On a l’habitude de classer les types de gouvernement suivant les groupes qui exercent le pouvoir. Ainsi distingue-t-on : théocratie, monarchie, oligarchie, ploutocratie et démocratie, si nous nous en tenons à quelques types de base. Autre type de classification, plutôt sommaire : dictature et démocratie. Il existe pourtant une distinction plus fondamentale, soit celle d’une société dans laquelle « the king decrees » et celle du « the king and his council decrees ».
Quand des choix collectifs sont pris ad hoc si la situation l’exige, l’État compte sur sa propre force pour se faire obéir. Il peut par ailleurs compter sur le « self-denial », car il sait qu’avec le temps s’installe l’accoutumance aux règles que l’on avait commencé à repousser. L’État est attentif à ce phénomène.
Le monarque absolu sait accorder une Constitution (granting a constitution) à ses sujets dont il attend de la bonne volonté en échange d’une limitation de son pouvoir. – diminished arbitrariness. De fait, la Constitution est un marchandage explicite entre un monarque et un peuple, un gouvernant et des gouvernés, an explicitly negociated bargain destiné à confirmer l’obéissance politique. Le secret de cette affaire est de formuler la règle qui produit la règle (the rule-making rule) suivant laquelle l’État peut espérer atteindre le meilleur équilibre entre ce qu’il a préservé de son pouvoir et les objectifs espérés mais qui lui échappent car inconstitutionnels, soit atteindre the maximizing rule of rule-making. Le plus important élément de toute rule of rule-making est probablement la manière dont est présentée l’élaboration d’une rule – ce qui dans nos démocraties occidentales est désigné comme « representative democracy ».
Anthony de Jasay (1923-2019)
Anthony de Jasay pose la question : « What is the best rule of rule-making for a state ? ». La réponse à cette question ne peut être que limitée. Par « the best », nous sous-entendons ce qui serait le plus à même de maximaliser le pouvoir discrétionnaire de l’État, le pouvoir discrétionnaire qui permet de confirmer discrètement le pouvoir… Autrement dit, une Constitution qui rend le pouvoir vraiment gagnant est celle qui semble encadrer le gouvernement plus qu’elle ne le fait et qui importe plus aux gouvernés qu’au gouvernement. Ainsi une Constitution peut-elle garantir le habeas corpus et des concessions sur d’autres civil rights tout en maintenant la prééminence du choix collectif sur le patrimoine et les revenus des individus.
Nous pouvons nous interroger sérieusement sur la légitimité de la naissance des institutions. Les assemblées constituantes expriment des choix collectifs qui par elles cherchent à se justifier. Ce processus circulaire encourage probablement nombre de théoriciens politiques à propager cette fiction selon laquelle les Constitutions sont adoptées à l’unanimité, ou presque, non sur la base du choix collectif mais sur celle du choix individuel – « collective choice does not legitimize itself, but individual choice does so. »
Autre paradoxe. Il concerne la logique interne – ou la structure – de « the rule of rule-making », à savoir qu’un certain mécanisme quasi-légal fait que le renforcement des sanctions envers la règle repose sur celui qui l’a enfreinte (the rule breaker) : « The king has ruled that he (in his council) may decide all things except a certain thing. If he decides that thing, the king must punish the king. If the king fails to punish him, the king must punish the king, and so forth. »
La séparation des pouvoirs est réputée contrarier le fonctionnement de ce mécanisme. Il est toutefois regrettable que Montesquieu n’opère pas une distinction assez marquée quant à cette séparation des trois fonctions de base de l’État, soit le législatif / l’exécutif / le judiciaire, trois institutions distinctes qui défendent des intérêts distincts.
Afin de confirmer les décisions prises par lesdites institutions et les protéger, le pouvoir d’État doit les lier les unes aux autres – to match the separate functions –, soit unir ce qui est séparé afin d’éviter un état de guerre civile endémique. La séparation des pouvoir a certes rendu d’honorables services aux États-Unis d’Amérique et à la Constitution de ce pays. On peut toutefois se demander comment une telle séparation fonctionnerait si elle était vraiment respectée. On en arriverait à multiplier les wildy counterfactual cases. Nous devons donc nous montrer particulièrement sceptiques envers la logique de la rule of rule-making.
Dans bien des cas, les Constitutions semblent fonctionner essentiellement parce qu’elles ne sont pas testées, parce qu’elles n’ont pas été conçues pour être sévèrement testées, qu’elles ont été avant tout conçues pour éviter de provoquer de sérieux affrontements entre l’État et la société. Idéalement, les Constitutions ont été conçues pour sauvegarder la liberté. Plus exactement, les libertés qu’elles sauvegardent sont celles que les États sont fermement décidés à ôter à la compétence du choix collectif car ainsi font-ils un usage plus discret du pouvoir et maximalisent-ils le pouvoir discrétionnaire.
On peut noter que certaines limitations (curtailments) de la liberté ont un plus grand impact sur la vie de certains individus que sur celle d’autres individus. Il ne suffit pas de déclarer que « our freedom is shrinking by the day », nous devons définir lesquelles de nos libertés ont été réduites et, par ailleurs, il serait souhaitable que nous sachions évaluer aussi objectivement que possible son rétrécissement (shrinking). Voir l’interdiction de fumer dans les lieux publics. Elle affecte avant tout les fumeurs mais aussi les non-fumeurs qui jugent que cette interdiction pourrait créer un dangereux précédent.
