1er mai. Alors que je contemple le paysage de la terrasse un air me revient : « C’est une maison bleue adossée à la colline… » de Maxime Le Forestier. Mais cette maison n’est pas adossée à la colline, elle y est encastrée ; c’est une casa-cueva, comme il y en a tant dans les environs de Guadix, province de Granada. C’est une maison blanche encastrée dans la colline, une colline d’argile pur que l’érosion a sculptée comme elle a sculpté ce paysage, et à perte de vue. Je détaille les travaux de l’érosion, du ciselage. Dans les vallées frémissent de hautes peupleraies. Il y a donc de l’eau dans ce désert, beaucoup d’eau, car le peuplier est avec le saule-pleureur l’arbre des cours d’eau. Le soleil couchant embrase doucement ces terres diversement ocres et rosit les dernières neiges de la Sierra Nevada.
Un quartier de casas-cuevas, du côté de Guadix.
Lorsque je suis venu ici, il y a quatre mois, un paysan m’a offert des sacs de coings (membrillos) dont nous avons tiré une pâte épaisse, chaude, dorée et lumineuse. L’homme est fait pour ces terres et ces terres sont faites pour l’homme, avec ces casas-cuevas et leur température résolument stable (18°C), des intérieurs tièdes en hiver, frais en été. Les casas-cuevas et leurs pièces avec voûtes en berceau (bóvedas de cañón), comme dans les églises, les monastères et les palais. Le temps est lourd, l’orage menace, la température dépasse les 30°C. Je rentre dans la casa-cueva et la fraîcheur m’enveloppe dès le seuil, une fraîcheur d’église, une fraîcheur divine.
Dans les patios du village prospèrent le figuier, le grenadier et la vigne avec ses treilles (parras) diversement aménagées et jusque sur les balcons et les terrasses. Je m’engage dans une ruelle partiellement troglodytique. Sous un énorme figuier, une famille s’est installée autour d’une longue table avec, posée en son centre, une paella dorée dont le diamètre doit approcher le mètre. Je pense « paradis terrestre » et aussitôt mon regard rencontre le nom de la rue, Calle Paraíso
Retour dans la maison blanche encastrée dans la colline. La vaisselle s’orne d’entrelacs végétaux peints à la main, des entrelacs bleus où prospère la grenade et où parfois vient se percher un oiseau. Je suis les entrelacs, leurs pleins et leurs déliés, toute une gestuelle du pinceau. Sur la table en bois sombre, devant la lumière roux-doré du soir, un repas simple est préparé, avec olives de Sevilla, amandes grillées, morceaux de manchego, tortilla agrémentée d’oignons et d’asperges sauvages. J’élève la carafe de vin dans le soleil couchant et je pense à l’ambre de Mazovie. Les nourritures doivent être simples ; sitôt qu’elles se compliquent, elles portent préjudice à l’organisme. Idem avec l’alcool. Les alcools fermentés sont de loin préférables aux alcools distillés. En Espagne, je commande le vin du village, de la terre que je puis voir de l’endroit où je vais boire, un vin tiré du tonneau, dans la fraîcheur d’une bodega. La beauté et la santé résident dans la simplicité. Je suis toujours plus effrayé par la quantité d’ingrédients qui entrent dans la composition de nombre de produits vendus dans les commerces. Cette complexité est bien la marque d’une dégénérescence, d’un cancer qui prolifère dans le tissu même des sociétés. La simplicité doit également inspirer l’architecture et l’urbanisme.
2 mai. Tôt le matin, dans la lumière naissante. Les iris sauvages, presque luminescents. L’iris sauvage, la plus belle fleurs de nos régions, une fleurs qui me transporte dans le vieux jardin de l’enfance où je détaillais ses pétales comme que détaillais les bandes circulaires et concentriques des cendriers en onyx du salon.
La belle céramique de Granada, comme on en trouve encore dans les commerces.
Les puissants travaux de l’érosion, à perte de vue, dans une lumière bleutée et voilée. A quelques pas de la terrasse, le jet d’un peuplier (álamo), un petit marronnier (castaño) et deux néfliers (nispero).
Je reprends la lecture de « Desde mi celda » de Gustavo Adolfo Bécquer, le poète mort de tuberculose à trente-quatre ans. Une fois encore, en lisant ces pages, je me vois boire à la source, une source fraîche et pure. C’est l’un des plus beaux livres de la littérature espagnole, un livre écrit par un homme qui donne au mot « romantique » sa tonalité la plus pure. Graena et Baños de Graena sont partiellement troglodytiques, encastrés dans l’argile. L’argile et la Bible. Le vin et la Bible. La grenade et le puissant symbolisme qui se rattache à ce fruit. Le vin chez les Chrétiens, le vin chez les Juifs, le vin chez les Grecs, avec cette peinture sur vase belle entre toutes, Dionysos en bateau, une peinture de 550-525 av. J.-C. qui orne l’intérieur d’une coupe exposée au Staatliche Antikensammlungen München. Aux sept grappes de raisin répondent sept dauphins bondissant. Le mât sert aussi de tuteur à un cep de vigne. Dionysos est allongé de tout son long dans l’embarcation et il boit. Deux binômes se répondent, [navire – lit de banquet], [mât – vigne]. J’aurais beaucoup à dire sur cette composition sans bordure où le ciel et la mer ne sont pas délimités, sur Dionysos enfin.
Je poursuis la lecture de Gustavo Adolfo Bécquer, la troisième lettre (« La carta tercera »). Le lit-on encore ? Le comprend-on encore ? Dans cette lettre, l’enfant de Sevilla, le fils du Betis — du Guadalquivir — célèbre les arbres, ces arbres qui prospèrent le long des cours d’eau, à commencer par les peupliers, si présents dans les environs de Guadix. Il y a peu, je contemplais les arbres, à Cieza, au bord du Segura, les peupliers blancs (Populus alba) surtout, ces arbres aux feuilles dont le verso est argenté, plus argenté que celui des feuilles d’olivier. Gustavo Adolfo Bécquer, l’homme qui ne cesse de rêver le temps et ses effets, et de la manière la plus intime, les effets du temps sur sa sépulture : « … para leer mi nombre, ya borroso por la acción de la humedad y los años, sería preciso descorrer un cortinaje de verdura. »
La Peza, village de la province de Granada. On sait que chaque localité d’Espagne a sa fête. Celle de La Peza a trait à la Guerra de la Independencia, année 1810 (15 avril). Elle s’inspire d’un fait rapporté par Pedro Antonio de Alarcón (1833-1891) dans « El carbonero alcalde. Episodio de la guerra de la Independencia ».
Ci-joint, un aperçu de cette reconstitution historique jouée librement par des habitants de La Peza, en 2013 (23 août) :
https://www.youtube.com/watch?v=t5jknOE15Vg
Et pour les hispanophones, l’intégralité du récit de Pedro Antonio de Alarcón :
http://www.biblioteca.org.ar/libros/130620.pdf
La Peza, (province de Granada), le porche de l’église paroissiale, Nuestra Señora de La Anunciación.
Olivier Ypsilantis
Magnifique! Merci Olivier