En header, Notre-Dame-de-la-Consolation (le monument commémoratif de l’Incendie du Bazar de la Charité), de l’architecte Albert-Désiré Guilbert, inaugurée en 1903.
Henriette Hoskier-Brunhes comme Euphrosyne Samartzidou fut une femme engagée et pionnière. Je tenais également à lui rendre un modeste hommage.
J’ai souvent entendu parler d’Émile Hoskier dans la famille. On rappelait qu’il avait été consul général du Danemark en France et ami de Camille Saint-Saëns qui lui avait dédié la « Valse gaie » (Op. 139) (1), rien de plus. Mais qui étaient ses ancêtres ? Contrairement à d’autres ancêtres il semblait flotter, sans racine. Ce silence — cette méconnaissance ? — m’a intrigué. J’ai fini par effectuer quelques recherches et, ainsi, ai-je pu en savoir plus sur ce parent et une certaine branche de la famille.
Je vais essayer d’éviter de me perdre dans un dédale généalogique, passionnant pour quelques-uns, ennuyeux pour presque tous. La famille Hoskier et ses alliances… Je pourrais évoquer l’Union Bank of London, la Guinness Brewery, le Codex Vaticanus et le Codex Sinaiticus, le tsar Alexandre III et l’Emprunt russe (Émile Hoskier eut un rôle central dans cette affaire), l’incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897, où sa femme Elizabeth (Elise) Weyer (une Russe orthodoxe convertie au catholicisme) et sa fille Myriam périrent brûlées vives. Je pourrais évoquer les Camondo, les Cahen d’Anvers ou les Rothschild, un monde auquel se rattachait étroitement Émile Hoskier, soit le monde de la « banque juive ». Je pourrais évoquer les quatre fils du marquis d’Elbée, « morts pour la France » au cours de la Grande Guerre. Je pourrais évoquer le naufrage du « Général Chanzy » (sur les récifs de Menorca, Baléares) où périt l’un des fils d’Émile Hoskier, Henri, et la recherche désespérée de son corps (2). Je pourrais…
Plaque en mémoire d’Elizabeth Weyer (épouse d’Émile Hoskier) et de sa fille Myriam Hoskier (épouse d’Eugène Roland-Gosselin et dame d’honneur de la duchesse d’Orléans), victimes de l’incendie du Bazar de la Charité, le 4 mai 1897, au 15/17 rue Jean Goujon (Paris, VIIIe arrondissement).
Émile Hoskier (né le 5 mars 1830 à Christiana, en Norvège, décédé le 6 février 1915 à Paris) était juif. Il était juif halachiquement. Son père, Herman Christian Hoskier (1793-1867) avait épousé en 1829 Émilie Esther Hecksher (1803-1884). Parmi les plus proches ancêtres de sa mère, je relève les noms suivants : Samuel Hecksher, Isaac Michaelsson, Isaac Aaron, Ester Aaron, Hanna Levin. Dans cette généalogie, un certain Marcus Abraham Heckscher (Altona, 1745 – Leipzig, 1795), fils de Mordechai Marcus Samuel Heckscher et de Rachel Falk, disparut le 1er octobre — assassiné ? — au cours d’un voyage d’affaires. Un lien sur son petit-fils, Charles August Heckscher (1806-1866), rend compte de ce milieu de marchands et banquiers juifs ashkénazes du Nord de l’Allemagne (Altona, Hamburg) :
http://www.immigrantentrepreneurship.org/entry.php?rec=11
Mais j’en viens au propos central de cet article, la fille d’Émile Hoskier, Henriette Hoskier. Tout d’abord, un bref aperçu de sa fratrie. Ils sont sept frères et sœurs :
L’aînée, Marthe, mariée à Maurice d’Elbée, marquis d’Elbée, lieutenant-colonel de cavalerie. Myriam, dame d’honneur de la duchesse d’Orléans, mariée à Eugène Roland-Gosselin, agent de change, brûlée vive avec sa mère dans l’incendie du Bazar de la Charité. Anna, mariée à Bertrand de Pechpeyrou Comminges de Guitaut, général de brigade. Gabrielle, mariée à Camille Bellaigue, critique musical et biographe de Giuseppe Verdi. Renée, mariée à Eugène de Bodin de Galembert, colonel de cavalerie. Henri, ci-dessus évoqué, officier de cavalerie converti à la finance. Et enfin, la dernière, Henriette (1872-1914), fondatrice de la Ligue sociale d’acheteurs (LSA) et mariée en 1896 à Jean Brunhes (1869-1930), titulaire d’une chaire de Géographie humaine au Collège de France. Le couple eut deux enfants, un fils, Yan (né en 1904), et une fille, Mariel Jean-Brunhes Delamarre (née en 1905), qui se dédia à la même discipline que son père. Ci-joint, un lien intitulé « Mariel Jean-Brunhes Delamarre (1905-2001) – Une œuvre entre géographie et ethnologie » :
https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2002-3-page-529.htm
Une notice nécrologique rend compte de l’amplitude des travaux de son père, Jean Brunhes :
http://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1930_num_39_221_10266
Ce petit panorama généalogique révèle un véritable conglomérat de talents et de positions sociales brillantes. On y distingue sur plusieurs générations trois blocs principaux : les financiers, les militaires et les intellectuels. Dans la fratrie de Hermann Christian Hoskier (le père d’Émile Hoskier), on trouve une sœur, Elina Recha, mariée à un général de corps d’armée et ambassadeur, grand-croix de la Légion d’honneur, le général Félix Antoine Appert ; et une autre sœur, Elisa, mariée à un agent de change devenu directeur du Comptoir national d’escompte de la Ville de Paris, commandeur de la Légion d’honneur, Gustave Girod, 1er vicomte de Girod. A la génération suivante, on trouve également des militaires, tous officiers supérieurs ou généraux, un financier en la personne d’Émile Hoskier, et parmi les intellectuels, le plus imposant, Jean Brunhes. Quant à la religion, on notera que luthériens, juifs et l’orthodoxe russe Elizabeth Weyer ont tous été absorbés par le catholicisme romain.
