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Je me souviens – 2/2 (en consultant des dossiers rangés dans des tiroirs)

 

(Un carton de vernissage) – Je me souviens de Pablo Genovés, de ses montages photographiques terriblement beaux :

http://www.rtve.es/alacarta/videos/atencion-obras/atencion-obras-repo-20150118-genoves/2955479/

Pablo Genovés

Un photomontage de Pablo Genovés (Madrid, 1959) 

 

(Un carton de vernissage) – Je me souviens de soirées chez Jean Bazaine, dans sa maison de Clamart, au début des années 1980. J’y ai rencontré des personnalités diverses, des peintres de l’École de Paris dont Alfred Manessier et Jean Le Moal. J’y ai rencontré André Dumont, son ami, qui s’était présenté aux présidentielles 1974, et dont j’avais lu le livre-programme « L’utopie ou la mort » avec une ferveur religieuse, je dois le dire. Je me souviens du beau visage de Marie-Hélène Dasté. Je me souviens qu’il me parlait volontiers de ses amis Jean Tardieu, André Frénaud, Tal Coat, Marc Chagall et tant d’autres. Je me souviens qu’il roulait ses cigarettes avec du papier ZIG-ZAG gommé bleu « Le Zouave ». Je revois l’atelier de la rue Pierre Brossolette, la verrière contre laquelle foisonnait un jardin d’une densité sous-marine. Je me souviens de la pièce où ses aquarelles séchaient sur des fils à linge, du caillou décoré par Joan Miró, du lampadaire conçu par Diego Giacometti, des numéros de la revue « Derrière le miroir » posés sur la table basse du salon, du verre de whisky qu’il me servait et que je n’osais refuser. Je me souviens… Mais il me faudrait un livre pour répertorier les « Je me souviens » que le nom Bazaine suscite en moi.

(Dans une enveloppe, des documents divers de la DDR) – Je me souviens d’un été tiède, à Berlin, dans la cour de la Humboldtuniversität, sous un ciel bleu faïence — un ciel Luca della Robbia — parcouru de nuages lents et massifs. Je me souviens d’un marché dans la cour, des planches sur tréteaux avec présentation de livres et de papiers pas si anciens. Des documents de la Deutsche Demokratische Republik amenèrent nombre de « Je me souviens » qu’il me faudrait formuler ici.

(Une carte postale) – Je me souviens que c’est par « La Muse endormie » que je découvris l’œuvre de Constantin Brâncuși. J’étais petit garçon, en compagnie de ma mère, dans je ne sais plus quel musée. De fait, cette sculpture restera pour moi la plus belle sculpture de cet artiste et je ne peux la voir sans penser à ma mère qui me la commenta.  

(Une photographie de ma mère) – Je me souviens qu’elle se faisait photographier au Studio Harcourt puis chez D. Apers, 117 rue de Rennes. Le nom Apers suffit lui aussi à me dire ma mère.

(Une carte postale) – Je me souviens d’un été à Comillas. D’un ciel frais et immense parcouru de puissantes formations nuageuses. Je me souviens de l’appartement avec lumière traversante, du balcon où, à l’aide de livres aux pages jaunies dégotés chez un bouquiniste anarchiste de Córdoba, je me mis à étudier la vie d’Emma Goldman. Lorsque je levais les yeux de ces pages, je détaillais El Capricho de Gaudí, l’imposante Universidad Pontificia et, surtout, un ciel parcouru de puissantes formations nuageuses.

(Des cartes postales en héliogravure) – Je me souviens d’un été à Munich, de mon émerveillement d’adolescent devant les artistes du groupe Der Blaue Reiter. Presque toutes mes impressions de cet été à Munich restent concentrées sur des compositions puissamment colorées et au graphisme vigoureux, en particulier celles de Gabriele Münter — un émerveillement.

(Des cartes postales) – En contemplant ces cartes postales d’Helgoland imprimées en héliogravure, je pense à l’amie allemande, au salon de Delmenhorst, chez ses parents. Corina ressemblait à Mademoiselle Fiocre — le buste de Carpeaux. Sur le mur du salon, à côté de la baie vitrée, dans un cadre en bois clair, leur voilier cap sur Helgoland. Ce seul nom — Helgoland — me replace dans des heures heureuses, dans la belle maison blanche à colombages de Delmenhorst, Tiergartenstraße, peu avant la mort d’un père qu’elle aimait tant. Je me souviens que la baie vitrée du salon donnait sur un bois aux feuillages lumineux. Je me souviens d’une marche en compagnie de l’amie allemande, le long du Delme ; puis, le lendemain, le long de l’Elbe, à Altona.

