Il y a peu un article publié par le C.R.I.F. (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) et signé Gweltaz Caouissin m’a retenu, avec ce nom : Henri Roger Gougenot des Mousseaux, un nom que j’avais rencontré dans une bibliothèque poussiéreuse et qui sentait bon le vieux papier. J’y avais feuilleté l’un de ses livres, probablement le plus connu : « Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens ». Je l’avais oublié ou, tout au moins, rangé dans un coin de ma mémoire jusqu’à aujourd’hui. Il me revient, avec cet article en PDF du CRIF intitulé « Alfred Rosenberg et Henri Roger Gougenot des Mousseaux, ou l’alliance nationale-socialiste et catholique contre le judaïsme ? »
Symbole du christianisme positif
Par cet article, je découvre le nom de Gweltaz Caouissin de l’Université de Bretagne Occidentale et auteur de deux masters d’Histoire Contemporaine dont les titres m’ont d’emblée attiré, eux aussi : le premier des masters s’intitule : « Par la poésie, par la pensée et puis finalement par l’action. Alfred Rosenberg, philosophe, idéologue et politique (1893-1946) » ; le deuxième : « La Gegenrasse juive. Origines et élaboration d’un concept national-socialiste en Allemagne (1789-1945) »
Ce deuxième master se présente de la sorte (je reprends les propos de l’auteur en les allégeant) : Le concept de Gegenrasse, popularisé par Alfred Rosenberg dans « Le Mythe du XXe Siècle », a donné une dimension particulière à l’antisémitisme national-socialiste. Pourquoi ? Ce concept tire ses origines de la Révolution française et de la réaction intellectuelle qui l’a suivie au cours des XIXe et XXe siècles. De Richard Wagner à Alfred Rosenberg, cette idée tendait à faire du Juif un élément tantôt étranger tantôt ennemi, puis un élément étranger à l’humanité puisque déclassifié du tableau des races humaines au profit d’une nouvelle catégorie, la Gegenrasse. Plusieurs penseurs allemands du XIXe siècle ont pensé la situation des Juifs dans leur société. Richard Wagner, Paul de Lagarde et Houston Stewart Chamberlain jugeaient que les Juifs étaient des étrangers, sans patrie et parasites du peuple allemand. Richard Wagner (voir ses écrits) imposa l’idée d’un judaïsme incompatible avec l’Allemagne d’un point de vue artistique – alors que Paul de Lagarde limitait cette incompatibilité à la sphère religieuse. On connaît l’influence de Richard Wagner sur son parent Houston Stewart Chamberlain. Pour les premiers antisémites au programme politique clairement défini, tels Wilhelm Marr ou Theodor Fritsch, cette opposition radicale entre deux races ne faisait aucun doute. C’est sur cette base que naquit l’antisémitisme politique que reprendra à son compte le N.S.D.A.P. quelques années après.
Le concept de Gegenrasse sous-tend l’idéologie promue par Alfred Rosenberg qui considère invariablement le Juif comme l’absolu négatif de l’Aryen. Ainsi donne-t-il au racisme national-socialiste un caractère sans précédent : il ne hiérarchise plus les races, comme le fait le racisme traditionnel, il les oppose. La hiérarchisation des races implique la domination d’une race sur une autre tandis que l’opposition (radicale) entre races ouvre la voie à l’extermination. Ce rapport tout puissant chez les nazis et qui engage le substrat chrétien tout en le pervertissant conduit à une lutte sans merci, à une confrontation entre le Bien et le Mal et à la mise en œuvre de la volonté de destruction – d’éradication – du peuple juif.
Ci-joint, un article PDF signé Gweltaz Caouissin et intitulé « La Gegenrasse juive » :
https://www.auschwitz.be/images/_inedits/caouissin.pdf
Ce texte mis en lien me confirme dans ce que j’ai toujours pressenti : l’antisémitisme politique a un ancêtre religieux, l’antijudaïsme. L’antisémitisme est bien l’enfant de l’antijudaïsme mais il en diffère comme le fils diffère du père. Et cette différence s’explique pour l’essentiel par le passage du plan religieux au plan politique, à la sécularisation, une sécularisation imposée par la Révolution française, matrice de toutes les idéologies totalitaires. Par cette dénonciation, je ne cherche pas me présenter comme un défenseur de l’Ancien Régime ; mais, on l’aura compris, je ne suis pas confit en dévotion devant cette révolution. Je lui reconnais des mérites mais je la vois aussi comme étant à l’origine de bien des catastrophes, comme la matrice des idéologies totalitaires. Et dans la défiance que j’éprouve à son égard, je me sens autrement plus proche d’Edmund Burke (il faut lire « Reflections on the Revolution in France ») que du comte Joseph de Maistre dont je ne partage pas les fièvres tout en reconnaissant en lui un écrivain enivrant et un styliste hors pair.