On notera en quatrième de couverture la mention : Imprimé par des ouvriers syndiqués payés au tarif.
Je vais en venir à Henriette Hoskier-Brunhes qui avec son mari Jean Brunhes figurent parmi les fondateurs de la Ligue sociale d’acheteurs (LSA). Mais auparavant, permettez-moi de rapporter deux comptes-rendus d’un livre de Marie-Emmanuelle Chessel, récemment publié : « Consommateurs engagés à la Belle Époque. La Ligue sociale d’acheteurs ». Le premier est signé Igor Martinache, l’autre Simon Mambersen.
Igor Martinache : « On a tendance à considérer le commerce équitable et autres associations de consommateurs contemporaines comme des phénomènes relativement récents. En réalité, ces derniers sont les héritiers de groupements bien plus anciens, tels qu’en France l’éphémère Ligue sociale d’acheteurs, née avec le siècle dernier et effacée par le premier conflit mondial. C’est son histoire que retrace ici l’auteure, en insistant sur le profil de ses dirigeant(e)s, catholiques à la fibre sociale auxquels elle permettait une voie de politisation, et ses rapports ambivalents avec les autres organisations connexes. Le tout en décrivant certaines des causes portées par cette dernière : amélioration des conditions de travail des femmes, limitation du travail de nuit dans la boulangerie et — déjà — refus du travail le dimanche. Un éclairage riche et vivant sur une mobilisation à bien des égards originale, qui rappelle que consommation et citoyenneté ne sont pas nécessairement exclusives. »
Simon Mambersen : « Marie-Emmanuelle Chessel, chercheuse à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et historienne de la consommation et de la publicité, sort de l’oubli une organisation du début du XXe siècle qui fait écho à des thématiques très actuelles, comme le commerce équitable, sans que l’on puisse pour autant y déceler une filiation directe. L’angle choisi est de souligner la place des personnalités, leurs parcours et leurs réseaux en utilisant des archives publiques et des archives de descendants.
L’intérêt de l’ouvrage est de bien montrer l’appropriation par une partie de la bourgeoisie chrétienne sociale des méthodes de l’enquête leplaysienne pour connaître les conditions de fabrication des produits par catégories de travailleurs (couturières, boulangers), défendre le repos dominical et lutter contre le travail de nuit. Au moment où les syndicats et les coopératives de consommation se développent, le champ d’un militantisme consumériste est étroit. Inspirée des expériences anglo-saxonnes (National Consumers League) présentées au pavillon de l’Économie sociale de 1900, la Ligue sociale d’acheteurs se développe de 1903 à 1914, préférant un changement des mentalités chez les acheteurs de leur propre classe sociale plutôt que des évolutions législatives. Ces militants sont pris entre plusieurs feux : les libéraux, autour d’Yves Guyot défendant la concurrence, les coopérativistes qui luttent contre la vie chère (André Gide, pressenti pour parrainer la ligue, décline la proposition), et le mouvement ouvrier.
