« Trois chambres retrouvées » de Georges Perec est inclus dans « Penser / Classer », un recueil de textes publiés entre 1976 et 1982 dans des journaux et des revues. « Trois chambres retrouvées » a été écrit en octobre 1977. Les trois chambres s’intitulent respectivement : « Blévy : la petite chambre du premier », « Nivillers » et « Enghien ». Ne sachant où se trouvent Blévy et Nivillers, j’ai fait une recherche. Je ne sais de quel Blévy il s’agit. L’auteur donne toutefois un indice : « la route de Brézolles », mais un indice suivi d’un point d’interrogation. Brézolles se trouve en Eure-et-Loire ; il pourrait donc s’agir de Dampierre-sur-Blévy, également en Eure-et-Loire. Nivillers est dans l’Oise, en Picardie.
Entrée de l’immeuble du 13 de la rue Linné (Paris Ve) où Georges Perec vécut de 1974 à 1982.
« Trois chambres retrouvées », quatre petites pages, répond à un projet intitulé « Lieux où j’ai dormi », un projet inachevé dont il existe un dossier génétique d’un peu plus de cinquante feuillets. Danielle Constantin signale dans son article intitulé « Perec et Proust : le travail de la mémoire » que « Lieux où j’ai dormi » est un projet inachevé « pour lequel nous sont parvenus presque exclusivement des documents appartenant à la phase préparatoire. Ainsi, à part quelques morceaux textuels, publiés du vivant de Perec, le projet n’existe pour ainsi dire que dans l’archive de l’écrivain. » Georges Perec esquisse ce projet dans le lien suivant :
http://textesenlignes.free.fr/depart/perecchambre.htm
Ci-joint, un lien très dense intitulé « Sur ‟Lieux où j’ai dormi” de Danielle Constantin » :
http://www.item.ens.fr/index.php?id=76107
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J’ai choisi à mon tour trois chambres, précises dans ma mémoire, trois chambres où je reviens par le souvenir, à l’improviste et comme malgré moi, parfois d’une manière plus volontaire, avec le désir de m’installer un temps dans le souvenir afin de m’y reposer. Mais je n’ai pour l’heure aucun projet comparable à celui de Georges Perec.
I – La chambre rose à Milly-la-Forêt. C’est une chambre spacieuse qui n’en est pas vraiment une puisqu’elle sert à l’occasion de salon. Les murs sont tendus de tissu rose d’où son nom : la chambre rose. Le lit est placé sur le côté, à droite en entrant, un lit comparable à celui de Little Nemo in Slumberland. Ce lit m’oblige à dormir en diagonale car il a été conçu pour des individus ne dépassant guère 1m80. Au-dessus du lit, une estampe de Yoshi-Toshi est accrochée dans un cadre sobre — le mari de ma grand-tante, ingénieur de l’École supérieure de physique et de chimie industrielles de Paris, collectionnait les estampes japonaises. Je ne sais ce qui a inspiré cette image en laquelle se concentre toute une ambiance qui se diffuse dans la chambre rose. J’ai plaisir à détailler ce clair de lune dans la roselière et le si délicat dégradé de gris en toile de fond. Par la fenêtre de la chambre, un énorme saule-pleureur dont les branches caressent les vitres et un jardin rectangulaire à la composition strictement symétrique aux allées bordées de buis soigneusement taillé. Derrière le mur du fond, des tilleuls aussi soigneusement taillés. Au-dessus de ces parallélépipèdes de feuillages, les créneaux des tours du château de Milly, un ensemble remanié à la fin du XVe siècle par l’amiral Louis Malet de Graville. Dans cette chambre-salon — ou dans ce salon-chambre —, un électrophone (sa coquille finement chinée noir et blanc) sur lequel j’écoute les vinyles de ma chère grand-tante : des Haendel (je me souviens plus particulièrement de « Water Music »), des Lully, les grandes orgues de Notre-Dame de Paris, des musiques brillantes, riches en cuivres, des promesses de chevauchées. Les livres sont entreposés dans le salon du rez-de-chaussée. Il n’y a dans cette pièce que des revues, à commencer par une pile de « Point de Vue – Images du Monde ».
Que faisait donc cette revue orléaniste (« Point de Vue – Images du Monde ») dans cette maison légitimiste ? Je me souviens avec précision de la lampe sur la table de nuit, avec son pied en cuivre annelé et son abat-jour en tissu rose (comme les murs) et froncé. Mais y avait-il un plafonnier ? Je me souviens de chaises et de fauteuils Louis XVI disposés autour d’un guéridon Empire, le tout provenant de propriétés achetées puis vendues par la famille. Je me souviens d’une commode dont les tiroirs sentaient la lavande. On y trouvait un mélange de tissus (des serviettes et des nappes) et de papiers (des prospectus touristiques, entre années 1920 et 1970).