Ce texte mis en lien s’ouvre sur cette considération à laquelle j’acquiesce puisque j’ai tenu à plusieurs reprises et au fil d’articles des propos similaires : « L’antisémitisme est un antijudaïsme sécularisé, car il est né de la modernité, intégrant d’anciennes croyances d’ordre théologique à de nouvelles préoccupations de nature politique. La Révolution française accéléra fortement cette sécularisation, et elle eut en effet, pour les Juifs, un retentissement particulier ». L’antisémitisme est un antijudaïsme sécularisé…
La Révolution française qui pour beaucoup constitue un horizon indépassable a entre autres choses fait muter l’antijudaïsme en antisémitisme. Elle a donné la clé des champs aux Juifs, si vous me permettez l’expression, mais aussi aux Chrétiens. Si le pamphlet « La France juive », sous-titré « Essai d’histoire contemporaine », d’Edouard Drumont est un classique encore volontiers cité, « Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens » de Henri Roger Gougenot des Mousseaux est bien oublié, et pourtant…
Gweltaz Caouissin nous avertit : « Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens » peut être considéré comme un classique de l’antijudaïsme « à ceci près qu’il vient se greffer à la fin d’une œuvre ésotérique, teintée de magie et de spiritisme, et se détache déjà du dogme ». Cette remarque est importante car de ce substrat ésotérique, l’un des idéologues majeurs du nazisme, Alfred Rosenberg, va extraire de noires énergies qui dépasseront, et de loin, l’antijudaïsme chrétien. Il fait même traduire cet écrit de Henri Roger Gougenot des Mousseaux sous le titre « Der Jude, das Judentum und die Verjudung den christlichen Völker ».
Mais comment cet antichrétien radical (parmi d’autres responsables nazis) que fut Alfred Rosenberg et ce défenseur radical du christianisme que fut Henri Roger Gougenot des Mousseaux se sont-ils rencontrés ? La Révolution française a été vue sans tarder comme le fruit d’un complot, d’un complot maçonnique plus précisément. Sur cet a priori se greffa le mythe de la conspiration juive, un mythe fortement activé par un antisémitisme de gauche (cet antisémitisme dont j’ai rendu compte dans une suite d’articles rédigée à partir du livre de Michel Dreyfus, « L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours »), cet antisémitisme qui associe Juif et Argent, et un antisémitisme de droite, plus médiatisé, qui voyait le Juif comme l’ennemi le plus dangereux (car le plus occulte) du Trône et de l’Autel – du Sabre et du Goupillon si vous préférez. L’idée d’une conspiration juive est antérieure aux tergiversations de Henri Roger Gougenot des Mousseaux mais c’est lui qui associera franc-maçonnerie et complot juif.
Henri Roger Gougenot des Mousseaux est l’un des fondateurs des théories conspirationnistes, toujours très actives, et aujourd’hui plus présentes à gauche qu’à droite. Avec les moyens ultra-perfectionnés et toujours plus perfectionnés mis à la disposition des masses ces théories s’enflent ; c’est un tsunami pourrait-on dire. Il est vrai qu’elles ne concernent plus que les Juifs même s’ils figurent toujours en bonne place – voire en première place – parmi les accusés de tous les maux du monde.
Henri Roger Gougenot des Mousseaux a donc juxtaposé antimaçonnisme et antisémitisme, une juxtaposition qui a conduit au conspirationnisme ; et son attirance pour l’occultisme et le spiritisme a servi de liant à une décoction qu’ils sont nombreux à savourer. Henri Roger Gougenot des Mousseaux envisage le Juif universel (apatride et talmudique) comme le terme d’un binôme dont l’autre terme est le franc-maçon.
L’antimaçonnisme est inexplicable sans le mouvement de sécularisation. Du paradigme théologique au paradigme anthropologique. Verweltlichung, un mouvement inauguré par Luther en 1517 et dirigé contre Rome. L’association Juif / franc-maçon pose ce premier en maître occulte du monde, une association rendue possible, selon Henri Roger Gougenot des Mousseaux, par le fait que la franc-maçonnerie est issue de la Cabale. L’affaire est ainsi bouclée : le Juif est partout et depuis toujours. Il est envisagé comme un cosmopolite alors qu’il ne l’est pas, nous dit-il, puisqu’il réduit le Juif au Pharisien qui ne cesse de recourir à la tradition. Spécificité de son jugement, les Juifs sont irréligieux voire athées car le Talmud et les rabbins font écran à la religion transmise par Abraham et Moïse par Dieu. Il estime que le Talmud n’est qu’un bréviaire de la haine, un outil destiné à la domination du monde, chrétien en particulier.
