En Header, une vue de l’île de Délos (Cyclades) que fouilla un arrière-grand-oncle, archéologue.
Certains « Je me souviens » consignés dans cette suite reprennent probablement d’autres « Je me souviens » dispersés dans les centaines d’articles publiés sur ce blog. Mais qu’importe ! Ils diffèrent plus ou moins par la forme et se font des clins d’œil.
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Je me souviens que dans le bureau d’une grand-tante étaient disposés sur une étagère des outils ayant appartenu à un parent archéologue qui avait fouillé Delphes et Delos. Je les touchais avec une ferveur religieuse. Delphes ! La Pythie et ses oracles… Delos ! L’île sacrée où il était interdit de naître et de mourir…
Je me souviens de cette mallette trouvée dans les affaires d’un oncle, après sa mort. Lorsque je compris que son contenu avait appartenu à Hitler et Göring (une prise de guerre dans le Berghof, Obersalzberg), je me mis à l’étudier avec des gants, non pour protéger livres et documents mais par dégoût. Bien des années plus tard, j’apprendrai qu’un agent du Mossad avait lui aussi mis des gants, par dégoût, pour enlever Adolf Eichmann, en Argentine.
Je me souviens qu’étudiant je voyageais avec un sabretache fait d’un cuir épais, brun et patiné, un porte-documents, élément de l’équipement d’un parent officier de cavalerie de l’Armée française d’Orient (A.F.O.) que je fis re-voyager en Grèce, à Salonique, mais aussi de l’autre côté du Rideau de fer. La mémoire des objets, leur parcours…
Je me souviens de ma toupie musicale, en métal et à poussoir. De fait, je me souviens de son chant et de sa forme. Je me souviens de la tonalité dominante, bleue ; mais je ne me souviens plus des motifs qui l’ornaient. Je me souviens que sa pointe se fixait parfois dans une rainure du parquet et qu’elle la suivait.
Je me souviens de la lanterne magique de Marcel Proust, dans sa chambre de Combray, chez Tante Léonie, et de l’histoire de Geneviève de Brabant.
Illiers-Combray, la chambre de Marcel Proust. Sur la petite table en bois, à gauche de la cheminée, la lanterne magique décrite dans « Du côté de chez Swann ».
Je me souviens qu’il y avait sur la cheminée du petit salon, à C., un couple de panthères en marbre de Carrare, véritable monument venu de je ne sais où et parti je ne sais où, lorsque la maison fut vendue. Où sont-elles à présent ces panthères amoureuses qu’enfant je caressais pour mieux apprécier leurs lignes ?
Je me souviens du matériel de ball-trap rangé dans un placard de l’entrée, à C., sous le râtelier d’armes. Je me souviens de la machine à lancer les plateaux d’argile et des plateaux d’argile. J’en retrouvais parfois, intacts, dans le champ en face de la maison.
Je me souviens du papier d’Arménie, le plus ancien assainissant naturel et désodorisant de l’air ambiant, du carnet à lamelles prédécoupées avec, sur chacune d’elles, la signature A. Ponsot. Il est encore proposé à la vente et sous une forme inchangée, me semble-t-il.
Je me souviens que le garde-chasse fabriquait des abreuvoirs à l’aide de pneumatiques de camions coupés en deux. Ainsi formaient-ils dans les bois des anneaux d’eau.
Je me souviens que dans le living-room de la maison de l’île d’Yeu ma mère avait accroché sur toute la longueur d’un mur un grand filet de pêche bleu avec flotteurs en liège. Elle y plaçait parfois un coquillage trouvé sur une plage.
Je me souviens du jeu de croquet, de l’odeur de bois qui sortait de la caisse, des arceaux que nous enfoncions dans le gazon, avec la « cloche » au milieu du parcours. Je me souviens des anneaux de couleur peints sur les maillets et les boules afin de différencier les joueurs. Je choisissais de préférence le vert, ma couleur.
Un croquet set
Je me souviens de l’épinette dans le salon-chambre (ou chambre-salon) rose chez Tante G. J’en tirais des accords désaccordés ; c’était ma Sonate de Vinteuil.
