lecteur trouvera ci-joint une présentation très simplifiée de la bataille d’Arbèles, une bataille que j’ai choisi d’évoquer pour une raison très simple : elle exerce sur moi une véritable fascination, comme tout le personnage d’Alexandre le Grand ; elle est aussi celle que j’ai étudiée avec le plus d’attention.
Arbèles, c’est l’estocade donnée par les Macédoniens d’Alexandre aux Perses de Darius III. Cette bataille consacre la supériorité d’une armée d’élite sur une armée de masse, d’une armée homogène sur une armée hétérogène. Elle consacre la phalange, un nouveau concept tactique qui régira non seulement nombre de batailles de l’Antiquité mais aussi des époques modernes, des Confédérés (suisses) au Tercio (espagnol) qui domineront durablement les champs de bataille d’Europe. Ils descendent en ligne directe de la phalange macédonienne.
L’idée d’armer des hommes de la sarisse (une lance de près de six mètres de long) et de les constituer en phalanges revient au père d’Alexandre, Philippe II. La phalange, soit 4096 hoplites disposés suivant des files d’une profondeur de seize hommes qui portent un bouclier rond suspendu au cou. Leur sarisse est tenue de telle manière que du sixième rang qu’elle dépasse d’un mètre les hoplites placés en première ligne. Cet ensemble hérissé évolue selon la tactique tournante conçue par Épaminondas (Ἐπαμεινώνδας), l’un des tacticiens les plus novateurs de l’Antiquité. Parmi ses concepts inédits : concentrer ses meilleurs éléments sur une aile afin d’en finir avec l’attaque frontale et favoriser l’attaque latérale.
Pour parer à ce danger, la phalange macédonienne va protéger ses flancs avec des peltastes thraces flanqués d’archers crétois, eux-mêmes flanqués de frondeurs rhodiens, etc. Philippe II accorde également une grande attention à la cavalerie dont l’escadron constitue la base. Il est commandé par un ilarque et est divisé en quatre tétrarchies, chacune comprenant quarante-neuf hommes commandés par un tétrarche. Au combat, la cavalerie s’articule suivant une idée de Philippe II qui, une fois encore, s’inspire d’Épaminondas : elle dessine un triangle dont la base est formée de treize cavaliers, dont trois sous-officiers — deux placés aux angles et un placé au milieu. A la pointe de ce triangle, l’officier, l’ilarque. La fine fleur de la cavalerie : l’aristocratie, les hétaïroi (ἑταῖροι) ou « Compagnons », soit quatre escadrons. L’entraînement de l’ensemble de l’armée est poussé au maximum. Il est en partie assuré par les moyens financiers dont dispose Philippe II, grâce notamment aux mines d’or du Pangée.
Je vais m’efforcer d’être bref en commençant par ne pas m’attarder sur la mise au pas des cités grecques à Chéronée où Alexandre qui commande la cavalerie écrase les Thébains et les Athéniens et s’affirme définitivement comme un grand soldat. Suite à cette victoire, Philippe II convoque à Corinthe les cités grecques (hormis Sparte) et les regroupe en une fédération, la Ligue de Corinthe. Il est acclamé chef suprême (ἡγεμών) pour la libération de l’Asie grecque. La mansuétude dont il fait preuve envers les vaincus explique en grande partie l’enthousiasme des cités grecques. Ainsi, plutôt que d’appliquer l’impitoyable loi du vainqueur, Philippe II libère les deux mille captifs athéniens à la condition qu’Athènes abandonne ses possessions en Chalcidique et en Thrace et renonce à sa ligue maritime. Au cour de l’été 336 av. J.-C., Philippe II est assassiné. Son fils Alexandre prend le pouvoir.
Je passe également sur la composition des deux armées qui vont s’affronter à Arbèles. Simplement : les Grecs alignent environ quarante mille fantassins et sept mille cavaliers ; les Perses (dont le nombre a souvent été exagéré) alignent environ deux cent mille fantassins et quarante mille cavaliers (dont les redoutables cavaliers bactriens et scythes), soit respectivement un rapport de un à cinq pour l’infanterie et de un à presque six pour la cavalerie, une nette infériorité numérique que les Grecs compensent par la discipline, la cohésion, l’entraînement mais aussi par un équipement très supérieur à celui des Perses.
