Depuis quelque temps, le juriste Carl Schmitt, théoricien du droit public et du droit international, m’intéresse. Je le connais mal ; plus exactement, j’ai de lui une connaissance désordonnée. J’ai donc décidé de mettre un peu d’ordre dans mon fouillis. Et, précisément, dans le numéro 207 (oct. 2017) de la Revue d’histoire de la Shoah, « Des philosophes face à la Shoah », il en est question avec un article signé Yves-Charles Zarka : « Carl Schmitt, de l’accréditation de la Shoah à sa négation » (dans la Partie II de ce dossier : « Victimes du nazisme et opposants »).
Les lignes qui suivent ne font que reprendre sous une forme simplifiée cet article. Je m’autorise une digression de temps à autre.
Yves-Charles Zarka met avant tout l’accent sur la continuité de la pensée de Carl Schmitt, soit avant 1933, année de son engagement dans le Parti nazi, et après la défaite du nazisme. Seule inflexion, nous dit Yves-Charles Zarka, après 1933 Carl Schmitt intègre la dimension explicitement raciale à sa théorie. Bref, Carl Schmit a justifié le régime nazi, théoriquement et juridiquement, et il a été après la guerre le premier négationniste, non pas un négationniste historique, comme Paul Rassinier ou Robert Faurisson, pour ne citer qu’eux, mais un négationniste théorique, par inversion du sens de la criminalisation comme nous allons le voir.
Le 1er mai 1933, Carl Schmitt adhère au Parti nazi. En octobre de la même année, il est nommé professeur titulaire de la chaire de droit public de l’Université de Berlin, poste qu’il occupera jusqu’à la fin de la guerre. En décembre 1933, il publie « État, mouvement, peuple : l’organisation triadique de l’unité politique » dans lequel il justifie notamment la politique raciale du régime. L’année suivante, il monte dans la hiérarchie nazie et multiplie les articles cautionnant les lois nazies les plus extrêmes. En 1935, il défend les lois de Nuremberg, fondement légal de la persécution puis de l’extermination des Juifs. La même année, les lois raciales sont présentées comme une « Constitution de la liberté ». De nombreux autres textes pointent le Juif comme l’ennemi de race irréductible « constituant la trame de ce que j’ai appelé le phénomène d’accréditation » écrit Yves-Charles Zarka, ce qui nous renvoie au titre de l’article publié dans ledit numéro de la Revue d’histoire de la Shoah.
Une parenthèse. Dans le n°25 (décembre 2005) de la revue Le Philosophoire, on peut lire ce questionnement sous la plume de Claude Obadia, dans un article intitulé « Yves-Charles Zarka, un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt » : « La valeur d’une œuvre philosophique est-elle suspendue aux engagements, voire aux égarements, de son auteur ? Et suffit-il que ce dernier se soit radicalement fourvoyé pour que son œuvre devienne infréquentable ? On pourra ici objecter que le problème de fond est ailleurs, que la vraie question n’est pas celle de la conciliabilité de la dignité de la pensée et de l’indignité de l’engagement mais plus sérieusement celle de savoir ce que doit celle-là à celui-ci. A-t-on bien le droit, autrement dit, de lire le « Schmitt juriste ou philosophe » en faisant l’impasse sur les textes dans lesquels il entreprend d’apporter sa caution et son soutien aux lois raciales et antisémites du nouveau Reich ? »
Yves-Charles Zarka dénonce ce qu’il qualifie de légende, à savoir que l’activité de Carl Schmitt en faveur du IIIe Reich se serait arrêtée en 1936. En 1939, Carl Schmitt publie un article fort élogieux sur le livre de Christoph Steding, « Das Reich und die Krankheit der europäischen Kultur ». Dans le lien ci-joint, la thèse centrale de cet ouvrage de 1938 de Christoph Steding (1903-1938) est clairement exposée. Elle n’est pas étrangère aux préoccupations de Carl Schmitt :
http://robertsteuckers.blogspot.pt/2012/02/christoph-steding-1903-1938-et-la.html
Yves-Charles Zarka multiplie les exemples, toujours très précis, afin d’étayer sa dénonciation ou, tout au moins, sa mise en garde, avec des précisions biographiques relatives aux années de guerre mais aussi aux années postérieures à celle-ci. Suite à un article (publié dans Le Monde du 6 décembre 2002) intitulé « Carl Schmitt, nazi philosophe ? », Yves-Charles Zarka déclara que « Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes » de Carl Schmitt constituait une interprétation délirante de la pensée du philosophe anglais, interprétation qui s’expliquait « par une lecture antisémite de l’histoire politique », et que publier Carl Schmitt dans une collection de philosophie (L’Ordre philosophique aux Éditions du Seuil) était tout simplement scandaleux. L’article déclencha une polémique et son auteur fut accusé d’instruire un procès en sorcellerie à un intellectuel dont l’œuvre ne pouvait être réduite à un engagement politique fût-il nazi.