Face à l’orthodoxie juive, Henri Roger Gougenot des Mousseaux perçoit un mouvement juif réformateur, un mouvement de « détalmudisation » ; mais il juge qu’il n’est qu’une manœuvre destinée, une fois encore, à asseoir la domination juive sur le monde. Talmudique ou réformé, le judaïsme est selon lui non religieux et complotiste ; et il accole aux Juifs tout ce qu’il déteste : l’universalisme, le libéralisme, l’antichristianisme (ou l’athéisme), la modernité. Édouard Drumont reconnaîtra Henri Roger Gougenot des Mousseaux comme un maître et Alfred Rosenberg le fera traduire comme nous l’avons dit.
Venons-en à Alfred Rosenberg, le principal idéologue du nazisme. Son antisémitisme s’est construit à partir de trois influences essentielles que je ne ferai qu’énumérer : Richard Wagner, Houston Stewart Chamberlain (l’influence la plus décisive sur la Weltanschauung d’Alfred Rosenberg), Dietrich Eckart / Adolf Hitler enfin. Dietrich Eckart est probablement celui qui a le plus influencé Adolf Hitler ; et c’est lui qui a présenté Alfred Rosenberg à Adolf Hitler. L’antisémitisme d’Alfred Rosenberg est une décoction de ces influences majeures.
Dans « Le Mythe du XXe siècle » (Der Mythus des zwanzigsten Jahrhunderts), un essai publié en 1930, le principal écrit d’Alfred Rosenberg, l’auteur expose son concept de Gegenrasse qu’il accole au peuple juif. Il ne s’agit pas d’une classification traditionnelle, avec les Juifs jugés comme inférieurs aux Aryens, mais d’une opposition en symétrie – ou spéculaire – entre ces deux peuples. La Gegenrasse est en lutte contre les Aryens en agissant en parasite ; par ailleurs, elle s’envisage comme le radical opposé de ce qu’Alfred Rosenberg considère comme la Rasse. Ceci nous amène à la notion de christianisme positif dans les écrits d’Alfred Rosenberg.
Le livre en question de Henri Roger Gougenot des Mousseaux est le seul livre qu’Alfred Rosenberg ait fait traduire. Dès le début des années 1920 paraît donc en Allemagne « Der Juden, das Judentum und die Verjudung den christlichen Völker ». L’influence de Henri Roger Gougenot des Mousseaux sur Alfred Rosenberg aurait pu être éphémère si son apport s’était limité à la conspiration juive, avec ce plan de domination mondiale. Mais il se trouve que l’auteur de « Le Juif, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens » donne une image du Juif bien plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord, une image qui conduit à un concept particulier : le christianisme positif, Positives Christentum.
Brièvement. Henri Roger Gougenot des Mousseaux et Alfred Rosenberg entendent déjudaïser le christianisme, une volonté sous-jacente et diffuse chez le premier et qui va être précisée et systématisée chez le second. Autrement dit, la notion de « christianisme positif » est centrale dans l’idéologie national-socialiste et cette notion est déjà perceptible chez Henri Roger Gougenot des Mousseaux. La traduction commandée par Alfred Rosenberg va subtilement infléchir et réorienter l’écrit du Français pour les besoins de la cause nazie. Sans entrer dans les détails, notons simplement que pour caractériser l’évolution du christianisme, la notion de Volk est engagée, soit un peuple dans sa dimension organique et doté d’une terre, contrairement au peuple juif. Alfred Rosenberg évoque sans hésitation, sans honte pourrait-on dire, un Volk chrétien, ce qui lui permet de lancer un pont entre christianisme et germanisme (ou aryanisme) et d’évoquer une culture chrétienne comme völkisch, un mot difficile à traduire en français étant donné sa charge complexe ; disons : issue du peuple, mais « peuple » étant entendu au sens racial.
