IV – Notre époque et ses dilemmes. Malaise dans l’historiographie.
La première entreprise sérieuse visant à écrire une histoire cohérente et générale des Juifs à l’époque moderne est due non pas à un Juif mais à un huguenot, Jacques Basnage, avec « L’Histoire et la religion des Juifs depuis Jésus-Christ jusqu’à présent pour servir de supplément et de continuation à l’histoire de Joseph » publiée au début du XVIIIe siècle. Certes, cette somme ne correspond pas à notre conception de l’histoire critique, il n’empêche qu’elle constitue une première.
Jacques Basnage (1653-1723)
Avec la Haskala, un vague consensus émerge parmi les grandes figures du mouvement sur la relative nécessité pour les Juifs de connaître l’histoire. En activant la sécularisation de centres vitaux du peuple juif, la Haskala a certes établi les fondations de l’historiographie juive, mais sans pour autant parvenir à une conception de l’histoire qui différât vraiment de celles qui avaient jusqu’alors prévalu. La valeur intrinsèque de l’histoire n’est pas encore reconnue.
En 1782, Naftali Zvi Weisel invite à un programme d’études juives où l’étude de l’histoire générale a sa place. En 1822, Immanuel Wolf opère une avancée radicale. Il publie un essai dans le journal du Verein für Kultur und Wissenschaft der Juden fondé par Leopold Zunz et d’autres jeunes Juifs allemands parmi lesquels Heinrich Heine. Pour la première fois, l’étude historique cesse de faire la timide et de présenter des excuses. Elle ne s’efforce plus de prouver qu’elle peut être utile au judaïsme mais elle l’invite à prouver sa validité en regard de l’histoire. Immanuel Wolf martèle le mot Wissenschaft et il exige que le judaïsme se conforme à l’esprit de l’époque, qu’il adopte une démarche scientifique (historique). Et il indique trois étapes pour répondre à une Wissenschaft des Judentums (science du judaïsme) : 1. L’étude des textes du judaïsme. 2. Une histoire du judaïsme. 3. Une philosophie du judaïsme (qui procède de l’histoire). Ce changement d’attitude n’est pas le fait d’une évolution interne du monde juif mais de deux poussées consécutives à la sortie du ghetto : l’assimilation (à l’extérieur), l’effondrement (à l’intérieur). Ce changement est l’une des nombreuses réponses à la crise générée par l’émancipation et au combat pour l’obtenir.
Samson Raphaël Hirsch (1808-1888) vers 1847
Au Moyen Age, l’interaction entre le monde juif et le monde extérieur s’effectue dans le champ de la philosophie. A l’époque contemporaine, cette interaction passe dans le champ de l’historicité, une tendance qui s’accélère. Au Moyen Age, les philosophes juifs éprouvent le besoin de réconcilier une vérité grecque et un judaïsme révélé. Au XIXe, les Juifs qui éprouvent le besoin impératif d’étudier historiquement le judaïsme n’ont guère ou pas de certitudes sur ce qu’est le judaïsme et sa visibilité. L’effort de reconstruction du passé juif survient à une époque qui voit la disparition du ghetto et, en conséquence, la perte de mémoire du groupe ; l’histoire quitte le domaine du sacré et c’est à l’aune de l’histoire que le judaïsme va être jugé.
Les obstacles dressés face à ceux qui se dédièrent à la Wissenschaft des Judentums ont été considérables. On ne peut qu’admirer leur labeur, à commencer par celui d’Heinrich Graetz. Aujourd’hui, la bibliothèque des recherches juives héritières de cette science est gigantesque et en constante expansion. Siméon Dubnov, Salo Baron, Gershom Scholem ne sont que quelques noms parmi tant d’autres. Notons que si la recherche allemande commença par l’histoire politique et institutionnelle avant de s’ouvrir à l’histoire intellectuelle, la Wissenschaft des Judentums s’en tint à cette dernière comme s’il n’y avait pas eu d’histoire politique juive et d’histoire économique ou sociale des Juifs à écrire. Plus tragique. L’âge d’or de l’étude historique en Europe coïncida avec l’émergence du nationalisme moderne qui puisa bien des forces dans les travaux des historiens. Par ailleurs, l’Europe exigeait que seuls les Juifs cessassent de se considérer comme une nation et qu’ils ne soient plus que des Israélites — réduction à la seule dimension religieuse, condition à leur émancipation. La plupart des chercheurs de la Wissenschaft des Judentums acceptèrent cette condition et construisirent un passé où l’élément national avait quasiment disparu.