La fiscalité sous toutes ses formes (infiniment variées et variables) est une manière, et non des moindres, de limiter la liberté des individus : « The shrinking, by various forms of taxation, of a vast array of freedom… », sachant que la plupart des États captent d’une manière ou d’une autre 50 à 55 % des P.I.B. nationaux.
Les États entreprennent implicitement de protéger la propriété des uns et des autres contre tous, sauf contre eux-mêmes, les États. La plupart des États reconnaissent l’inviolabilité de la propriété et rares sont ceux qui taxent la richesse. S’ils le font, c’est sur les successions (tax inheritance). Mais aucun État ne reconnaît l’inviolabilité de la propriété lorsqu’elle se présente sous la forme de revenus (in the form of income). Des partisans de cette étrange asymétrie entre le traitement du patrimoine (« treatment of wealth ») et le traitement du revenu (« treatment of income ») jugent que taxer les revenus ne revient pas à taxer la propriété. Et personne ne se préoccupe de justifier les nombreuses autres formes de taxation – avec un esprit de justice et non de parti pris. Personne ne remet en question leur légitimité (voir par exemple la T.V.A.) et les restrictions considérables qu’elles imposent aux libertés.
Le produit de cette fiscalité « revient » à la société sous la forme de biens et de services. Certes, l’argent ainsi pris par l’État à la société – aux individus – et dépensé correspond en partie à ce que les individus auraient choisi de dépenser pour eux-mêmes : santé, éducation, retraite, etc. Mais qu’en est-il des autres dépenses décidées par l’État ? Les individus ponctionnés les auraient orientées différemment s’ils en avaient eu le choix.
Quoi qu’il en soit, l’amoindrissement de la liberté (the shrinkage of freedom) dût à la fiscalité est massif. Dans nos États, 40 à 55 % de ce que produisent les individus est capté par un choix collectif qui n’a que faire des choix individuels. On peut certes affirmer que des libertés peuvent s’exercer sans support matériel ; mais on peut également affirmer que les libertés qui dépendent de facteurs matériels sont immensément importantes pour tous, riches et moins riches.
Depuis que les États existent, leurs dirigeants ont acheté l’appui d’une partie de la société, en commençant par une partie réduite, contraignant la majorité à payer pour la minorité ayant partie liée avec le pouvoir. Au fil des siècles, l’État va étendre et diversifier la base qui le soutient et le justifie : « The base on which states relied for support, using redistribution in the widest sense to obtain it, was progressively broadened ». L’État n’a cessé depuis qu’il existe de « using power to stay in power », en distribuant privilèges, profits et charges à des groupes sociaux. A cet effet, sa manière de procéder s’est affinée et, surtout, s’est faite discrètement de plus en plus discrète jusqu’à en venir à ce que nous expérimentons à présent, soit « the state’s ultima ratio, its discretionary power ».
Au début du XIXe siècle, et sous l’influence des Lumières, les principes égalitaires s’imposent peu à peu dans « the advanced countries’ rules of rule-making » pour donner le suffrage universel, soit imposer la volonté d’une majorité exprimée dans l’anonymat. Ce système favorise la formation de coalitions, plus susceptibles de remporter les élections et de gouverner, ce qui suppose des promesses et des marchandages. « Recall that the offer made to members of a potential coalition is redistributive – that is, that the winning coalition is to be rewarded out of resources taken from the losing coalition(s) ». Anthony de Jasay poursuit : « Note that a coalition greater than the simple majority can be beaten by one having merely a simple majority because the latter can dispose of the taxable resources of a larger losing minority ». Il nous expose ainsi, sans faire usage du mot, l’un des plus efficaces mécanismes de la démagogie, un mécanisme discret et sur lequel bien peu se penchent : la fiscalité et l’accession au pouvoir par la voie considérée comme la plus démocratique (suffrage universel), un pouvoir que le vainqueur des élections va s’efforcer de conserver par un mécanisme simple et discret, et toujours par la démagogie : le mécanisme redistributif par lequel le pouvoir (un gouvernement) cherche à se maintenir. Il s’agit de s’allier la moitié la moins riche, de l’acheter si je puis dire.
Anthony de Jasay nous dit que l’individu est d’une manière ou d’une autre soumis à des choix collectifs et qu’il tend à abdiquer sa liberté comme par inadvertance en échange de ce qu’Arnold Toynbee nomme la « security of maintenance ». Rares sont ceux qui refusent ce marchandage et cherchent la liberté dans une anarchie consciente et ordonnée – Ordered Anarchy. De son côté, l’État (personnalisé par le Gouvernement) cherche à maximaliser son pouvoir discrétionnaire, un pouvoir qu’il finit par gaspiller dans une compétition politique dont il est l’instigateur. Dans ce processus de redistribution, l’État s’amplifie tandis que la sphère des libertés rétrécit (shrinks). L’État finit par ne plus travailler qu’à sa survie et personne n’est vraiment satisfait de ce relatively pointless result. L’État est alors comme une entreprise qui dans un monde de compétition ne ferait plus de profit.
Olivier Ypsilantis