Rabbi Abraham Joshua Heschel en compagnie de Martin Luther King.
VI – Les grand combats des années 1960
C’est dans les années 1960 qu’Abraham Heschel devient connu du grand public. A Chicago, en janvier 1963, est célébré le centenaire de l’Emancipation Proclamation. Abraham Heschel y prononce un discours, « La fondation religieuse de l’égalité des chances ». A cette occasion, il rencontre Martin Luther King. En août 1963, au cours de la célèbre marche sur Washington, ce dernier prononce son allocution « I made a dream ». Le 7 mars 1965, à Selma (Alabama), la police montée charge les manifestants noirs. Trois jours plus tard, à New York, Abraham Heschel prend part à une manifestation d’organisations militantes noires. Le mouvement prend de l’ampleur. Un défilé national est organisé de Selma à Montgomery, capitale de l’État d’Alabama. A cette occasion, Martin Luther King place Abraham Heschel au premier rang, à côté côté de lui et de Ralph Bunche, un Noir américain qui avait été sous-secrétaire des Nations-Unies au moment de la création de l’État d’Israël. En 1963, dans ses conférences et essais, il est l’un des premiers à prendre la défense des Juifs d’Union soviétique (soit environ trois millions de personnes), une communauté menacée de liquidation culturelle et religieuse. Il demande aux Juifs américains de se réveiller. Il leur reproche de ne pas avoir fait pas tout leur possible pour sauver leurs frères de la Shoah. De 1961 à 1965, Abraham Heschel défend l’autonomie spirituelle du judaïsme auprès du concile Vatican II. Plus précisément, il est chargé de représenter sa religion auprès du concile de la part du bureau des relations inter-religieuses de l’Américain Jewish Commettee (AJC). A cet effet, il rencontre le cardinal Béa avec lequel il noue de solides liens. Je passe sur les temps et contretemps qui jalonnent les quatre sessions de ce concile jusqu’à l’adoption de Nostra Aetate. Ce document qui est promu comme enseignement officiel de l’Église reprend les principes énoncés dans le mémoire d’Abraham Heschel, rédigé en mai 1962 sous le titre « Améliorer les relations judéo-catholiques ». Abraham Heschel commence par y souligner la puissance (équivoque) des pensées et des paroles : « Ce qui commence en paroles aboutit en actes ». Puis il fait quatre propositions : 1. Dénoncer l’antisémitisme et ses enseignements fautifs. 2. Renoncer à la conversion des Juifs. 3. Développer la connaissance réciproque (organisation de groupes inter-religieux de discussion et d’étude). 4. Instituer une commission chargée de lutter contre les préjugés et développer les relations judéo-chrétiennes. Par ailleurs, Abraham Heschel dénonce la guerre du Vietnam et fonde un comité national permanent d’autorités religieuses protestantes, catholiques et juives qui finit par prendre la dénomination de Clergy and Laymen Concerned About Vietnam (CALCAV). La mobilisation est considérable. Le groupe auquel se rattache Abraham Heschel est modéré sur le plan idéologique et ne prône pas la désobéissance civique. Il organise toutes les formes possibles de protestation non-violente. Le 31 janvier et le 1er février 1967, une manifestation silencieuse est organisée par le CALCAV, à Washington. Le jour suivant, discours de sénateurs opposés à la guerre, rencontres et jeun national. Le pasteur Martin Luther King est de la partie. Le CALCAV publie un petit livre : « Vietnam: Crisis and Conscience » dans lequel figurent notamment des discours d’Abraham Heschel. 1968, deuxième rassemblement national du CALCAV. Abraham Heschel se retrouve une fois encore en compagnie de Martin Luther King, à Washington.
VII – Israël et la diaspora (1957-1970)
En 1957, Abraham Heschel se rend en Israël pour la première fois. Il dénonce la perte de religion chez les Israéliens : « Beaucoup sont juifs à l’extérieur, mais ont cessé de l’être chez eux » déclare-t-il. Il dénonce également la tyrannie de la halakha chez quelques-uns. Sa vision du judaïsme n’en est pas moins religieuse. Selon lui, la survie spirituelle des Juifs repose sur quatre piliers : Dieu, la Tora, le peuple d’Israël, la terre d’Israël. Que l’un d’eux s’effondre et ce sont tous les autres qui suivent. Il estime par ailleurs que la diaspora sont les branches de l’arbre et qu’elles ne sont pas moins précieuses que les racines, soit les Juifs d’Israël. Il insiste sur l’exil spirituel, la galout : « Miami Beach est galout ». Il réfléchit à la « loi du retour » et déclare : « Une théorie qui considère qu’il existe un peule juif sans religion implique nécessairement qu’il y a une religion juive sans peuple ». Il refuse néanmoins l’interprétation étroite de la halakha tout en se méfiant du concept de judaïsme laïque. Il propose un compromis administratif qui ne remette en question ni l’autorité de la Tora ni la conception du « peuple juif éternel ». Après la guerre des Six Jours, Abraham Heschel se montre profondément déçu par le manque de soutien des non-Juifs. Il s’efforce de justifier l’attaque préventive menée par Israël et rappelle l’amour plusieurs fois millénaire de la Terre Sainte chez les Juifs du monde entier. Il faut lire « Israël: An Echo of Eternity ». Abraham Heschel se garde toutefois de faire du territoire une idole tout en précisant : « Jérusalem n’est pas divine, sa vie dépend de notre présence ». Il se garde également d’envisager l’État d’israël comme une réparation de la part de Dieu : ce serait un blasphème. Il repousse les aspects surnaturels de l’attente messianique en faveur des aspects naturel, moral et politique de l’âge messianique.