L’historiographie juive contemporaine est sécularisation de l’histoire juive. Elle s’est structurée au XIXe siècle, soit bien après qu’une conception essentiellement séculaire de l’histoire universelle eut gagné des milieux toujours plus larges en Europe. La raison de cette survivance : l’histoire du peuple juif — l’histoire nationale — était considérée comme sacrée. Karl Löwith a explicité cette particularité dans « Meaning in History ».
La sécularisation de l’histoire juive constitua une rupture avec le passé, mais l’historicisation du judaïsme marqua un commencement. L’historien juif prit conscience que le judaïsme n’était pas une donnée absolue susceptible de faire l’objet d’une définition a priori. La Wissenschaft des Judentums était encore empreinte d’un idéalisme philosophique quant à l’étude de son objet, une attitude aujourd’hui largement rejetée. De nombreux Juifs s’opposèrent à la recherche historique ; parmi eux, Samson Raphaël Hirsch, Samuel David Luzzatto et Franz Rosenzweig (voir « Der Stern der Erlösung »). Ce n’est qu’à l’époque contemporaine que l’on trouve pour la première fois une historiographie juive séparée de la mémoire collective juive et, sur des points cruciaux, en totale opposition avec elle.
La mémoire et l’historiographie contemporaine entretiennent avec le passé des rapports opposés. L’historiographie est un genre nouveau de mémoire, une mémoire désireuse de comprendre à partir des matériaux les plus divers. Elle recompose inlassablement un passé dont les matériaux et les formes ne sont pas reconnus par la mémoire. L’historien comble non seulement les vides, il remet en doute les souvenirs et s’efforce vers un passé total. Rien n’est indigne de son attention. Ce faisant, il procède à rebours de la mémoire collective qui opère une sélection drastique.
Le temps de l’historien affrontant seul toute l’histoire juive est révolu. « A Social and Religious History of the Jews » de Salo W. Baron est probablement la dernière tentative sérieuse dans le genre. Notre époque est celle de l’histoire écrite par des équipes d’historiens — voir « World History of the Jewish People ». A présent, le passé juif se présente à l’historien comme multiple et relatif. Il ne peut en être autrement car il y a plus d’un siècle et demi que les historiens juifs ont pris la décision de réexaminer le passé juif avec les lunettes de l’historicisme occidental.
Les courants anti-historiques restent aujourd’hui des forces actives d’origines diverses. Il faut lire « Le Sermon », une nouvelle de Haim Hazaz dans laquelle Yudka déclare que le peuple juif est devenu un peuple dénué d’histoire depuis qu’il a été chassé de sa terre. Soyons plus précis : nombre de Juifs sont à la recherche d’un passé mais ne veulent pas du passé que leur offrent les historiens. Bien des choses ont changé depuis le XVIe siècle mais nombre d’entre eux semblent attendre un mythe nouveau — métahistorique. La question à se poser n’est plus : avoir ou ne pas avoir un passé, mais : quel passé avoir ?
L’historien ne peut plus seulement œuvrer à découvrir de la continuité dans l’histoire juive, il doit scruter les ruptures, les failles, les coups d’arrêt et voir comment les Juifs les ont vécus ; il doit comprendre que ce qui a été perdu peut trouver sens sous son regard. Mais pour ce faire, l’historien, juif en l’occurrence, doit comprendre qu’il est le produit d’une rupture, ce dont il peut tirer parti. Ces quatre conférences expriment le refus de la généalogie que des historiens juifs se sont inventés. Par ailleurs, elles mettent l’accent sur le gouffre qui sépare l’historiographie juive, née récemment, des manières dont les Juifs considérèrent leur passé avant l’émergence de cette historiographie.
Olivier Ypsilantis