Carl Schmitt est mort presque centenaire, en 1985. Son influence qui a commencé à s’affirmer dans les années 1970 fut et reste notable, surtout à gauche. Afin de rendre cette influence acceptable, on concocta un Carl Schmitt sucré, un « Schmitt de confiserie » pour reprendre l’expression d’Yves-Charles Zarka. La liste des penseurs de gauche pour lesquels Carl Schmitt est incontournable est conséquente, en Allemagne, en Italie, en France aussi, avec Étienne Balibar, Alain Badiou et Jean-François Kervégan. A l’extrême-droite, citons Alain de Benoît parmi d’autres. Certes, la pensée de Carl Schmitt contient des séductions (comme le nomos de la terre ou l’ennemi désigné comme l’essence de la politique) aussi longtemps que l’on pousse de côté « la récurrence d’un certain nombre de thèmes avant, pendant et après l’engagement nazi ». J’ai donc lu cet article avec d’autant plus d’attention que je ne suis pas insensible à certaines de ces séductions, des séductions qui s’inscrivent dans un désordre – je le redis, ma connaissance de Carl Schmitt est non seulement parcellaire, elle est volontiers désordonnée. Probablement victime d’une douce propagande, j’ai longtemps pensé que Carl Schmitt avait pris sans tarder ses distances envers le régime nazi.
Oui, Carl Schmitt a exercé sur moi une certaine séduction, essentiellement parce qu’il définit le fonctionnement du Politique par la désignation de l’ennemi, désignation de l’ennemi mais aussi et simultanément de l’ami. Le Politique est le degré d’intensité à l’intérieur même d’une unité qui regroupe et désigne l’ami et l’ennemi. Ma rage face aux tergiversations des gouvernements occidentaux et des instances supranationales (des coquilles toujours plus vides) explique cette relative séduction qu’exerce sur moi Carl Schmitt – aussi longtemps que je ne m’inquiète pas de ses relations avec le nazisme, ce que je parviens de moins en moins à faire à mesure que je l’étudie. Cette difficulté de plus en plus marquée à désigner l’ennemi a des causes multiples que pourrait en partie expliquer ce concept fondamental de liquid modernity développé par Zygmunt Bauman. Mais je me suis égaré et j’en reviens à l’article d’Yves-Charles Zarka.
La critique que fait Carl Schmitt de la démocratie libérale passe par la critique de l’État de droit. « L’époque à laquelle Carl Schmitt élabore sa critique radicale de l’État de droit coïncide avec le moment où il pense découvrir que celui-ci n’est autre chose que l’organisation juridique ou encore le mode d’organisation des pouvoirs dans l’État bourgeois hérité de la Révolution française de 1789 ». Par ailleurs, l’État de droit n’étant ni un régime politique ni une politique, il peut s’accommoder à diverses sauces. Ainsi Carl Schmitt en arrive-t-il à élaborer un concept franchement antipolitique de l’État. Pour lui, l’État de droit n’est que l’ensemble des dispositifs servant à contrôler l’État, autrement dit à neutraliser sa dimension politique.
Dans les années 1930, Carl Schmitt commence à déclarer que l’État véritable est l’État total, passant de l’État serviteur du droit à une théorie de l’État de puissance. Mais dans tous les cas, il juge que l’individu empirique n’acquiert valeur et dignité qu’au service de l’État. Carl Schmitt a toujours été un anti-libéral : les droits individuels n’ont pas sa faveur, pas plus que l’État qui les défend. Pour Carl Schmitt, l’État de droit bourgeois n’est qu’une organisation des pouvoirs au service de la liberté bourgeoise (au service des individus), de ce fait, il n’est en aucun cas un régime (ou une forme) politique. La liberté individuelle et la séparation des pouvoirs sont implicitement voire explicitement dénoncés comme étrangers au politique, avec un État qui n’en est pas un.