Les adhérents de la ligue présents uniquement dans les centres urbains (Paris, Lyon, Dijon) tentent davantage de sortir de la seule action charitable et de déceler les conditions sociales que d’adopter une attitude moralisatrice. Les hommes, souvent universitaires, multiplient les conférences (avec les Semaines sociales, les membres du Sillon), pendant que les femmes se consacrent à l’établissement de ‟listes blanches” (de bonnes pratiques), procédant en enquêtrices : elles ne se professionnalisent pourtant pas. Craignant une politisation trop marquée et décidant de ne pas créer de magasins, la ligue se marginalise. Lors de la Grande Guerre, Patria, une ligue concurrente beaucoup plus conservatrice, organise le ravitaillement. Les progrès de la législation sociale, la naissance du Bureau international du travail (BIT) et le développement d’autres associations (comme l’Union féminine, civique et sociale) après la Première Guerre mondiale rendent moins prégnantes leurs actions. La ligue cesse toute activité en 1938 ; elle est également victime de la crise des années 1930. »
Je tiens à préciser que je n’aurais pu écrire les pages suivantes sans prendre appui sur l’article de Marie-Emmanuelle Chessel, « Aux origines de la consommation engagée : la Ligue sociale d’acheteurs (1902-1914) » publié dans « Vingtième siècle. Revue d’histoire » (2003/1 n° 77).
Comme un certain nombre de femmes de la noblesse et de la haute bourgeoisie, Henriette Hoskier-Brunhes s’est penchée sur les problèmes qu’engendre la consommation de masse, bien avant 1902, année de la fondation de la Ligue sociale d’acheteurs. Ces femmes qui avaient étudié le catholicisme social n’étaient pas de simples dames patronnesses comme d’autres femmes de leur milieu. Animées par une conscience sociale et politique aussi discrète que volontaire, elles se préoccupaient de questions considérables à une époque où ces questions ne préoccupaient pas grand monde.
Le catholicisme social constitue la base politique et sociale de la LSA. La « nouvelle gauche » ignore trop souvent (volontairement ou involontairement ?) que certaines de ses dénonciations visant la production et la consommation trouvent en partie leur origine dans la culture politique démocrate-chrétienne, plus particulièrement dans une ligue de femmes catholiques qui considéraient qu’elles devaient vérifier les conditions dans lesquelles étaient fabriqués les produits dont elles faisaient usage. Si les publicitaires apprennent à vendre, les consommateurs doivent apprendre à acheter. A cet effet, mouvements coopératifs, organisateurs charitables ou ligues de consommateurs s’engagent. En ce début du XXe siècle, la consommation reste essentiellement le fait de la bourgeoisie. La consommation de masse ne s’imposera que dans la deuxième moitié du XXe siècle.
Ainsi qu’il est spécifié dans ses statuts, la LSA vise à « développer le sentiment et la responsabilité de tout acheteur vis-à-vis des conditions faites aux travailleurs » et à « susciter, de la part des fournisseurs, des améliorations des conditions de travail ». Henriette Hoskier-Bruhnes veut instruire les acheteuses car consommer est un acte grave qui demande réflexion et connaissance. Marie-Emmanuelle Chessel écrit : « Ce mouvement se distingue d’autres mouvements éducatifs destinés aux classes populaires car les femmes bourgeoises tentent ici de s’éduquer elles-mêmes et de réformer leurs propres comportements d’achat afin de contribuer à améliorer les conditions de vie des ouvriers et ouvrières qui travaillent indirectement pour elles. Autrement dit, elles ne défendent pas leurs droits de consommatrices mais leurs devoirs en tant que femmes indirectement ou directement employeuses. »
Henriette Hoskier-Brunhes qui parle couramment l’anglais s’inspire pour fonder la LSA de la National Consumers League, née à New York en 1891. La LSA s’inscrit dans la mouvance réformatrice catholique sociale à laquelle appartient le géographe Jean Brunhes, son mari, très actif dans cette ligue. L’éducation des consommateurs trouve ainsi sa place au cœur de ce catholicisme social et de son projet de société. Jean Brunhes est l’ami de l’historien Georges Goyau (1869-1939), son condisciple à l’École normale supérieure et l’un des plus ardents partisans de la politique du pape Léon XIII. Jean Brunhes fréquente aussi le cercle animé par le géographe Henri Lorin (1866-1932), sillonniste de la première heure, et il participe aux « semaine sociales », cette université itinérante du catholicisme social. C’est à son engagement dans le catholicisme social que Jean Brunhes doit d’être appelé en 1896 à la chaire de géographie de l’université de Fribourg, haut lieu des partisans de Rerum Novarum et du « Sillon » (3). Il y restera jusqu’en 1912, date de sa nomination au Collège de France. À Fribourg, il est aussi l’ami de Max Turmann (1866-1943), professeur proche du « Sillon », démocrate chrétien.
Le comité de perfectionnement de la LSA et nombre de ses adhérents appartiennent à cet entourage catholique social, notamment universitaire. Et les femmes de ces universitaires sont des adhérentes actives de la LSA. C’est le cas du couple Jean Brunhes – Henriette Hoskier.