Au printemps 334 av. J.-C., l’armée grecque franchit l’Hellespont. Elle s’aventure dans une expédition qui va durer onze années au cours desquelles Alexandre restaurera à son profit l’empire qu’avaient constitué Cyrus le Grand et Darius Ier. Victoires grecques, au Granique puis à Issos. L’armée grecque avance toujours plus vers l’est, dans un pays dévasté. En effet, sur les conseils d’officiers mercenaires grecs, Darius a ordonné que soit appliquée la politique de la terre brûlée. L’armée grecque avance vers le Tigre, vers le lieu-dit de Gaugamèles, à quelques kilomètres du village d’Arbèles où Darius a installé son quartier général. Darius et ses généraux ont choisi cette immense plaine pour affronter Alexandre afin de permette à l’ensemble de leur cavalerie de se déployer. Ils ont fait niveler et nettoyer le terrain pour faciliter les mouvements de leurs troupes dont celui des chars à faux considérés par Darius comme son arme suprême.
Avant de faire passer le Tigre à son armée, Alexandre la met au repos durant quatre jours. Les Perses ont négligé de surveiller ce fleuve au gué profond et au courant très rapide. Le passage est pénible, et de nombreuses parts de butin sont perdues. Le découragement gagne les rangs grecs ; mais l’aigle qui survolait l’armée reparaît et avec lui l’allant et la détermination qui se propagent à toute l’armée. Lorsqu’une troupe de cavaliers perses contre-attaque, il est trop tard. Les Grecs ont pris pied sur la rive est du Tigre. Alexandre veut passer à l’attaque sans tarder. Parménion (Παρμενίων), le vieux général qui a servi Philippe II, lui conseille la prudence. Alexandre met l’avis de Parménion en délibération ; l’avis de ce dernier est retenu.
On établit un camp fortifié. Alexandre parcourt le terrain du futur champ de bataille et l’étudie en tacticien. Il sait par un transfuge grec que Darius n’envisage pas l’offensive ; il attend Alexandre dans la plaine de Gaugamèles. La nuit tombe et… la pleine lune qui vient de se lever se met à pâlir, devient rouge sang avant de s’obscurcir. C’est une éclipse. L’épouvante gagne les rangs grecs, la sédition menace. Les hommes veulent retraverser le Tigre. Alexandre convoque les chefs de l’armée et les devins, à commencer par Aristandre, son devin officiel. Des mages égyptiens qui connaissent de longue date ce phénomène s’efforcent de l’expliquer ; et pour mieux se faire comprendre de soldats parfaitement ignorants de la question, ils déclarent que le soleil et la lune s’affrontent périodiquement. Aristandre ajoute aussitôt que le soleil est l’emblème des Grecs (Apollon) et la lune celui des Perses et que, considérant ce qui se passe, on peut affirmer que « le soleil grec avalera la lune perse… » On propage la nouvelle, l’armée se rassure. Les Perses ne sont pas moins effrayés que les Grecs. On les rassure en faisant circuler ce slogan en une vingtaine de langues : « Ne craignez rien, vous êtes quinze contre un ».
Alexandre se retire sous sa tente. Parménion le rejoint pour un ultime entretien. Il signale au jeune roi que si à la bataille d’Issos (1er novembre 333 av. J.-C.) les défilés cachaient l’immensité de l’armée perse, il n’en serait pas de même à Gaugamèles. Toute l’armée ennemi apparaissant au premier coup d’œil plongerait dans l’angoisse jusqu’aux plus valeureux. Aussi lui conseille-t-il d’attaquer de nuit, un avis qu’Alexandre repousse catégoriquement, jugeant que la victoire ne peut lui revenir de la sorte : ce serait une victoire volée.
Tôt le lendemain la marche d’approche commence. Alors qu’il est à un peu plus de cinq mille mètres des Perses et que son armée commence à descendre les pentes des collines, Alexandre lui fait faire halte, l’organise et, accompagné de l’infanterie légère et de la cavalerie des Compagnons, il procède à une reconnaissance exhaustive du terrain sur lequel il va opérer. A son retour, il convoque ses généraux et leur rappelle que de cette bataille dépend le sort de l’Asie, contrairement à d’autres batailles qu’ils ont eu à livrer.
Les Grecs qui se sont entourés de protections se reposent. Les Perses quant à eux restent éveillés toute la nuit, en formation de combat. Ils ne se sont entourés d’aucune protection et redoutent une attaque nocturne. C’est l’un des points qui expliquent la victoire grecque : l’armée de Darius va combattre après une nuit d’insomnie et d’anxiété.