Henri Roger Gougenot des Mousseaux et Alfred Rosenberg s’interrogent (une interrogation centrale chez l’un comme chez l’autre) sur la capacité des Juifs à s’intégrer au monde chrétien – l’Occident. Henri Roger Gougenot des Mousseaux juge que la religion juive est « monstrueuse » chez les orthodoxes et « bâtarde » chez les réformistes. Bref, l’affaire est expédiée puisque hors du christianisme il n’y a point de civilisation. Quant à Alfred Rosenberg, ses idées sur le christianisme doivent beaucoup à Dietrich Eckart et sa vision eschatologique, le combat qui oppose Chrétiens et Juifs n’étant rien moins que celui qui oppose le Christ et l’Antéchrist, un combat entre deux christianismes : un christianisme négatif qui inclut le Juif (négation de l’identité européenne) et un christianisme positif (positives Christentum) qui lutte contre son judaïsme intrinsèque, deux christianismes depuis toujours en lutte l’un contre l’autre et d’une manière toujours plus affirmée. Il s’agit donc, en toute logique, d’activer ce christianisme qui lutte contre ce qui le nie, un christianisme qui de ce fait peut être qualifié de positives Christentum. Bref, afin de s’extraire de ce guêpier, Houston Stewart Chamberlain fait de Jésus-Christ un Aryen, Alfred Rosenberg accuse Paul d’être responsable de la judaïsation pharisaïque (et donc universelle) du christianisme. Considérant son catholicisme fervent, Henri Roger Gougenot des Mousseaux a des propos plus nuancés sur cette question.
Dans la tradition chrétienne, Paul de Tarse est considéré comme le nouveau fondateur du christianisme ; alors pourquoi est-il considéré par les antisémites comme l’un de ses adversaires ? Chez Henri Roger Gougenot des Mousseaux, Paul est associé au pharisaïsme, une tendance sans cesse décriée dans le Nouveau Testament au point que le mot « pharisien » est passé dans le langage courant et avec une charge franchement négative. Paul est donc désigné comme l’un des plus vils tenants du pharisaïsme et, ce faisant, Henri Roger Gougenot des Mousseaux vise le Talmud et son universalisme, ainsi que les Pharisiens déjà sérieusement malmenés dans les Évangiles. Et il ne retient de Paul que la conversion sur le chemin de Damas, une conversion « miraculeuse » qui ne fait cependant pas oublier à notre auteur que Paul avait été (avant sa conversion) un féroce ennemi du christianisme, un ennemi qui existe encore sous la forme du judaïsme talmudique. Dans ses écrits, Alfred Rosenberg est sans concession envers Paul, ce qui ne sera pas sans conséquences sur la politique nazie envers les Juifs. Dans son essai, Alfred Rosenberg propose de débarrasser le Christ de Paul. Il accuse Paul d’être responsable d’un Rassenchaos (d’un chaos racial), il l’accuse d’avoir mis en mouvement une force sans race, sans lien organique, universaliste.
En suivant cette pente tracée par Henri Roger Gougenot des Mousseaux et accentuée par Alfred Rosenberg, on arrive au Christ aryen tandis que Paul, bien que converti, reste juif – alors que pour la tradition, il est plutôt celui qui a séparé judaïsme et christianisme. Cette lutte contre le judaïsme au sein de christianisme fonctionnait en parallèle avec celle menée contre la Gegenrasse telle que la désignait ce théoricien du nazisme.
Les valeurs prônées par le christianisme sont évacuées par Alfred Rosenberg au profit d’autres valeurs, Alfred Rosenberg qui multiplie les critiques envers le christianisme et revendique un christianisme d’où l’héritage juif serait évacué, à commencer par cette tension vers l’universel, vers l’universalité ; d’où l’activation du mythe du Juif œuvrant à l’écrasement et l’effacement des nations.
Les mesures antijuives sont donc plus que le résultat d’une simple obsession raciste, nous dit Gweltaz Caoussin. Il s’agit pour les nazis, d’élever le Volk au rang de nouveau peuple élu destiné notamment à combattre le Juif. Mais si le Juif appartient à une Gegenrasse, on induit une confrontation horizontale, une opposition frontale. Des auteurs antisémites, et pas les moindres, parmi lesquels Houston Stewart Chamberlain, Alfred Rosenberg et Adolf Hitler, admettent la relative pureté raciale du peuple juif. Par ailleurs, les nazis envisagent le peuple juif comme leur opposé, notamment dans les rapports qu’ils lui prêtent à la religion et l’art (voir ce qu’écrivent notamment Richard Wagner et Houston Stewart Chamberlain à ce sujet). Les nazis reconnaissent donc implicitement que les Juifs constituent bien un Volk, et que pour être, eux, le vrai (le seul) Volk, il leur faut se débarrasser de l’autre Volk… Cette vision spéculaire (en reflet) pousse Alfred Rosenberg à retourner la notion de peuple élu et à la faire passer du côté du national-socialisme tout en modifiant le principe d’élection, notamment en commençant par conférer à l’art une fonction religieuse. Les Juifs considérés comme un peuple non-artiste et non-religieux en sont logiquement exclus. Le peuple juif représentant l’exact contraire du Volk allemand, selon la vision eschatologique du nazisme, il faut que l’un des deux disparaisse – et ce sera le peuple juif ; et par là même l’universalisme sera expulsé de l’histoire…
Olivier Ypsilantis