(Une carte postale) – Je me souviens intensément de cette tête (attribuée à Scopas), la plus émouvante de toute la statuaire grecque : la tête d’Hygie (Ὑγίεια), fille d’Escupale. Ce visage serait parfaitement classique sans cette étrange et délicate dissymétrie de l’arête nasale. Et si cette tête m’est chère entre toutes, c’est précisément pour cette dissymétrie.

(Une carte postale) – Souvenir d’une visite dans l’un des plus beaux musées de Grèce, Olympie. Je me souviens tout particulièrement d’une collection de casques de type corinthien, l’un des objets les plus parfaits de la Grèce antique, un objet d’autant plus beau qu’il était utile, un chef-d’œuvre de design.

Casques corinthiens du musée d'Olympie

Des casques de type corinthien au musée d’Olympie

 

(Des cartes postales) – Je me souviens d’une visite au château de Combourg. Je me souviens d’avoir déambulé dans cette énorme construction avec en tête la formidable  ambiance des « Mémoires d’outre-tombe », la première partie surtout.

(Une coupure de presse) – Je me souviens d’une nuit passée dans le Terminal 4 de Barajas (Madrid), l’une des plus belles architectures modernes du monde réalisée par Richard Rogers. J’attendais mon avion pour Bombay et j’ai passé une partie de la nuit à parcourir cette merveille afin d’en comprendre la conception.

(Des cartes postales et des coupures de presse) – Je me souviens d’heures ivres à la National Library of Ireland et plus particulièrement de mon émerveillement devant le « Book of Ballymote » et les Ogham characters. Je me souviens de marches dans le Kerry, en été, sous des pluies tièdes. Je me souviens d’un autre émerveillement, devant le Gallarus Oratory. Émerveillement toujours et en tout lieu : devant une tablette d’argile saturée de caractères cunéiformes ou devant un muret en pierre sèche comme on en voit  des îles d’Aran aux causses du Quercy.

Gallus Oratory

Gallarus Oratory (VIIe-VIIIe siècle), péninsule de Dingle (County Kerry).

 

(Une plaquette) – Je me souviens d’un été londonien, parcouru de vastes souffles frais et de masses nuageuses en constante recomposition, avec des pluies tièdes. Je me souviens d’un séjour à Chiswick et du parc à quelques pas où, allongé sur la pelouse, j’observais le ciel. Je me souviens de Chiswick House avec une précision particulière car ce palais néo-palladien répondait à cet idéal de simplicité et de symétrie qui ne m’a jamais quitté. Entre Andrea Palladio et Ludwig Mies van der Rohe mon cœur balance…

(Des cartes postales) – C’est par ces cartes postales retrouvées dans un inventaire après décès que j’ai su que ma mère, petit fille, avait séjourné à Villers-sur-Mer, au moins au cours de deux étés. L’une d’elles montre une vue aérienne de cette commune normande, avec une croix à l’encre sur le toit d’une maison. C’est là qu’elle séjourna, dans une pension de famille, ainsi qu’elle le précise au verso. 1938 ; elle avait six ans. J’ai pensé à Georges Perec en découvrant ces documents dans le fouillis d’une commode, dans la lumière tamisée d’un grand appartement à l’abandon depuis une quinzaine d’années. Villers-sur-Mer, l’un des lieux de ma mère.

(Un marque-pages) – Je me souviens de la Librairie Galigniani, rue de Rivoli, the first english bookshop established on the continent. Je me souviens du parquet qui grinçait par endroits. Je me souviens quand j’y achetais des livres de Virginia Wolf dont le style m’enivrait au moins aussi sûrement que le meilleur porto. « Galigniani : libraire à Paris depuis 1801 » :

http://archives.lesechos.fr/archives/2007/SerieLimitee/00057-009-SLI.htm

(Trois photographies) – L’émerveillement me prit aussi devant le gisant de Bernhard Bleeker, « Der Schlafende Krieger » au Gefallenenehrenmal München. J’ai alors pensé au « Dormeur du val » de Rimbaud, le poème qui, enfant, m’avait le plus impressionné : « Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme / Sourirait un enfant malade, il fait un somme / Nature, berce-le chaudement : il a froid. » Et, de fait, j’ai pensé que ce soldat allemand n’était pas mort mais qu’il dormait, tout simplement. Aucun monument aux morts ne m’a plus ému. Il y a chez Bernhard Bleeker une solidité qui évoque Käthe Kollwitz (dont l’un des fils fut tué en 1914) mais aussi Ernst Barlach, auteur de monuments aux morts de la Première Guerre mondiale.

B. Bleeker

« Der Schlafende Krieger »  de Bernhard Bleeker (1881-1968)

http://www.bsb-1874.de/ziele/gefallenenehrenmalmuenchen

 

Olivier Ypsilantis

 

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