Le soleil commence à se lever sur la plaine de Gaugamèles. Face à l’immense armée perse, Alexandre a un moment d’hésitation : il sait qu’en cas de défaite toute retraite est impossible dans ce pays sans ressources. La brume s’est dissipée et l’aigle paraît au-dessus d’Alexandre et son armée. Une clameur immense s’élève de l’armée grecque. Aristandre parcourt les lignes tout en désignant l’aigle. Les soldats grecs trépignent. Alexandre leur donne l’ordre de rester sur les hauteurs. Il a revêtu une cuirasse, précaution rare chez lui. Ses hommes remarquent son calme et y lisent le présage de la victoire. Son armée risquant l’encerclement (considérant la disproportion numérique entre Grecs et Perses), Alexandre pense son ordre de bataille de manière à opposer un front continu. Ainsi les troupes placées à l’arrière sont-elles constituées d’infanterie légère susceptible de se déplacer rapidement et dans toutes les directions. Il garde plusieurs corps en réserve afin de pouvoir les engager là où nécessaire. Les bagages et les prisonniers sont laissés sous la garde d’un petit contingent de Thraces, dans l’enceinte du camp. Alexandre prend le commandement de l’aile droite, Parménion celui de l’aile gauche. Quant aux chars à faux que Darius considère comme son arme suprême, Alexandre a demandé à ses soldats qu’ils ouvrent leurs rangs pour les laisser passer puis les neutraliser sans peine.
Afin de ne pas surcharger le présent article et lui garder une certaine fluidité, je passe sur l’ordre de bataille des belligérants. Pour les passionnés, je signale qu’Arrien (Ἀρριανός) en donne une description dans « L’Anabase » (ἀνάϐασις ou « Expédition d’Alexandre »), au Livre III, chapitre II. Arrien était surnommé le nouveau Xénophon, ce qui reste un gage de sérieux. Concernant l’ordre de bataille perse, précisons simplement que Darius et les Perses de sa suite sont encadrés et protégés par des mercenaires grecs qui font ainsi face à la phalange, eux seuls étant jugés capables de l’affronter avec quelque chance de succès.
Alors qu’Alexandre commence à chevaucher contre l’ennemi, un déserteur perse l’avertit que Darius a fait poser des chausse-trappes aux endroits où la cavalerie grecque risque de charger. Après délibération avec ses généraux, il part en oblique vers l’aile gauche perse. Alexandre appuie donc sur sa droite. Les Perses qui voient le danger s’efforcent d’envelopper ce mouvement. Darius est inquiet ; il craint qu’Alexandre ne s’engage sur un terrain qui n’a pas été nivelé et nettoyé et sur lequel ses chars à faux ne pourront s’élancer. Afin d’empêcher ce débordement sur sa gauche, Darius lance sa cavalerie scythe et bactrienne, ce qui met Alexandre sur la défensive, Alexandre qui dans l’espoir de reprendre l’initiative ordonne à sa cavalerie mercenaire de charger — nous sommes toujours sur l’aile droite grecque, l’aile gauche perse donc. La contre-attaque d’Alexandre échoue, cette unité ne disposant que de quatre cents cavaliers. Il parvient toutefois à stabiliser la situation en engageant des éclaireurs (πρόδρομοι) et la cavalerie péonienne flanqués par une infanterie constituée de mercenaires vétérans. Bessus, le satrape de Bactriane (le futur assassin de Darius), jette dans la mêlée (nous sommes toujours sur l’aide gauche perse, l’aile droite grecque donc) le reste de la cavalerie bactrienne, soit environ huit mille hommes. Les Grecs qui se trouvent en forte infériorité numérique ont de lourdes pertes. Pourtant, leurs escadrons vont parvenir à disloquer les formations des Scythes et des Bactriens.