1968. Son ami Martin Luther King est assassiné. Peu après, c’est au tour de Robert F. Kennedy. Richard Nixon est élu. Abraham Heschel qui milite pour George McGovern, opposé à la guerre du Vietnam, en est contrarié. Il soutient les objecteurs de conscience et se dépense sans compter sur divers fronts jusqu’à ce qu’il soit victime d’une crise cardiaque, en septembre 1969. Son rétablissement est lent, pénible.
VIII – Le legs spirituel (1971-1972)
A l’automne 1970, Abraham Heschel reprend ses cours au Jewish Theological Seminary où on l’autorise à assurer un cours sur le hassidisme. La guerre du Vietnam le hante. Il prend note des dégâts éthiques, spirituels et politiques qu’elle cause. Les hommages affluent, venus tant du monde juif que chrétien. En janvier 1972, il est de retour en Israël et pour la dernière fois. Il s’exprime devant le 28e Congrès sioniste mondial. Une fois encore, il fait part de sa croyance en un judaïsme ouvert et exigeant ; il appelle à concilier « les enseignements moraux et éthiques de la religion et ses aspects purement légaux ». Il fait remarquer que les Juifs négligent trop souvent un pilier du judaïsme pour un autre. Par exemple, le judaïsme reform délaisse la Tora et Israël en faveur d’un « monothéisme éthique » universel tandis que les ultra-orthodoxes n’en ont que pour la Tora et délaissent Dieu et Israël, et ainsi de suite. Abraham Heschel poursuit son combat en faveur de l’amnistie des objecteurs de conscience. Il justifie la dissidence en citant le Talmud, prend pour exemple la résistance juive au temps Antiochus IV Épiphane et pose la question : « Le roi est-il Dieu ou Dieu est-Il le roi ? » ; et il multiplie les références à même d’appuyer la dissidence. Entre le 29 août et le 1er septembre, à Rome, il participe à un colloque inter-religieux destiné à établir une charte spirituelle pour Jérusalem. L’islam n’y est représenté par aucun Arabe mais par un Turc et un Iranien, Sayyed Hossein Nasr, de Téhéran, spécialiste du soufisme et du mysticisme islamique qui avait été un proche de Henry Corbin. La sympathie entre l’Iranien et Abraham Heschel est profonde. Ardent partisan du sénateur George McGovern, Abraham Heschel est déçu par la victoire écrasante de Richard Nixon, le 7 novembre 1972.
Je laisse à Abraham Heschel le mot de la fin : « L’échec total de toute consolation, l’amour de la vie en dépit de son absurdité, contiennent la certitude qu’une signification transcende notre intelligence. On la rencontre au-delà de l’absurdité en faisant de sa vie une réponse à un espoir. L’espoir d’un sens est une condition a priori de l’existence. » Il décède dans la nuit du vendredi 22 au samedi 23 décembre 1972. Il repose au cimetière juif de Long Island.
Dans ses deux derniers livres, l’un rédigé en anglais, l’autre en yiddish, sa langue maternelle, redisons-le, il rend compte de sa dette envers Menahem Mandel Morgenstern, le rebbe de Kotzk. Dans les deux préfaces autobiographiques à ces livres posthumes, il se définit comme le dernier Juif de Varsovie capable de transmettre le message spirituel d’un monde à jamais disparu. Il se montre partagé entre deux influences contradictoires : le rebbe de Kotzk (le parallèle qu’il établit entre ce dernier, Sören Kierkegaard et Job) et le Baal Shem Tov. Il faut lire et relire Abraham Heschel.
Ci-joint, deux notices, respectivement sur le rebbe de Kotzk (1787-1859) et sur le Baal Shem Tov (1698-1760) :
http://www.yivoencyclopedia.org/article.aspx/Menahem_Mendel_of_Kotsk
https://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/biography/baal.html
Olivier Ypsilantis