Je me souviens que mon grand-père me fit cadeau d’un bâton blanc de policier (en bois massif) ramassé le 6 février 1934 par le Croix de Feu qu’il avait été.
Je me souviens que ma mère achetait invariablement de la pâte dentifrice Signal. J’observais sans comprendre comment pouvait sortir du tube un cordon montrant une parfaite régularité de striures blanches et rouges. Je me souviens également qu’elle achetait des peignes anti-statiques en acier suédois bruni.
Je me souviens des œufs peints achetés sur la rue Arbat (APБAT), à Moscou. Je me souviens plus particulièrement de l’un d’eux qui montrait la steppe enneigée avec des bouleaux garnis de nids de corbeaux.
Je me souviens de Bibendum dans les rues de Saigon et de La Vache qui rit sur les routes de l’Inde, à Pondichéry surtout.
Je me souviens que mon père rapportait de ses voyages d’affaires aux États-Unis des modèles réduits d’engins de travaux publics International Harvester, avec un I rouge placé dans l’axe de symétrie d’un H noir.
Je me souviens qu’il y avait sur la table de nuit de ma grand-mère un petit buste en marbre de Carrare, reproduction d’une sculpture de Houdon : Louise Brongniart dont l’original en terre cuite est au Louvre.
Je me souviens que lorsque ma mère descendait à Paris (nous habitions sur une hauteur, d’où l’emploi de ce verbe), elle ne manquait jamais de mettre dans son sac à main des Tic Tac. Ainsi, je me souviens de la boîte rectangulaire transparente avec couvercle à charnière et du bruit si caractéristique que faisaient les pastilles dans cette boîte.
Je me souviens des livres en marocain rouge frappés des trois lettres dorées S.A.M., les initiales d’un arrière-grand-oncle, l’un des meilleurs avocats athéniens de sa génération, surnommé « l’avocat des pauvres » car il n’hésitait pas à offrir ses services à ceux qui ne pouvaient le rétribuer. Son cercueil fut suivi par une foule m’a-t-on dit.
Je me souviens des maquettes Heller, les avions surtout. Je me souviens de mon plaisir à les assembler et les peindre ; puis de mon ennui à les voir prendre la poussière. Je me souviens de la dernière maquette Heller que j’ai assemblée, le Nord 2501 « Noratlas », ce bimoteur bipoutre à ailes hautes.
Je me souviens des images dans les plaquettes de chocolat Poulain et Menier. Plus exactement, je me souviens que ces marques proposaient beaucoup d’images mais je serais incapable d’en décrire une seule.
Je me souviens des pots de miel du Gâtinais, chez Tante G., pots en carton paraffiné sur lesquels se profilait dans la plaine de Beauce l’église de Pithiviers au clocher particulièrement effilé.
Je me souviens du Télécran et des efforts que je faisais pour tracer des courbes aussi courbes que possible.
Je me souviens qu’il y avait sur la cheminée d’une maison de famille des oiseaux empaillés mis sous verre dans un arrangement de branches. Je me souviens tout particulièrement des deux martins-pêcheurs. Je me souviens qu’il y avait dans cette chambre un bureau cylindre sur lequel j’ai préparé mon baccalauréat. Alignée sur la partie haute du bureau, toute l’œuvre de Henri Bergson.
Je me souviens du guéridon Directoire en acajou et à trois pieds qui nous mettait en communication avec les esprits : « Esprit es-tu là ? Un coup pour oui, deux coups pour non ».
Je me souviens de la pendule en porcelaine de Saxe de Stéphane Mallarmé. Il la célèbre dans « Frisson d’hiver » : « Cette pendule de Saxe, qui retarde et sonne treize heures parmi ses fleurs et ses dieux, à qui a-t-elle été ? Pense qu’elle est venue de Saxe par les longues diligences d’autrefois. »
A l’automne 1864, Stéphane Mallarmé rapporte de Londres à sa femme, Marie, cette petite pendule en porcelaine de Saxe aux motifs floraux. Elle décore d’abord leur appartement de Tournon, en Ardèche, où Stéphane Mallarmé occupe son premier poste comme professeur d’anglais.
Olivier Ypsilantis