Darius envoie ses chars à faux placés sur son aile gauche, une cinquantaine. Inefficacité totale. Ils sont criblés de traits avant d’atteindre les rangs grecs. Ceux qui ont réussi à passer voient les rangs grecs s’ouvrir et leur livrer passage ; ils sont immédiatement neutralisés. Darius décide d’engager sa droite pour contourner la gauche de l’adversaire. Pendant ce temps, Alexandre ordonne aux éclaireurs de charger l’ennemi qui chevauche sur son flanc droit tandis qu’il poursuit sa chevauchée en colonne le long de l’aile gauche perse. Les Scythes, les Bactiens et autres unités de l’aile gauche perse sont étrillés. La cavalerie perse se porte à leur secours mais ce faisant elle ouvre des brèches. Alexandre qui chevauche parallèlement au front perse remarque la faute. Il s’arrête, fait adopter la formation en coin et se rue dans l’une d’elles, en oblique. La phalange et le reste de la cavalerie chargent alors de front. La phalange est l’enclume, Alexandre et ses cavaliers sont le marteau. Ce mouvement de la cavalerie conduit par Alexandre est protégé par les peltastes qui courent derrière les cavaliers, sur leur droite, et qui par leurs tirs de harcèlement (javelots, flèches, jets de frondes) gênent la réaction perse.
Darius est isolé. Un javelot le manque de peu et tue son cocher. Effrayé, Darius abandonne son char et enfourche un cheval, suivi par quelques fidèles. Une clameur s’élève. Les Perses croient que leur souverain a été tué. Débandade de la cavalerie perse sur l’aile gauche perse. Mais au centre grec, une brèche s’est formée, ce qu’expliquent la vitesse à laquelle manœuvrent les unités grecques mais aussi la formation en coin de l’aile droite grecque. Dans cette brèche s’engouffre un régiment de cavalerie indienne et perse provenant du centre perse en voie de désintégration. Il pousse jusqu’à l’emplacement où se trouvent les bêtes de somme, les prisonniers et les bagages. Les troupes constituant le corps de réserve placé en seconde ligne font volte-face, tombent sur l’arrière des intrus, les massacrent ou les mettent en déroute.
Pendant ce temps, l’aile gauche grecque placée sous le commandement de Parménion se défend contre une attaque frontale et une tentative d’encerclement. Ce dernier envoie des cavaliers pour demander de l’aide à Alexandre lancé à la poursuite de Darius. Informé de la situation, Alexandre hésite puis fait volte-face et avec la cavalerie des Compagnons il galope vers l’aile droite perse. Enivrée par une victoire à présent presque certaine, la cavalerie des Compagnons arrive en désordre face à des escadrons rangés en profondeur et qui comptent parmi les meilleurs éléments de l’armée perse. La mêlée est indescriptible. Les Compagnons perdent une soixantaine des leurs. Mais, une fois encore, les Perses sont défaits et la nouvelle de la fuite de Darius se propageant, la défaite devient déroute. Les troupes de Parménion poursuivent les Perses, s’emparent du camp, des bagages et des éléphants. Et Alexandre se lance à nouveau à la poursuite de Darius.
Arrien a probablement exagéré les pertes des Perses lorsqu’il évoque trois cent mille tués. Elles n’en ont pas moins été considérables : quatre-vingt mille tués et cent cinquante mille blessés et prisonniers pour quatre mille tués et blessés côté grec où les Compagnons ont encaissé le plus gros choc. Le sort de l’Empire achéménide est scellé. Darius sera assassiné en juin (ou juillet) 330 av. J.-C., Alexandre entrera triomphalement à Babylone, Suse et Persépolis. A Ecbatane, il sera salué comme Grand Roi et demi-dieu, l’Empire achéménide se reformera autour de sa personne. Il mourra à l’âge de trente-trois ans, victime du parasite de la malaria. Mais est-il bien mort de la malaria ?
La vidéo ci-jointe développe des points succinctement exposés ci-dessus. Malgré son côté péplum dans certaines de ses parties, c’est un documentaire exhaustif et d’une grande justesse où s’expriment un certains nombre d’experts militaires, un documentaire fascinant (durée env. 47 mn), riche en détails :
https://www.youtube.com/watch?v=1NYmiZvZocM
Le lien suivant propose une analyse très fouillée du film d’Oliver Stone, « Alexander » :
http://www.peplums.info/pep23.07.htm
Colin Farrell dans « Alexander » d’Oliver Stone (2004)
Olivier Ypsilantis
Passionnant et instructif comme toujours, surtout pour une béotienne telle que moi!
Hannah,
Ne vous sous-estimez pas et ne sous-estimez pas la Béotie et les Béotiens ! 🙂 La Béotie est le pays natal de Hésiode et de Plutarque pour ne citer qu’eux. Par ailleurs, c’est Thèbes, sa capitale, qui a vaincu (à Leuctres) la redoutable Sparte.