Le développement de la LSA s’appuie sur la conception valorisée par les catholiques du « rôle social de la femme ». L’ouvrage du sociologue Max Turmann, « Initiatives féminines » paru en 1905, témoigne de ce « réveil des énergies féminines ». L’auteur consacre un chapitre au « rôle social des femmes de condition aisée » et s’appuie sur l’exemple d’Henriette Hoskier-Brunhes. Dans un article intitulé « Mobilisation politique et ligues féminines dans la France catholique du début du siècle. La Ligue des femmes françaises et la Ligue patriotique des Françaises (1901-1914) » (4), Bruno Dumons écrit que « derrière une histoire mouvementée de scissions et d’alliances, se profile en arrière-fond une passionnante histoire de femmes bourgeoises qui se mobilisent sur la scène publique et font leur “entrée en politique” en organisant des congrès ou des pétitions. Les femmes de la LSA font, elles aussi, leur entrée en politique en… prônant la réforme des modes de consommation. Considérer la consommation comme un mode d’action politique pour les femmes constitue une autre modalité de cet “éveil à la modernité politique” ». On passe de la charité à l’action sociale, on se démarque des dames patronnesses. Pour Henriette Hoskier-Brunhes et les animatrices de la LSA parisienne de la première heure, femmes de la haute bourgeoisie et de la noblesse nourries de la tradition philanthropique, la justice doit passer avant la charité — et ce pourrait être leur devise.
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(1) Anna Hoskier (future vicomtesse de Pechpeyrou Comminges de Guitaut) a été l’élève de Camille Saint-Saëns qui lui a dédié le Trio pour piano, violon et violoncelle en mi mineur n°2 op. 92. Son père, Émile, gérait la fortune du musicien et pratiquait la musique à ses heures. Ainsi connaît-on de lui un arrangement au piano du « Cygne » extrait du « Carnaval des animaux ».
(2) Ci-joint, un lien (en espagnol) qui par le biais de Henri Hoskier (disparu dans le naufrage du « Général Chanzy ») propose un riche panorama familial :
https://sites.google.com/site/generalchanzy/pasajeros-2/henri-hoskier
(3) « Le Sillon » (un mouvement et une revue) s’inspire des enseignements de l’encyclique Rerum novarum et de la politique dite du ralliement qui marquèrent le pontificat de Léon XIII. « Le Sillon » se veut le porte-parole d’une démocratie chrétienne qui politiquement et socialement entend affirmer la présence de l’Église face aux problèmes du siècle naissant.
(4) « Mobilisation politique et ligues féminines dans la France catholique du début du siècle : La Ligue des femmes françaises et la Ligue patriotique des Françaises (1901-1914) » de Bruno Dumons :
https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2002-1-page-39.htm
(à suivre)
Olivier Ypsilantis
Bonjour, je viens de lire votre article à propos de Jean Brunhes et de son épouse Henriette Hoskier, mes grands parents. Cependant, comme mon nom peut l’indiquer, je ne suis pas le fils de Mariel Jean Brunhes Delamarre, mais de Yan Brunhes, son frère, né en 1904 à Fribourg. Je me permet de vous préciser ce point, car à la lecture de votre article nous apprenons que Mariel est fille unique, plutôt qu’ unique fille . Cela m’ a été désagréable de considérer que mon père était passé à la trappe. Bien entendu, il n’ a pas eu la même existence que sa soeur dans le trajet de l’ exellence universitaire et/ou sociale, mais il y a plusieurs manières de rendre hommage à sa famille. De plus, l’ époux de Mariel, Raymond Delamarre , Sculpteur ayant obtenu le Prix de Rome n’ apparaît pas non plus dans votre article. Cependant, je ne peux que me féliciter de la publication de votre témoignage et je vous en remercie. Jean Pierre Brunhes.
(Vous me pardonnerez mes erreurs de frappe mais mon ordinateur est hors d usage et je travaille pour l heure sur un ordinateur de remplacement).
Je vous remercie pour votre mot et ses précisions. Tout d abord, la famille Hoskier est si importante par le nombre, par ses alliances et ses individus remarquables, que j ai été dans l obligation de me limiter, l axe du présent article étant votre grand-mère (dont je suis parent par alliance). Mais, rassurez-vous, je connais bien l oeuvre du sculpteur Raymond Delamarre, un artiste considérable.
Enfin, je partage votre désagrement et vous presente mes excuses pour cet oubli que je vais réparer dès que posible. J ai interrogé de proches parents, descendants de la soeur de Henriette (dont descendent mes enfants), et personne ne m a jamais parlé de votre père, un oubli nullement intentionné, on se perd très vite dans ces familles considérables.