La pensée libérale est ennemie de toute forme ou élément de forme de l’État. État de droit, soit État libéral (rôle central du parlementarisme) et législatif. Parlementarisme et légalisme, des boucliers que la bourgeoisie oppose à l’État. Le parlementarisme éloigne le peuple de l’unité politique (il est donc antipolitique), tout en protégeant l’individu et la propriété individuelle, des concepts bourgeois. Carl Schmitt milite en faveur de l’homogénéité du peuple contre l’unité factice que suppose le parlementarisme. Enfin, l’État de droit est jugé étranger aux traditions de l’Allemagne : il vient de l’Angleterre, berceau du libéralisme.
Alors, comment sortir du libéralisme ? Carl Schmitt invite à sauver la démocratie en la débarrassant de sa gangue libérale et en favorisant la formation du Peuple-État (Staatsvolk) allemand. Le vote (le scrutin individuel et secret) n’a aucun sens puisqu’il réduit le peuple à une série d’individus qui, ponctuellement, exercent un acte de responsabilité politique. Il faut donc en finir avec le vote individuel pour que le peuple rassemblé favorise le fait public (Öffentlichkeit). Le peuple rassemblé qui ne saurait exister dans l’État de droit bourgeois s’exprime publiquement, par l’acclamation. Démocratie populaire contre démocratie libérale. Plébiscite contre vote. Démocratie plébiscitaire et décision créatrice, une décision qui ne peut être créatrice que si le peuple est homogène. La démocratie parlementaire (libérale) favorise l’hétérogénéité (classes sociales, ethnies, cultures, religions). La démocratie plébiscitaire (la seule qui vaille selon Carl Schmitt) suppose l’homogénéité totale du peuple, une homogénéité qui ne peut en aucun cas être favorisée par les voies parlementaires. A partir de l’année 1933, Carl Schmitt va nous dire comment produire de l’homogène, ce qu’il n’avait pas dit – ou n’avait pu dire.
L’édition de 1943 du livre de Christoph Steding (1903-1938)
Dans « Remarques sur l’opposition entre parlementarisme et démocratie », 1926, Carl Schmitt signale que l’ingrédient primordial de la démocratie est l’homogénéité (Homogenität), ce qui suppose la mise à l’écart de l’hétérogénéité. En 1933, Carl Schmitt infléchit vers la race cette volonté d’homogénéité nationale et, de ce fait, il juge que les discriminations ne doivent pas être combattues mais, au contraire, encouragées car elles sont une obligation politique. L’hétérogénéité est une claire menace pour l’homogénéité.
Redisons-le, l’État de droit est antipolitique et législateur (règne de la loi). L’État de droit (Rechtsstaat) est un État régi par la loi (Gesetzesstaat). Pour une démocratie populaire, pour un État substantiel (opposé à l’État de droit) par l’homogénéité du peuple et la désignation de l’ennemi, une homogénéité envisagée comme raciale à partir de 1933. L’ennemi de race est clairement désigné dans « Le Léviathan dans la théorie de l’État de Thomas Hobbes » : le Juif.
La dernière partie de l’article d’Yves-Charles Zarka porte un titre inquiétant : « Le premier négationnisme ». Après la guerre, Carl Schmitt ne fait pas la moindre allusion à l’extermination des Juifs tandis qu’il remet en question la criminalisation de l’Allemagne et selon deux axes. Il n’y a pas de guerre – et donc de crime – contre l’humanité puisque l’humanité est une fiction. Il n’existe que des peuples particuliers. La criminalisation de la guerre allemande (comme crime contre l’humanité) est donc sans effet. Insistons, c’est la référence à cette fiction, l’humanité, qui conduit à criminaliser la guerre allemande. L’Allemagne a mené la guerre contre un peuple (et non contre l’humanité), une guerre ni juste ni injuste, manifestation d’un phénomène politique, ni plus ni moins.
A aucun moment Carl Schmitt n’évoque la Shoah, sa spécificité. Elle (n’)est (qu’)une guerre qui comme toutes les guerres fait des victimes. Il n’y a dans le cas de Carl Schmitt aucun relativisme historique mais un négationnisme de principe du crime nazi contre l’humanité, lequel relève du discours des vainqueurs. Yves-Charles Zarka estime que ce négationnisme de principe est le support théorique des négationnismes historiques, une appréciation à laquelle je ne souscris pas vraiment ; mais ceci est une autre question.
La tombe de Carl Schmitt, au cimetière de Plettenberg-Eiringhausen.
Olivier Ypsilantis