II – La chambre de Cesson, la chambre des vacances d’été, des mois de juillet. Une chambre rectangulaire à haut plafond avec deux portes et une fenêtre. L’une des portes donne sur la chambre de mes parents, l’autre sur l’escalier, un escalier monumental en chêne qui (avec ses paliers) occupe près de la moitié du volume intérieur de la maison. Par la fenêtre, je vois un pré duquel s’élève un bouquet de très hauts bouleaux. Ces arbres ont une grande importance : ils soutiennent ma lecture de « Crime et châtiment », le bouleau étant le symbole même de la Russie. Mon lit est placé dans un coin, à droite de la fenêtre. Au-dessus, deux étagères en bois sombre, de la longueur du lit, sur lesquelles s’alignent des livres de la Bibliothèque Rose et de la Bibliothèque Verte. De fait, je ne puis aujourd’hui voir l’un de ces livres sans revenir dans la chambre de Cesson. Je revois la cheminée en marbre gris, imposante, avec ses courbes et ses contre-courbes. Sur son manteau, une glace au cadre doré et mouluré autour duquel (ainsi que je l’ai écrit) ma mère coinçait les cartes postales que je recevais. La carte postale* entrait alors dans une véritable culture et on ne pouvait imaginer partir en vacances sans en envoyer aux parents et aux amis.
Dans « Nivillers », Georges Perec écrit : « Cette année-là fut ma grande année vélocipédique (et d’ailleurs pratiquement la seule). J’avais un vélo mi-course dont j’avais moi-même entouré le guidon d’une espèce d’albuplast ad hoc, comme les vrais pros, et je revins à Paris avec en me prenant pour Louison Bobet. » Cette histoire de vélo me fait elle aussi revenir à Cesson : les mois de juillet de mon enfance furent vélocipédiques. Considérant mon âge, il n’était pas question que je sorte sur la route. Je restais donc dans les allées de la propriété à pédaler sur un petit vélo bleu qui portait fièrement sur son cadre Raymond Poulidor — ou peut-être simplement Poulidor. Il ne s’agissait pas d’une version course mais d’une version ville. Je ne me prenais pas pour Louison Bobet pour la simple et bonne raison que j’ignorais jusqu’à son nom. Je ne me prenais pas pour Raymond Poulidor pour la simple et bonne raison que je ne savais rien de lui. Je me contentais donc de pédaler dans les bois en pensant à Robin des Bois et à Ivanhoé, à Buck Danny et à Pierre Clostermann.
III – La chambre de Mojácar. C’était une chambre blanche (peinte à la chaux), avec deux fenêtres qui donnaient sur le bleu du ciel et de la mer. Attenante, une petite salle d’eau entièrement carrelée bleu outremer avec un bandeau type alicatados mudéjares. Je me souviens qu’une odeur d’urine s’éleva longtemps du lavabo malgré les désinfectants que je lui fis avaler. J’avais acheté la maison à un Anglais fort éduqué mais très grand buveur ainsi que me le confia le patron du bar, un bobby à la retraite qui se faisait passer pour un inspecteur de Scotland Yard. Ce squire avait donc pissé durant une bonne décennie dans ce qui allait être mon lavabo. Et comment lui en aurais-je voulu ? Lorsque l’on est éméché, il est plus facile de se laisser aller dans le lavabo que de viser juste au-dessus de la cuvette des WC. La maison avait été construite par un Suédois, Herbert Bosson Ribbing, dans un style qui ne pouvait déplaire au passionné du Bauhaus que j’étais et que je reste. Herbert Bosson Ribbing avait été ambassadeur de Suède en Espagne, à la fin des années 1950 et au début des années 1960. Sa femme était née von Rosen, un nom qui ne m’était pas étranger : il traînait dans la biographie d’Hermann Goering. L’ancêtre de cette très noble famille : un certain Theodoricus de Ropa qui combattit au tout début du XIIe siècle avec les chevaliers Porte-Glaive. A ce propos, je me souviens qu’Olof Palme séjourna à Mojácar, en septembre 1984, soit peu de temps avant son assassinat, en février 1986.
* Georges Perec a écrit un petit texte intitulé « Deux cent quarante-trois cartes postales en couleurs véritables » et classé dans « L’infra-ordinaire ».
Olivier Ypsilantis